Faire du journalisme, c’est faire de la culture


PAR YANN LE HOUELLEUR

Cessons de raisonner en fonction de schémas partis en fumée! Faire du journalisme, c’est faire de la culture.
Il serait trop simple de penser que notre profession est en crise, uniquement en crise. Elle est «tout simplement» en mutation. L’heure n’est pas aux lamentations sur un passé glorieux en pleine dégénérescence mais aux vraies réflexions et dans le texte “Presse romande, l’information en danger” (ndlr: lire dans notre rubrique “Débats”), dont j’approuve par ailleurs nombre de points, je pense que l’on escamote la vérité, par un attachement désuet, voire romantique, au passé.
J’ai débuté dans la profession à l’âge de la machine à écrire et des clavistes. A cette époque là, la presse ne brillait pas par sa propension à vouloir se moderniser. Mais Internet ne l’avait pas encore forcée à se remettre en question. Les journaux pouvaient se permettre de perdre de l’argent, certains d’ailleurs jouaient le rôle d’allègres danseuses. Un journaliste, c’était quelqu’un qui «écrivait un papier». Point. Des confrères me disent encore: «Tu écris quel genre d’articles?» J’ai envie de les fusiller tant ils sont bêtes. Comme si être journaliste se résumait à écrire.

Aujourd’hui, je suis multimédia et même multi-fonctions. Il m’est arrivé de vendre des pubs (sans toucher de commission). La honte, dirons les plus puritains. Je trouve ça normal. Un journaliste, censé vendre ses papiers à sa rédaction, n’a-t-il pas le commerce dans le sang?

A l’autre bout du monde, je m’occupe d’un petit journal francophone, Le Nouveau Franc-Parler (www.francparler.com.br) dans un pays dit à fort potentiel mais problématiques à l’instar de tous les émergents. Je suis aussi correspondant de quelques journaux européens qui me payent des clopinettes (dois-je me lamenter?). Ce que je vais «dire» découle avant tout d’une expérience personnelle, dans une situation très particulière. Mais je ne pense pas que mes observations soient si déplacées quand on les replace dans un contexte plus européen.

Aujourd’hui, faire du journalisme, publier un journal, c’est de la culture! Dans les années 80, certains éprouvaient des orgasmes quand ils voyaient des éditeurs se métamorphoser en grands patrons à la conquête du monde. Des guerriers qui ramassaient, sur les champs de batailles des OPA, des outils industriels, des parcs graphiques, etc. Mais la seule issue pour défendre notre profession, en tout cas la presse écrite, j’en suis convaincu, c’est de considérer que nous faisons de la culture. Voilà qui révoltera et laissera pantois les étudiants sortis des écoles de journalisme, tentés de se croire des stars, si désireux de ressembler à ceux – les patrons, les chefs d’entreprise, les financiers – qu’ils interviewent. Mais le journalisme, ce sont des mots que l’on manie, une tradition (l’écriture) que l’on perpétue, des chartes graphiques que l’on embellit, des images de préférences belles que l’on offre. Et si malgré la fuite en avant de l’Internet l’on revenait à certaines origines, mais sous d’autres formes? Le propre du culturel, c’est de baigner dans un tout en sachant très bien que l’on ne peut en définitive qu’atteindre des segments très précis, limités, parfois porteurs, parfois décroissants, parfois les deux.
Un journal n’est qu’un journal. Nous autres journalistes, nous sommes en train de perdre le monopole de l’information parce que nous ne savons pas nous remettre en question, continuant à défendre nos maigres acquis en vertu de schémas partis en fumée. Aujourd’hui, tout le monde peut faire de l’info : il suffit d’avoir un site. Le journal n’est plus que l’un des rouages de la grande roue de l’information et plus largement de la communication. La radio, la télé accusent la même remise en question de leur assise.

Autrement dit, je pense qu’il faut abandonner en partie l’idée de «véhicule publicitaire» pour adopter le concept de «produit culturel élaboré en partenariat avec des sponsors». Les annonceurs veulent-ils que leurs publicités soient balancées aux quatre vents sans certitude de toucher au but? Sans doute non. Ils préfèrent atteindre des publics bien ciblés, rejoignant les valeurs qu’ils prétendent défendre et commercialiser… Voilà pourquoi Internet, les sites, seront des supports pour la pub de plus en plus puissants.

Si nous ne comprenons pas que les nouveaux médias sont à la fois concurrents et complémentaires, si nous ne redéfinissons pas nos fonctions, notre mission, notre manière de travailler en fonction de ce nouveau contexte de l’info et de la communication, nous autres journalistes, tellement prompts à l’arrogance, nous serons condamnés à mort à court terme.

Beaucoup de confrères se cloîtrent dans une douce illusion, réconfortante: «Nous incarnons la liberté d’opinion, le 5ème pouvoir, et nous avons le droit d’être soutenus, portés aux nues par les agents économiques dont les annonces sont en quelque sorte des obligations…» Hélas, dans la réalité, ça ne fonctionne pas comme ça. Dans bien des cas, l’annonceur regarde le journal, cherche à comprendre comment il fonctionne, voit de quelle manière la crédibilité dont il jouit ou non peut l’aider à conforter son image auprès d’un public donné.

Que des annonceurs assistent à des conférences de rédaction, cela ne me dérange aucunement. C’est un honneur qu’ils nous font (je provoque, pas tant que ça !) que de vouloir comprendre, de près, le fonctionnement d’un média, le découpage et partages des taches au sein d’une rédaction. Maintenant, permettez-moi de vous demander si les journalistes sont nombreux à vouloir entrer dans une agence de pub, y faire une immersion pour savoir quel est l’état d’esprit de ces pourvoyeurs de recettes.

D’ailleurs, la plupart des rédactions sont fossilisées. Les journalistes adorent un brin de bureaucratie, ça fait tellement plus sérieux! On est rédacteur, secrétaire de réaction, reporter photos, documentaliste. Ma conviction est qu’aujourd’hui, il faut savoir tout faire… et quand j’évoquais la culture, je vais jusqu’à affirmer : nous sommes des artistes de la communication, au sens le plus noble du mot. Mais pour ce faire, sans doute faut-il revoir de fond en comble notre métier.

En particulier, il faut savoir jouer sur plusieurs registres. Pour nous, presse écrite, ne pas manquer le train de l’Internet qui a démarré trop fort. Quand j’entends dire que mes confrères sont stressés, j’ai envie d’hurler : «Quelle chance, vous n’êtes pas au chômage!» Peut-on concevoir une information qui ne serait pas stressante et bouleversante? Faut pas pousser… Il sera nécessaire d’avoir des professionnels toujours mieux formés, toujours plus pointus, parce que la tendance sera à la raréfaction des tâches au sein d’une rédaction grâce à la montée en force, inexorable, des synergies. Aujourd’hui, le journal que j’anime (7.000 exemplaires) mène une réflexion sur sa croissance et sa survie par sa projection et diversification dans le Net. Certains des papiers que nous écrivons sont destinés à la fois au mensuel, au site, à la lettre hebdo par e.mail. On apprend à les rédiger sous plusieurs formes, dans une version concise, une autre plus longue. Les papiers sont quasiment mis en page lors de leur conception et le metteur en page, c’est nous-même! Pas de sous pour payer des secrétaires de rédaction! Dommage mais c’est comme ça.

Pour autant, notre journal s’est imposé par sa qualité, sur un segment de marché vierge ou tout au moins mal exploité et des annonceurs de poids se sont intéressés à nous, nous ont sortis de la salle des urgences quand nous étions sur le point d’agoniser. Ils sont représentés au sein d’un comité de pilotage qui se réunit une fois par mois, non pour nous ligoter, nous bâillonner mais parce que ces partenaires ont envie de voir notre initiative prendre son envol et perdurer.
Bien sûr, nous sommes un tout petit journal à l’autre bout du monde, nous sommes quasiment seul(s) sur notre marché. Toutefois, nous avons les mêmes contraintes que les autres confrères, quelle que soit leur taille, leur couverture géographique, leur lectorat : équilibrer nos comptes, payer nos fournisseurs, satisfaire tout à la fois nos lecteurs et nos annonceurs et, surtout, offrir à notre public ce qu’il attend. Que ce soit de l’info, de la distraction ou d’autres choses, nous veillons à être toujours plus performants tout en sachant que notre avenir passe par la conjugaison du réel et du virtuel et par la compression de tous les coûts, avec la plus grande rigueur possible.

La culture, c’est prendre son pied dans ce qu’on fait. Ce n’est pas pour autant perdre pied financièrement.

L’auteur est journaliste, éditeur du “Nouveau Franc-Parler”, São Paulo

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