L’homme sera-t-il le pitbull du pitbull?


PAR JOËL DEHASSE

Les médias ont relaté l’affaire. On a accusé le politique, les vétérinaires, tous ceux qui conseillent des mesures de prévention. On a demandé des mesures raciales. Une partie du public a suivi.

Pétition: 200.000 signatures pour la mise à mort et l’interdiction du pitt. Le politique se prend la tête, puis, c’est logique, se tourne vers les experts, et prend la tête des vétérinaires du bureau fédéral (BVET), leur demandant d’établir une liste de races à bannir… Les vétérinaires experts se laisseront-ils mettre la pression et accepteront-ils cette demande?

Et pourtant, les trois pitbulls avaient été importés légalement d’Italie. Le but? Combats de chien sans doute (malgré l’interdiction légale des combats de chiens)! Les chiens sont mal socialisés aux humains (et probablement pas du tout aux enfants). Mais le propriétaire n’a pas gardé ses chiens sous contrôle et, malgré les plaintes du voisinage, les autorités (la police) n’étaient pas intervenues.

Et pourtant, si 200.000 personnes ont signé la pétition, des millions ne l’ont pas signée… Il y a 4-5 ans des événements comparables avaient entraîné une démarche constructive: Colette Pillonel m’avait demandé de participer à l’élaboration d’un séminaire de formation des vétérinaires pour diagnostiquer la dangerosité des chiens. Près d’une centaine de vétérinaires étaient venus à cette formation.

Dans la foulée de ce double week-end de formation, avait commencé une formation vétérinaire comportementaliste de 150 heures. Dans la foulée de la formation des vétérinaires s’est faite la formation des éducateurs canins (en Suisse Romande) comme auxiliaires en thérapie comportementale pour les chiens. Ce furent des démarches privées très efficaces.

Aujourd’hui, malgré la formation des vétérinaires et des éducateurs, malgré les campagnes d’éducation du public, malgré des campagnes efficaces de réduction de dangerosité (canton de Neuchâtel, par exemple), malgré l’inefficacité des interdictions raciales (canton de Bâle, Royaume-Uni, France…), on réussit en Suisse à manipuler les sentiments d’un certain public en poussant sur les boutons de l’insécurité.

Une vague de peur et d’indignation déferle sur la Suisse et, comme toujours dans pareil cas de ferveur “religieuse”, on va élever des bûchers et brûler des sorcières. La sorcière du jour, c’est le pitbull (et quelques autres races).

C’est un superbe exemple d’agression redirigée. Il faut que quelqu’un soit responsable: ce ne peut pas être l’enfant, ni ses parents qui l’ont laissé dans la rue à proximité de chiens dangereux, ni les douaniers qui ont contrôlé que les papiers étaient ok, ni la police qui n’a pas répondu aux signalements de chiens dangereux, ni les voisins, ni … ; ce sera le propriétaire des chiens qui est incarcéré et les chiens qui seront condamnés et tous les chiens de même type, molossoïdes de type Pit-bull.

Faut-il rappeler qu’une race n’est pas un groupe de clones et que si un pitbull est létal, cela ne signifie pas que tous les pitbulls le soient.

Une caractéristique comportementale a une répartition gaussienne (en courbe de Gauss, en courbe en cloche); on trouvera des labradors et des golden retrievers (etc.) plus dangereux que des pitbulls. L’analyse comportementale scientifique des races n’a pas été faite.

Tous les chiens ont une génétique commune; ils descendent tous des mêmes ancêtres; ils peuvent tous se reproduire les uns avec les autres. Dès lors, la notion de race est très surfaite. La fédération cynologique propose des standards de race, qui sont à 95-99% des typologies physiques (somatotypes).

Actuellement, scientifiquement, on n’a jamais pu lier des groupes de caractéristiques comportementales (des personnalités) à des somatotypes. Si jamais on arrivait à décrire l’ensemble des comportements d’une race, ils ne
seraient jamais spécifiques, puisqu’ils se retrouveraient dans de nombreuses races. Et si quand bien même on y arrivait, cette description changerait de pays en pays…

Néanmoins, si on veut un chien de combat (de chiens), on peut sélectionner sur des caractéristiques comportementales: résistance à la douleur, désir et acharnement à combattre, puissance musculaire, manque de contrôle dans l’attaque et les morsures… On a fait ce type de sélection pour le pitbull de combat (qui n’a jamais été reconnu comme une race de chien), on peut le faire pour n’importe quelle race de chien. En 5 ans, on peut très bien fabriquer du labrador de combat (le somatotype du labrador a par ailleurs certains éléments en commun avec celui du pitbull); on peut faire de même avec n’importe quelle race. De nombreuses races ont eu mauvaise réputation parce qu’elles ont été sélectionnées et entraînée au combat (contre des chiens, des taureaux, des ‘esclaves’, etc.) ou parce qu’elles ont été associées à des groupes humains (nazis, punks…).

N’oublions pas aussi que, depuis quelques années, les médias adorent le pitbull qui fait vendre des millions de journaux. Quand un chow-chow, un labrador ou un cocker défigure un enfant, personne n’y prête attention. Dans le collimateur médiatique se trouvent les molossoïdes. L’information pré-mâchée pour le public est biaisée. Une fois le pitbull éliminé, on trouvera un autre chien-bouc-émissaire.

(…)

Mais ne condamnons pas les médias, ils ne font que pousser sur les bons boutons de l’insécurité du public. Les gens de la société occidentale ont peur; ils vivent dans la peur; mais comme ils n’ont pas une bonne guerre à survivre, et que la grippe aviaire est venue trop tôt, il faut bien trouver un bouc émissaire.

Une partie du public suit aveuglément le coupable tout désigné. Bon, après l’holocauste des pitbulls, c’est logique, aucun enfant ne sera plus tué par un pitt. Cela signifie-t-il que aucun enfant ne sera tué par un chien? En Belgique, il y a quelques années, une petite fille a été tuée par trois rottweilers, 2 ou 3 ans avant, un garçon avait été déchiré par des bergers belges. On peut continuer la liste. On oublie de relativiser…

Je comprends que l’on soit déstabilisé par la mort d’un enfant sous les crocs des chiens. La mort d’un enfant est toujours terrible. Les spectateurs directs et indirects (il faut dire que beaucoup de gens sont scotchés devant la télévision où on leur sert la mort quasiment en direct; ils sont consommateurs d’horreur, comme les romains adoraient voir les chrétiens se faire dévorer par les lions dans le cirque) vivent un choc post-traumatique; ils imaginent leur propre enfant, un être qu’ils aiment, déchiré par les dents d’un chien…

Ils vivent l’événement comme s’ils y avaient été directement confrontés. Ils vivent aussi leur impuissance… En effet, s’ils avaient été confrontés à l’accident, seraient-ils intervenus?

Mais… il faut relativiser. Combien d’enfants sont tués par les voitures, par les vaccins, par les médicaments? Combien d’enfants meurent en tombant des bras de leurs parents? “En 1995 les accidents de la circulation ont tué 375 enfants et en ont blessé 15 463…” (en France). On n’a jamais interdit les voitures… On n’a d’ailleurs jamais étudié si les voitures rouges tuaient plus d’enfants que les bleues… “Les intoxications ont provoqué 758 décès en 1999, soit un taux de mortalité de 1,3/100 000. Parmi celles-ci, 600 ont été causées par des médicaments et 158 par d’autres substances ou des gaz.” …

La suppression des pitbulls ne changera rien à la santé / sécurité publique. En effet, les enfants ne seront plus tués par des pitts, mais par des labradors, des bergers… Ma stupéfaction, à moi, c’est le retour du racisme public en Suisse… On commence par les pitbulls, ensuite…?

On oublie de relativiser… En effet, quels sont les bienfaits du chien pour la société? Et quels sont les risques? On voudrait tous les bienfaits, mais sans les risques. Mais dans la vie, rien ne fonctionne comme cela: ni les voitures, ni les médicaments, ni même les gens… Pourquoi demander l’impossible aux chiens?

Que font les vétérinaires? D’abord, doivent-ils faire quelque chose sous la pression du politique? Pourquoi ne pas laisser la réaction émotionnelle publique s’éteindre toute seule? Elle n’est jamais que le reflet des formes-pensées de la société…

Imaginer qu’on puisse l’arrêter avec quelques mots raisonnables serait une douce illusion (on ne raisonne pas l’émotionnel!). Si les vétérinaires veulent faire quelque chose, sachant qu’ils n’ont ni pouvoir politique, ni puissance médiatique, c’est de rester intègres face à leur éthique et leur expertise scientifique. Ils peuvent dire et répéter que supprimer des races ne changera rien au niveau sécurité publique, que le risque 0 n’existe pas et n’existera jamais, que la vie est risque…

S’ils veulent montrer leur force, ils devraient faire bloc, rester calmes et sereins dans la tempête, ne pas céder au ‘chantage’ du politique. Si le politique veut une liste de races, qu’il en prenne la responsabilité. Si le politique veut élaborer de nouvelles lois, qu’il en prenne la responsabilité. Déjà que les lois actuelles (de sécurité publique) ne sont pas respectées, à quoi bon inventer de nouvelles règles?

(…)

Au niveau métaphysique, on peut aussi se demander pourquoi les pitbulls sont tellement pointés du doigt et haïs par la société. La philosophie du miroir permet de se dire qu’ils représentent un miroir de ce qui est inacceptable, non accepté, et haï, dans l’homme.

Ce qui est insupportable chez le Pitt, c’est cet aspect sociopathe, hors règle, non conforme, explosif et donc insécurisant. C’est un des éléments que la société ne supporte pas en elle-même et chez ses membres; et elle ne l’acceptera certainement pas d’un chien qu’elle veut soumis, obéissant, et respectueux des règles imposées par son maître, comme elle veut que les hommes soient respectueux des règles et des autres, au détriment, si nécessaire, d’eux-mêmes, de leur propre liberté et créativité.

Alors, plutôt que de s’attaquer aux pitbulls et autres personnages dérangeants et insécurisants, pourquoi la société ne jetterait pas un regard dans le miroir sur elle-même, sur la façon dont elle s’impose de plus en plus de règles au point de déclencher, de temps en temps, des explosions réactionnelles et revendicatrices. Mais, bien entendu, il est plus facile d’éradiquer les pitbulls que son propre emprisonnement!

Dans cette histoire, comme souvent, l’homme ne se comporte-t-il pas exactement comme le pitbull qu’il accuse? Ne réagit-il pas de façon explosive, non contrôlée… et ne va-t-il pas mettre à mort d’autres individus vivants? L’homme sera-t-il le pitbull du pitbull? Et ne va-t-il pas, en plus, se donner raison de mettre à mort ces autres êtres vivants? En fin de compte, ne fait-il pas exactement la même chose?

Mais, contrairement aux pitbulls qu’il va condamner, l’homme qui décidera la mise à mort gardera les mains propres: il ne sera pas celui qui se chargera de la sale besogne; il l’imposera à d’autres…

L’auteur est docteur vétérinaire comportementaliste, Bruxelles.

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