«Tant mieux, s’était exclamé un membre de la direction, car cette opinion correspond à nos priorités rédactionnelles. De toutes façons, on leur aurait donné de l’international car notre rôle n’est pas de suivre le public mais de le guider».
Dix ans plus tard, j’étais rédacteur en chef d’un hebdomadaire économique et déjà l’ambiance se gâchait, le directeur de la rédaction insistant sur la nécessité de privilégier l’information locale. En octobre 1993, j’avais toutes les peines de vendre à mon conseil de rédaction un reportage sur la dégradation de la situation économique et politique du Mexique. «Le Mexique, c’est trop loin, ça n’intéresse personne». Le 1er janvier 1994, le Traité de libre échange de l’Amérique du Nord entrait en vigueur, bouleversant les stratégies d’wp_postsation des entreprises européennes, au même moment le Front zapatiste de libération nationale se soulevait, donnant le coup d’envoi de l’altermondialisme. Quelques semaines plus tard, le peso s’effondrait. Et un banquier avisé me remerciait de l’avoir mis en garde en dégonflant trois mois auparavant la baudruche du miracle économique mexicain.
Dix ans plus tard, j’ai pris la direction éditoriale d’un nouveau magazine sur base de deux constats: alors que le monde se globalise et se complique, une bonne partie des médias n’a plus d’yeux désormais que pour la proximité et la simplicité.
La locale légitime
Comprenez-moi bien. La « locale » est sans conteste une des formes les plus légitimes et les plus utiles d’un journalisme qui se veut résolument d’intérêt public. Elle relaie la vie d’une communauté, enrichit le lien social et contribue à la « conversation citoyenne ». Mais cette conception démocratique de l’information locale n’a pas grand-chose à voir avec la politique dite de proximité, mélange de myopie et de racolage, qui semble aujourd’hui guider trop de rédactions.
La «locale citoyenne» intervient en effet dans une continuité urbi et orbi et ne fournit aucun obstacle à l’information internationale. Au contraire, elle crée le terreau qui permet de mieux accueillir, de mieux «ancrer», les nouvelles venues d’ailleurs.
Lorsque j’ai débuté dans le journalisme, la presse régionale belge ou française consacrait encore un espace respectable à ces «nouvelles venues d’ailleurs» et celles-ci n’étaient pas que du bang bang. Aujourd’hui, l’international s’est évaporé de nombre de ces grands médias dont les tirages dépassent le plus souvent les titres de la presse nationale. La règle du «mort kilométrique» s’emballe et, dans beaucoup de médias, l’international se contracte: pour la presse régionale française, l’ «étranger» se résume le plus souvent à une maigre addition de dépêches d’agences. Aux Etats-Unis, les informations internationales ne couvrent que 3% de l’espace rédactionnel des grands journaux locaux. «Je suis heureux quand je n’ai que des infos locales à la «une», nous confiait fièrement un rédacteur en chef d’un quotidien régional américain.
La télévision, de son côté, pour des raisons de coûts et de positionnement marketing au sein d’un marché extrêmement concurrentiel, a largement abdiqué ses responsabilités de fournir un reflet représentatif et compréhensible des événements du monde. Il y a de nobles exceptions, mais ce sont comme le dirait Monsieur de La Palice, des exceptions.
Or, des attentats du 11 mars à Madrid aux délocalisations en Chine, de l’épidémie de peste aviaire au Vietnam à la tentative de rachat d’Arcelor par l’Indien Mittal: jamais le monde n’a été aussi imbriqué, jamais les frontières n’ont été aussi poreuses. «Le monde est plat», nous dit Thomas Friedman, le chantre de la globalisation heureuse. Or, c’est au moment où la mondialisation s’accélère et s’invite dans le quotidien de nos vies qu’une bonne partie du journalisme occidental choisit la « proximité » et l’information « sur le pas de la porte».
Nos opinions publiques disposent-elles des informations et des explications qui leur permettraient d’anticiper et de comprendre ? Oui, si elles lisent régulièrement les grands journaux de qualité ou les revues de politique internationale ; non, si elles se satisfont de journaux télévisés, des quotidiens gratuits ou des régionaux, accrocs aux faits divers et à l’urgence. Le désarroi d’une partie croissante de la population s’explique en partie par la « mal-information », qui est aux médias ce que la mal-bouffe est à la restauration.
On assiste en fait à trois phénomènes qui me préoccupent comme journaliste et comme démocrate : la dualisation sociale et culturelle de la médiasphère, la victoire de l’infortissement et la réduction de la carte du monde sous l’effet des bulles et emballements médiatiques.
A l’image des Etats-Unis, où seul un Américain sur cinq s’intéresse réellement à l’actualité internationale, l’Europe entre inexorablement dans un univers marqué par une brutale dualisation médiatique : une minorité est hyper-informée, lit la presse nationale de référence, regarde Arte ou la BBC, est abonnée aux grands magazines d’information, tandis qu’une majorité croissante ne lit rien ou se contente de quotidiens et de journaux télévisés qui ont dit au revoir au monde.
Sauf évidemment lorsque ce monde fournit des images choc, du spectacle et de l’émotion brute. L’international n’arrive à rompre les dogmes de la proximité que lorsqu’il est mis en scène, lorsqu’il brise, d’un coup sec, la banalité et la normalité. Ce n’est plus dès lors l’information en elle-même, mais sa mise en forme qui détermine son impact. Comme l’explique le professeur américain Baum dans son livre The Soft News Goes to War, les téléspectateurs s’intéressent de moins en moins aux questions internationales, mais ils sont aussi de moins en moins nombreux à zapper lorsque surgit une information internationale télévisée car, sur la plupart des chaînes, celle-ci leur est présentée comme un produit dérivé du show business et a recours à des techniques qui rappellent davantage La Passion du Christ ou Terminator que le journalisme classique.
Sauf si l’actualité mondiale implique des concitoyens ou des «semblables», au risque de ne voir dans les catastrophes lointaines que les victimes qui nous sont proches par la nationalité, l’ethnisme, la religion ou la culture. Les grandes crises humanitaires des années 90 et leur couverture médiatique ont le plus souvent reflété cette tentation ethnocentrique de la proximité. A la Bourse mondiale des informations, les morts n’ont pas la même valeur. Lors des premières semaines du génocide rwandais, les grandes chaînes de télévision américaines n’ont consacré que 36 minutes aux massacres. 36 minutes pour un génocide. Lors de cette épouvantable «saison des machettes», comme l’a dénommée l’écrivain Jean Hatzfeld, le Rwanda a subi l’équivalent de deux attentats contre le World Trade Center chaque jour pendant cent jours.
Plus proche, le tsunami de décembre 2004 a reçu au cours de six semaines autant de couverture médiatique que celle des 10 «crises oubliées» au cours de toute une année. Il y a une géographie du monde inutile, écrivait Pierre Conesa dans Le Monde diplomatique. La rébellion au Darfour et la campagne de contre-insurrection à caractère génocidaire qui l’a suivie ont débuté en février 2003 et les premiers reportages importants n’ont été publiés qu’à la fin janvier 2004 dans Le Monde et le New York Times, 15.000 morts, 1,5 million de déplacés internes et 200.000 réfugiés plus tard.
Les hiérarchies de l’information qui ont cours dans la plupart des médias aggravent ce phénomène. La pratique des emballements médiatiques a pour corollaire les oublis médiatiques. «J’ai trois priorités, me confiait en été 2003 un rédacteur en chef d’une télévision américaine : l’Irak, l’Irak et l’Irak». Une crise chasse l’autre, la presse virevolte dans le monde comme un poisson rouge dans son bocal, incapable de plus de 30 secondes d’attention.
Chaque fois que le terrorisme frappe, qu’une usine ferme, qu’une épidémie menace, les médias grand public semblent « découvrir » le phénomène de la mondialisation. Dans l’urgence, ils abandonnent les « trop loin, trop compliqué, n’intéresse personne » qui avaient justifié jusque là leur indifférence pour dénoncer le dumping social ou s’intéresser à des communautés immigrées qu’ils n’avaient jamais pris le soin de réellement connaître. Et puis ils passent, tout aussi sec, à autre chose. Disette, abondance : aucune économie ne survivrait à ce cycle, le journalisme non plus.
Humanité
Le journalisme de proximité met à l’épreuve notre sentiment d’humanité. Celui-ci, dans la logique de notre préoccupation pour des êtres « proches », se juge aussi au regard que nous portons sur les autres souffrances, celles de gens qui sont distants de nous par la géographie ou la culture. Les choix du journalisme de proximité semblent nous dire, en effet, qu’il y a des Untermenschen, des sous-hommes, sur la planète de l’information. Soit parce que l’on ne parle pas d’eux, soit parce qu’on expose leurs malheurs, leurs corps mutilés et leurs vies détruites avec moins de respect que pour les victimes qui nous sont proches. «Plus l’endroit est éloigné ou exotique, plus il nous est loisible de regarder les morts et les mourants en face », constatait Susan Sontag dans son essai Devant la douleur des autres. « Les représentations les plus franches de la guerre et des corps meurtris par le désastre sont celles où le sujet photographique est un parfait étranger, quelqu’un que nous n’avons aucune chance de connaître».
Cette conception de la proximité, liée soit au lieu soit au spectacle, se drape souvent dans la toge de la démocratie (et du marché) en prétendant qu’elle offre au public ce qu’il veut. Mais elle alimente tout autant une démarche journalistique qui n’est pas étrangère à la montée du racisme et du populisme en Europe. Lorsque l’Afrique se résume à une succession chaotique de « violences tribales », que le monde arabe ne semble offrir au monde que ses kamikazes et ses fatwas, la tentation du mépris, du repli sur soi et du chacun chez soi menace d’engloutir notre volonté de comprendre et d’agir.
Une autre proximité
Une autre proximité existe, à mille lieux de ce journalisme émotionnel qui saute d’une crise à l’autre à la vitesse de la télécommande et qui, s’il répond bien aux impératifs de l’audimat, débouche aussi sur le phénomène justement décrié par l’écrivain Amin Maalouf , “le risque de s’émouvoir instantanément de tout pour ne s’occuper durablement de rien”.
Au lieu de permettre au journalisme de voiler sous la bannière de la proximité la « banalité du mal » lorsque celui-ci frappe loin, bien loin, des frontières utiles de l’audimat, il faut repenser la proximité pour qu’elle ne contredise pas notre « aspiration au bien».
Il faut dans ce but dépasser la sphère de l’émotion et fonder le sentiment d’humanité sur celui de réalité, l’humanisme sur le principe de réalité. “On ne peut pas expliquer en trois minutes plusieurs siècles de haine”: c’est en ces termes et sur des images de manifestants islamistes iraniens qu’au début des années quatre-vingt, l’une des meilleures émissions de la télévision publique américaine, le McNeil/Lehrer NewsHour, faisait sa publicité. Vingt ans plus tard, après la chute du Mur de Berlin, l’implosion de la Yougoslavie, les guerres africaines et les attentats terroristes de New York et Madrid, les conflits sont encore bien plus complexes. Marqués par une prolifération d’acteurs étatiques et non-étatiques, par des enjeux économiques situés au croisement de la géopolitique et du crime et par des discours religieux ou ethniques ressortis des greniers les plus ténébreux de l’histoire, ils posent des questions cruciales au journalisme.
Face à des guerres dites d’un autre âge, nous devons refuser les fatalités et les évidences de la géographie pour concevoir une nouvelle proximité, en donnant –comme beaucoup de médias l’ont fait lors de la commémoration du génocide rwandais- un visage et un nom aux victimes. En cherchant aussi à décrire l’origine rationnelle de ces conflits et leurs liens avec notre propre réalité. Cette « contextualisation » fait partie du devoir d’humanité du journaliste, car elle empêche que ces guerres ne soient décrites uniquement par rapport à leur brutalité et qu’elles n’alimentent ainsi le sentiment de mépris face à des peuples prétendument maudits et à des continents passés aux pertes et profits de la modernité.
Le journalisme de proximité, ces dernières années, nous a offert des longues heures d’antenne sur des inondations catastrophiques en Europe, les problèmes des banlieues ou les réseaux de traite des êtres humains. Mais cette proximité a trouvé son origine très souvent à des milliers de kilomètres: dans la poursuite de la destruction de l’Amazonie, dans les crises du Moyen-Orient ou dans le statut accordé aux femmes dans des sociétés happées par la globalisation.
L’interconnexion est permanente. La course à la présidence aux Etats-Unis façonnera davantage notre quotidien que les élections au Parlement européen. La politique économique du Brésil sera peut-être tout aussi déterminante pour l’emploi en Europe que les directives de la Commission. La présence d’importantes communautés maghrébines devrait faire du blocage politique au Maroc ou en Algérie un sujet de politique intérieure pour l’Europe.
Cette nouvelle architecture mondiale interpelle tous les acteurs de la société : au journalisme certainement, mais aussi aux autorités, aux enseignants. L’avenir de nos sociétés, leur capacité à relever les immenses défis de la démocratie, du développement équitable, du vivre ensemble, dépend massivement de notre connaissance et de notre compréhension du monde, de notre capacité d’anticipation.
N’oublions pas : si on ne s’intéresse pas au monde, le monde, lui, s’intéresse à nous. «Il suffit, disaient les Chinois, d’un battement d’aile de papillon dans les mers du Sud pour déclencher un typhon en mer de Chine». Jusqu’au 11 septembre 2001, un nom désignait dans les rédactions américaines «un sujet sans importance et qui n’intéresse personne»: Afghanistan…
L’auteur est directeur éditorial de la revue Enjeux internationaux (Bruxelles), chroniqueur au Soir et auteur de “Et maintenant le monde en bref. Les médias et le nouveau désordre mondial”, Editions Complexe, Collection GRIP, Bruxelles, 2006, nouvelle édition actualisée, 324 pages.