Trente ans après, les Khmers rouges adorent Jésus

Le 17 avril 2005 a marqué le 30e anniversaire de l’avènement du règne sanglant de Pol Pot au Cambodge. Aujourd’hui, des anciens Khmers rouges se convertissent de plus en plus aux sectes évangéliques américaines qui leur offrent la rédemption des âmes. Et leur permettent d’échapper à la loi bouddhiste du karma. Reportage à Païlin, leur ancien fief.

Le missionnaire cambodgien, micro en main, commente depuis sa chaire un extrait de la Bible. Dans cette salle de réunion en bois du centre de Païlin, ancien bastion khmer rouge situé au sud-ouest du Cambodge, une cinquantaine d’habitants écoutent religieusement ce « porte-parole » de Jésus dont les portraits peints s’étalent sur les murs. Tous les regards convergent vers le prédicateur qui égrène un discours sur la rédemption. Et l’homme de foi de conclure en s’adressant aux fidèles qui ont tué : « Jésus dit que la vie a de la valeur. Comment vous, ses représentants, osez dire qu’elle n’en a pas? La vie est paisible pour celui qui croit en Jésus. »

Chhim Phana, 26 ans et Bible en main, boit les paroles du missionnaire. Il s’est converti voilà sept ans au christianisme, sur les conseils de ses parents. Ces derniers, anciens combattants khmers rouges, établis aujourd’hui à Siem Reap (région des temples au nord du pays), sont devenus depuis 10 ans des inconditionnels de cette religion. « En s’engageant dans la voie de Jésus, ils ont pu échapper à leurs cauchemars et briser le cycle du mal né sous le régime de Pol Pot, explique Phana. Avant, des visions d’horreur venaient les tourmenter chaque nuit. Maintenant, on va à l’église pour que « le Jésus » (comme on dit le Bouddha, Ndlr) nous pardonne, pour nous laver de nos péchés », raconte le jeune homme qui veut aider ses parents à se débarrasser de leurs fantômes.

« Jésus accepte d’être responsable de tous les péchés que j’ai commis » Jésus aurait également « délivré » Thaong Thorn. Cet ancien soldat à la botte de Pol Pot avoue avoir tué beaucoup de monde. Séduit par les messages des missionnaires, il assure vouloir faire amende honorable. Mais son interprétation de la Bible jette le trouble : « Je suis pardonné. Et Jésus accepte d’être responsable de tous les péchés que j’ai commis », affirme-t-il avec soulagement. Depuis qu’il a adhéré à ce nouveau culte, Thorn trouve que sa famille connaît « la paix », un mot qui revient sur toutes les lèvres des convertis.

Faisant fi de la culture bouddhiste dominante, les prêcheurs chrétiens proposent aux anciens bourreaux de troquer la loi inéluctable du karma pour la « rédemption des âmes ». Le message, reçu cinq sur cinq, se répand comme une traînée de poudre. Pilier du bouddhisme, le karma, dans sa forme populaire, veut que chaque être humain subisse les conséquences de ses actes (bons ou mauvais) dans cette vie-ci ou ses vies futures. C’est d’ailleurs la seule justice à laquelle a pu se raccrocher la population pour avaler le fait que leurs tortionnaires du passé vivent en toute impunité à leurs côtés.

En revanche, les ex-Khmers rouges sont les grands perdants de cette logique : la perspective de se réincarner en êtres inférieurs et de devoir subir les atrocités qu’ils ont eux-mêmes commises les remplit de terreur. Mais, sous couvert de religion et de quête spirituelle, c’est la détresse profonde d’une population qu’exploitent les sectes américaines. Jusqu’à aujourd’hui, les survivants du génocide khmer rouge (qu’ils soient victimes ou bourreaux) sont restés livrés à eux-mêmes : ni cérémonie aux morts, ni procès, ni débat national n’ont permis une quelconque réconciliation collective alors que deux des six millions de Cambodgiens ont été exterminés. Et il n’existe dans le pays pratiquement aucune structure de type psychiatrique.

Les Églises évangéliques ont vite compris où trouver les âmes en quête de paix. Trois établissements se réclamant d’obédience chrétienne ont ouvert leurs portes dans la municipalité de Païlin. Parmi eux, Bible Presbyterian, dont le responsable, Roth Phanith, a été formé à Singapour. Son prosélytisme est savamment maîtrisé. L’homme connaît le point faible de ses ouailles : « D’anciens Khmers rouges ont les mains couvertes de sang et sont prêts à les laver. Et pour cela, seul le Jésus peut les aider ! Ceux qui ont été cruels dans le passé ne changent pas comme ça ; ils ne peuvent se corriger que grâce à la religion. »

Pourtant, le bouddhisme offre aussi la possibilité de se racheter, ainsi que l’explique le vénérable Yos Hut, de la pagode Langka, à Phnom Penh: « Si ces personnes ne font que le bien dans leur vie et reconnaissent leurs fautes, elles peuvent se détacher du mal commis dans le passé. » Mais manifestement, cette démarche plus exigeante séduit moins que les arguments chocs des mouvements chrétiens. D’autant que les convertis bénéficient de privilèges non négligeables dans cette région particulièrement misérable. « Nous donnons des coups de pouce pour aider les villageois à améliorer leur quotidien et à envoyer leurs enfants à l’école », justifie le presbytérien. Mais Sam oung Pouv, directeur du Département provincial des cultes, relativise: « Seuls 80 sur les 2 000 convertis de notre municipalité sont sincères. Les autres sont davantage des opportunistes qui se rendent à l’église car il y a des dons à la clé! »

Syfia Cambodge

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