Les clochards meurent rituellement dans nos rues, emportés par les tsunamis de notre indifférence


Juste avant Noël, Alain m’a demandé d’aller visiter son squatt. Il dort, la nuit, dans un garage désaffecté.

L’atmosphère est glaciale, humide, puante. Il est hémiplégique. Il se traîne du métro tout proche où il fait la manche à sa bauge ignoble où il dort écrasé par l’alcool et la drogue.

Des dizaines de fois, je l’ai mis dans des hôtels d’où il s’est fait jeter au bout de quelques jours.

Difficile, en effet, d’accepter un adulte bourré avec, en plus, un sac à dos rempli de canettes de bière ! De plus, il refuse tout asile de nuit qu’il a pourtant tous usés de gré ou de force.

J’ai connu Alain adolescent, il y a 25 ans. Plusieurs séjours en prison et une grave tentative de suicide l’ont handicapé lourdement.

Sa présence reste obsédante, à 100 mètres de notre permanence. Tous les jours, il vient nous rencontrer. Un café chaud, un paquet de cigarettes, deux tickets restaurant. Jamais d’argent. La manche lui rapporte suffisamment pour boire et fumer. C’est son système de vie. Je ne baisse pas les bras. Mais je pense que je ne peux aller plus loin.

Il nous en a fait baver. Mais sa présence quotidienne exprime la plus belle des demandes: “J’ai faim et soif d’être connu et aimé comme je suis”.

Et la vague monstrueuse arrive.

On a envie de bondir. Faire quelque chose, envoyer un chèque. Participer à cette secousse tellurique mondiale de la solidarité. Tout en sachant qu’une autre catastrophe effacera vite l’émotion et que, de vague en vague terrifiante, on reste finalement loin des vaguelettes tout aussi monstrueuses de l’exclusion et de la déchéance frappant à notre porte.

Elles nous submergent lentement, ces petites vagues. Si sournoisement qu’on ne les voit pas. On s’habitue à nos clochards. Ils font partie de nos plages tranquilles. Ils meurent rituellement dans nos rues, emportés par les tsunamis de notre indifférence et de notre égoïsme. On commence seulement à les enterrer avec leur nom sur une pierre tombale.

Il y a deux ans, c’était la fosse commune. On ne cherchait pas qui ils étaient comme on sait si bien le faire à des milliers de kilomètres de la France. Des spécialistes du monde entier accourent pour mettre un nom sur des êtres rejetés par les vagues asiatiques. Parti en repos, le regard d’Alain continue à me hanter. Il submerge en moi, de plus en plus, les masses d’eau mortelles d’Asie qui risquent de nous fasciner, au point d’engloutir notre compassion journalière et proche. Sans le savoir, Alain devra au tsunami si lointain mon acharnement à retrouver des forces nouvelles dès que je rentrerai. Pour aller plus loin avec lui.

Que cette catastrophe naturelle si lointaine et obsédante nous fasse tourner nos regards habitués vers nos frères et soeurs engloutis par la détresse et la solitude. Ils sont si proches. A portée de notre solidarité immédiate.

L’auteur est prêtre éducateur, Paris, France, www.guygilbert.net

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