Information et santé – Débat organisé à Genève par le Forum des journalistes économiques (FORJEC), décembre 1999


Le match Etat-Economie contre la santé humaine en Suisse est-il gagné d’avance par les premiers? L’Office fédéral de la santé publique, comme le montrent (du printemps 1996 à ce jour) l’affaire de la vache folle et plus généralement tout problème ayant trait à l’agroalimentaire, aux médicaments, plus généralement aux relations économie-santé humaine, pratique une politique d’information reposant sur le mutisme, la dénégation, aux mieux le “Faites-nous confiance, on s’occupe de vous!”. Les industries pharmaceutique et chimique, de leur côté, donnent des informations au compte-gouttes, jugées tendancieuses par d’aucun. Certains chimistes cantonaux osent de temps ˆ autre une réflexion ˆ haute voix, principalement dans l’émission “A Bon Entendeur” de la Télévision suisse romande. La presse romande (contrairement ˆ ABE, au Monde, ˆ Libération et ˆ d’autres) manifeste d’ordinaire une retenue visant ˆ éviter d’indisposer les autorités, les lobbies (politique, économie/industrie/agriculture, etc.), les abonnés de la campagne, etc. Cependant, certaines publications, telle la revue VOILA (dans son numéro de septembre 1999) qui titre “Ce que nous avons le droit de savoir sur notre santé”, mettent le doigt sur des questions sans réponse. D’où ces questions que pose Philippe Golay:
– Que cache-t-on aux citoyens-contribuables-consommateurs-patients, et pourquoi?
– Et aux journalistes?
– Pourquoi cette politique quasi permanente du “Ne craignez rien, nous veillons” adoptée par les autorités, l’industrie pharmaceutique et chimique, le secteur agroalimentaire?
– Qu’est-ce qui conduit les pouvoirs politique et économique ˆ maintenir la population dans l’obscurité, la dépendance?
Faudra-t-il déposer plainte contre l’Office fédéral de la santé publique, des entreprises, pour débloquer la situation?
Mais encore…
– Comment les journalistes, les pros des PR, évoluent-ils dans ce climat?
Philippe Golay propose d’inviter Isabelle Moncada (ABE), Bertrand Kiefer (Médecine & Hygiène), un représentant de l’OFSP, un autre de l’Office vétérinaire fédéral, un autre du secteur pharmacie-chimie, un autre du secteur agro-alimentaire, éventuellement un chimiste cantonal (Bâle ou Genève).

Le 10 novembre 1999, Christian Campiche, président du FORJEC, envoie une invitation aux membres du FORJEC en ces termes: “Environ 80 personnes ont participé, le 20 mai dernier à Lausanne, à un face à face entre journalistes et professionnels des relations publiques sur le thème “Les liaisons dangereuses”. La question centrale était: “Qui manipule qui?”. Por synthétiser, disons que le porte-parole regarde en premier lieu l’intérêt de son entreprise. De son côté, le journaliste n’est pas toujours armé pour remplir au mieux sa t‰che d’informer le public. Il se dégage un clair problème d’expérience et surtout de formation.
A l’issue de cette rencontre, plusieurs participants ont émis le voeu de poursuivre la discussion sous une forme ou une autre. C’est pourquoi je vous propose de remettre l’ouvrage sur le métier lors d’un nouveau débat FORJEC-SRRP le jeudi 16 décembre 1999 à Genève. Cette fois, davantage qu’une mise au point quant à l’exercice des deux professions, il s’agira de réfléchir à la manière d’aborder les grands problèmes de l’heure. Sommes-nous à l’aube d’un nouvel obscurantisme? La question peut se poser en effet après plusieurs affaires, pour ne parler que de la vache folle, qui reflètent un dédain, du laxisme, le plus souvent de graves lacunes en matière d’information.
Autocensure? Ignorance? Paresse intellectuelle? Peur? La rétention d’informations de la part de l’administration publique et des entreprises semble être une pratique courante que ne suffisent pas à justifier la crainte de la concurrence et de l’espionnage économique. La balle est également dans le camp de la presse qui perd son sens critique. Face à la politique du “Craignez rien, nous veillons!”, les journalistes affichent une passivité inquiétante. C’est particulièrement vrai dans les domaines scientifiques pointus où la vérité peine souvent à s’affirmer.

L’information des entreprises et des pouvoirs publics dans le domaine de la santé
Débat du 16 décembre 1999 au Warwick, Genève
Christian Campiche, président du Forjec
“Je salue la présence dans l’assemblée d’un enseignant psychologue de Lausanne, François Rochat. Je regrette l’absence d’un représentant du groupe Novartis – je n’ai plus eu de nouvelles du porte-parole que j’ai sollicité plus d’une fois – , de la Fédération romande des consommateurs ainsi que de l’Office fédéral de l’Education et de la science. La défection de ce dernier est fâcheuse pour ne pas dire déplorable. Cette rencontre permet d’associer une seconde fois cette années des professionnels des relations publiques et les journalistes économiques dans une réflexion commune au sujet des interrogations du public.”
“Pourquoi en est-on arrivé là? Parce que nous avons constaté que des choses ne vont pas. Il nous est revenu un certain nombre de critiques parfois violentes. Les voici, en vrac. Le manque de contrôle politique sur les administrations fédérales, cantonales, communales est patent. L’Office fédéral de la santé publique et d’autres offices affirment des choses sans preuve, le flou règne. L’économie dispose de groupes de pression à ce point forts qu’elle fait plier quand elle veut les autorités et l’administration. Chez les autorités, l’industries, les milieux patronaux, la santé du consommateur passe longtemps après celle de l’économie… et encore faut-il savoir si la santé existe dans leur esprit!”
Les journalistes en prennent aussi pour leur grade. L’information qu’ils fournissent est en fait celle concoctée à Berne ou par les cantons. Les journalistes font de moins en moins leur travail d’enquête, puisent de plus en plus à une seule source: l’Etat. Ils ont tellement peur de ne rien avoir à dire, qu’ils sont cul et chemise avec les porte-parole et les publicitaires des entreprises. L’information qu’ils obtiennent est en réalité de la propagande. Or le public s’est mis à pratiquer l’analyse critique. Le journal perd des lecteurs, c’est un cercle vicieux qui va finalement contre ses intérêts et ceux de l’économie en général.”
En définitive, les journalistes ont-ils encore des idéaux? Pour qui travaillent -ils si ce n’est pour leur propre strapontin? Où est l’intérêt général dans tout ça?”

Monique Pichonnaz, cheffe du Bureau de la consommation, Berne
“Depuis deux ans, la tâche la plus importante du Bureau de la consommation est l’éducation et l’information du consommateur. Ce dernier doit pouvoir prendre ses responsabilités. Il doit connaître les lois, sinon comment garantir que les lois seront appliquées? Je trouve qu’il y a des lacunes dans le travail d’information et je lance un appel ici: on a besoin de votre aide. Le consommateur moyen qui fait ses courses après le bureau n’a pas le temps de lire des études scientifiques. Il a besoin qu’on lui dise les choses clairement et c’est ce qui manque aujourd’hui. Cette année, nous avons une nouvelle ordonnance sur la viande et les oeufs, sur tout ce qu’on trouve dans ces produits, des hormones à la pénicilline. Or le bureau de la consommation n’a jamais été interrogé par la presse. La télévision est un instrument fantastique mais il y a trop de cinéma. Il faudrait dire les choses plus clairement aux gens. Un autre exemple est le taux des OGM en Suisse. Le Bureau de la consommation n’a jamais été interrogé à ce sujet. S’il l’avait été, il aurait précisé qu’il ne s’agissait pas d’une décision scientifique mais d’une décision politique”.

Hans Müller, chef de la communication à l’Office vétérinaire fédéral OFV
“La rétention d’information: voilà un sujet difficile. Prenez la vache folle. On connaît cette maladie depuis 1990 en Suisse. On a pris des mesures. On aurait pu abattre tous les bovins du pays, 1,7 million de têtes. On a choisi une solution moins radicale pour des raisons politiques. C’est vrai qu’en Grande-Bretagne et même en Suisse on n’a pas tout dit à la population. Mais à l’OFV, nous essayons d’informer sur tout”.

Claude-François Robert, médecin, direction de la Santé publique, Genève
“La communication est devenue un champ de bataille. Il a quelques années, on en parlait très peu. Je prends l’épidémie de grippe. Que fait-on pour la prévoir? On fait des spots TV qui coûtent 60.000 francs sur lesquels on reçoit un rabais de 50% car on est la Santé Publique. Voilà, on est content, on a fait notre boulot. Le spécialiste de la Santé publique doit cependant s’offusquer des cas de propagande. Il doit se préoccuper du champ de bataille de l’information. Pourquoi ne parle-t-on jamais de la vaccination contre le pneumocoque, la pneumonie la plus foudroyante qui existe? Aux Etats-Unis, la vaccination est recommandée depuis longtemps. Pourquoi la Suisse ne suit-elle pas? Je ne dis pas qu’il faut forcément imposer la vaccination mais au moins l’Office fédéral de la santé publique pourrait informer”.

Bertrand Kiefer, Rédacteur en chef de “Médecine et Hygiène”
“On nous accuse, nous les journalistes, de ne pas nous intéresser à l’information officielle et d’un autre côté on nous reproche de poser trop de questions. En réalité on devrait être les tuyaux permettant de faire passer l’information dans l’oreille du public dont on ne sait même pas ce qu’il veut. Je crois que la population a besoin d’autonomie, elle a besoin de se dégager des conseils paternalistes, d’où le rôle de la presse. Or on manque de journalistes spécialisés mais surtout d’esprit critique. Il faut mettre le doigt là où ça fait mal. Dans l’affaire du sang contaminé, on a été plus mal servi encore qu’en France. Il si l’on est si mal armé, c’est qu’il n’y a pas eu de pressions suffisantes de la part des médias. On n’a pas fait les restructurations nécessaires. Résultat, on préfère calmer la population, éviter la panique, plutôt que de la considérer comme adulte”.

Isabelle Moncada, journaliste, A Bon Entendeur, TSR
“Le journaliste n’est pas là pour faire passer des messages. Il n’est le relais de personne. Je ne comprends pas l’intervention de Mme Pichonnaz. Le problème est la langue de bois. Il y a des employeurs qui ont des conflits de loyauté ou d’autres craintes, ils n’ont pas envie de perdre leur poste, allez savoir. Je prends l’exemple de la dioxine en Suisse. L’Office vétérinaire fédéral a donné l’information en Suisse mais nous avons fait l’enquête et nous avons découvert que cela faisait une douzaine d’années que l’on importait des aliments contaminés à la dioxine dans une proportion dépassant les valeurs de tolérance. On a refusé de nous donner l’information quand on a voulu savoir la localisation. Idem pour la vache folle. Je ne sais pas ce qui empêche les services de presse de dire: “je ne suis pas le pouvoir politique mais je représente l’information et j’estime que la population doit être informée”. Une autre tendance est d’envoyer des porte-parole qui ne sont pas armés pour vous répondre. Vous vous retrouvez face à des individus qui se liquéfient, tremblent, et vous passez pour le méchant journaliste qui torture le porte-parole. Autre problème: je ne sais pas pourquoi l’on n’envoie que des seconds couteaux en Suisse romande”.

Christian Campiche, président du Forjec
“Le journaliste est parfois tenté par des solutions de facilité. Un oreiller de paresse est l’ATS, l’Agence télégraphique suisse, dont nous avons ici un représentant.”

Marc-Henri Jobin, chef de la rédaction romande de l’ATS, Berne
“Tout le monde croit que l’ATS c’est l’administration mais elle n’a rien à voir avec la Confédération même si cette dernière est son meilleur client. Plus le monde est complexe, plus le besoin d’une information transparente est important. La difficulté pour une agence de presse est de gérer la masse. Est-elle un relais? Quelque part, oui. Comment aller au-delà du discours tout en lui restant fidèle? L’ATS n’ira pas jusqu’à critiquer mais elle peut jeter un éclairage. Tout le monde a intérêt a la rigueur de l’information, à son indépendance, sa neutralité. Sans cela, il n’y aurait pas de publicité distrayante donc efficace.”

Christian Campiche, président du Forjec
“On m’annonce à l’instant que Daniel Cornu, le directeur du Centre romand de formation des journalistes (CRFJ), ne peut pas venir. C’est dommage car j’aurais bien aimé qu’il s’exprime sur le manque de sens critique des jeunes journalistes et les efforts que le CRFJ déploie pour y remédier. (Daniel Cornu s’excusera plus tard par lettre. Il promet sa présence à un autre débat, pour autant qu’on l’invite).”

Jean-Pierre Tailleur, journaliste indépendant, France*
“En France, par rapport aux Etats-Unis, nous avons un problème, c’est que nous n’avons pas la culture du journalisme d’investigation que l’on confond avec les paparazzi. La presse économique française appartient à de grands groupes industriels. Vivendi a une meilleure influence sur sa presse que Dassault. La Tribune appartient au groupe de luxe LVMH. Quand LVMH a repris Gucci, j’ai trouvé peu de différences entre les publications indépendantes et celles détenues par des industriels. Donc ceci me fait penser que les journalistes ne cherchent pas la petite bête. On parle de vache folle mais on ne parle jamais de journalistes fous. Beaucoup de ces journalistes ne méritent pas leur carte de presse. J’ai l’exemple de journalistes qui écrivaient déjà l’interview de quelqu’un qu’ils n’avaient même pas rencontré. Un autre, plus grave, est celui d’un journaliste qui écrit très vite et à qui jamais personne ne demande des comptes.”
“On parle de bureau de la consommation pour les produits, je ne comprends pas que l’on ne parle pas de bureau de la consommation pour les journalistes. Il y a deux ans, j’ai été invité par le groupe Lafarge aux Etats-Unis. Quatre jours dans le luxe absolu, dont le résultat est que je n’ai pas fait d’article. Je me suis dit “je suis un journaliste éthique”, j’étais fier de moi mais ils ont fini par m’avoir à l’usure quand même. A force de recevoir de la documentation, de côtoyer le porte-parole, j’ai quand même été probablement influencé quelque part. Un jour, j’ai fini par parler des performances des produits Lafarge.” *www.maljournalisme.com

Christian Campiche, président du Forjec
“Mesdames et Messieurs les porte-parole d’entreprises, vous êtes des filtres pour votre employeur. Cela revient-il à dire que vous êtes des passoires pour votre conscience? Voyez Schweizerhalle, voyez Y-Parc et la contamination de son sous-sol par du mercure. Vous arrive-t-il de vous révolter devant le mutisme, le laxisme? Nous, journalistes, devons élargir notre champ de vision à l’environnement et au social, ainsi qu’à la science. J’espère que l’on n’arrivera pas à déposer plainte pour rétention d’information parce que l’intérêt général de la population est en jeu…”

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