Quelques exemplaires du journal que vous tenez entre les mains auront été vendus à la criée en ce dernier jour d’octobre. Un pied de nez, bien sûr, à cette journée «historique» qui voit la Suisse romande envahie par Le Matin Bleu, ce premier gratuit tant attendu. Mais un appel au secours, surtout.
Non que Le Courrier n’ait quoi que ce soit à craindre de l’arrivée de ce nouveau concurrent. Nous sommes convaincus au contraire que nous ne pourrons que bénéficier, en retour, du nivellement par le bas dont est victime la presse écrite, en continuant à faire entendre notre petite voix. Mais nous ne saurions nous réjouir pour autant d’un appauvrissement général profondément nuisible à la société dans son ensemble.
Nivellement par le bas? On entend déjà se gausser les grands patrons de presse, qui multiplient depuis quelques jours les déclarations rassurantes: un gratuit, bien sûr, ne pourra que venir enrichir les payants, en drainant vers eux de nouveaux lecteurs, et surtout une nouvelle manne publicitaire…
Une petit rappel s’impose face à ces propos lénifiants. En juillet dernier, Edipresse annonçait la nomination d’Eric Hoesli, ancien directeur du Temps, à un nouveau poste de direction chapeautant ses deux titres régionaux, 24 heures et la Tribune de Genève. Interrogé par l’Agence télégraphique suisse, Tibère Adler, directeur général du groupe, commentait ainsi la mission du néo-promu: «Il faudra, c’est un impératif, que ces journaux apprennent à être fabriqués à des coûts inférieurs dans le futur. Leurs revenus tirés de la publicité et du lectorat ont diminué et l’apparition d’une nouvelle presse gratuite va forcément avoir un impact à la baisse pour eux.»
Un mois plus tard, Edipresse annonçait qu’il lancerait lui-même ce fameux gratuit, préférant s’auto-cannibaliser que d’abandonner le marché à d’autres. Et veut nous faire croire aujourd’hui à la pureté de ses intentions quant à l’enrichissement général du paysage médiatique romand.
Le monde de la presse écrite n’a d’ailleurs pas attendu l’arrivée d’un quotidien financé à 100% par les annonceurs pour céder à cette interpénétration toujours plus forte entre information et publicité. Une collusion qui vient de prendre une nouvelle forme: on a pu voir la semaine dernière un grand magazine romand trouer sa couverture pour ouvrir une fenêtre sur la pub des pages 2 et 3. Non contents d’avoir réduit les contenus rédactionnels en confettis, les annonceurs s’attaquent désormais aux contenants.
Il restera toujours, bien sûr, quelques textes pour venir enluminer les publicités. Refusant de se résoudre à ce rôle, les journalistes organisent désormais la résistance pour se réapproprier leur métier. Depuis peu, un appel circulant dans les rédactions romandes tire la sonnette d’alarme: l’information est en danger. Mais au-delà de la profession, il en va de la responsabilité de tous de veiller au salut d’un bien vital pour la démocratie.
Editorial de Didier Estoppey publié dans le journal Le Courrier, le 31 octobre 2005