Une idée « farfelue » qui consiste à croire que la culture du don est possible. Pas simple, dans une société qui privilégie la culture de l’avoir, de la restructuration et donc les licenciements, pour la plus grande joie des actionnaires, âpres aux gains, aux dividendes. Mais tellement moins sensibles à l’outil de production: l’homme.
Si quelqu’un s’était attendu à une rencontre de style industriel, petits fours, flons flons et champagne, nul doute qu’il serait resté sur sa faim. Surpris aussi par les discours, par la conception de l’économie proposée: revaloriser la place de l’homme dans le travail. L’événement n’a du reste pas échappé au gouvernement italien. Puisque son chef, Romano Prodi, est venu en personne apporter son soutien aux concepteurs de ce Pôle, à l’Economie de communion, l’EdC. Qui n’a certes pour l’heure pas de quoi révolutionner le monde. Du moins pas encore.
L’Economie de communion? Aristote n’aurait pas renié cette philosophie, lui qui déjà prétendait qu’il n’est pas possible d’être heureux seul. Lors d’une visite à Sao Paulo, au Brésil, en 1991, Chiara Lubich est frappée par la misère, la détresse sociale. Son inspiration: créer des entreprises qui produisent des bénéfices. Pour les partager en trois parts égales: l’entreprise, pour en assurer la pérennité en réinvestissant pour son développement, dans le respect de l’environnement; le social, la formation et la protection de l’emploi; la solidarité avec les plus démunis. Bref, vivre et appliquer le message de l’Evangile.
Vaste programme. Qui semble pourtant séduire des entrepreneurs du monde entier, de petites et moyennes entreprises surtout, des artisans aussi. En d’autres termes, d’un monde économique oeuvrant dans pratiquement l’ensemble des domaines de production, de l’artisanat aux technologies de pointes les plus affûtées. En passant par les banques et les assurances. Eh oui. En 1993, l’EdC comptait déjà 230 entreprises. Elle en compte actuellement près de 800, implantées en Italie principalement, au Brésil, en Argentine, aux Philippines, moins d’une vingtaine en France, et quelques petites en Suisse à l’état embryonnaire. Les plus grandes maisons appartenant à l’EdC emploient plus de 1’200 personnes, les plus petites une dizaine. La moyenne se situant entre 50 et 200.
Un choix de vie
Giacomo Linaro, un des directeurs de la Société Roberto Tassano, établie près de Gênes, l’admet: sans son engagement moral et éthique en faveur de l’EdC, il verrait son salaire grossir 15 à 20 fois. « Il s’agit d’un choix de vie. J’ai placé Jésus au centre ». Avec un salaire de 1’800 euros, ce patron d’entreprise gagne à peine entre 100 et 200 euros de plus que certains ouvriers. Et tellement moins que des techniciens de son entreprise. Avec un chiffre d’affaires annuel de 50 millions d’euros et quelque 1’200 salariés, sa société produit gilets de sauvetage pour bateaux, combinaisons de plongée et machines à café.
Un constat: jamais le mot licenciement n’a été prononcé au sein de la Société Roberto Tassano. Un langage surprenant. « L’EdC a ceci de commun avec l’économie néolibérale, que toutes les deux cherchent le profit. Sauf que l’une se fait sur le dos de l’homme, l’autre pour et avec l’homme », commente le professeur d’économie Luigi Bruni, professeur à l’Université de Milan. L’idée de Chiara Lubich fait à ce point son chemin que plusieurs grandes universités d’Italie ont intégré une chaire « EdC » dans leurs Facultés.
Giovanni Bertagna et son épouse, 65 et 63 ans, auraient pu être catalogués de riches. Issus de la grande famille de la filature Bertagna, à Brescia, dans le nord de l’Italie, ils ont pourtant choisi l’EdC comme modèle de vie. Par foi et conviction: « Les frères de mon mari licenciaient à tours de bras, restructuraient. Cela au nom du bénéfice, du profit », assure son épouse. Ecoeuré par des pratiques de marché qu’il ne partageait plus, Giovanni crée sa propre fabrique. « A 50 ans, nous sommes repartis à zéro ». Aujourd’hui, 14 ans après, l’entreprise de filature dissidente emploie 60 personnes, et wp_postse partout dans le monde.
Au diable le superflu et le matériel: « Nous avons pour vivre 1’500 euros par mois, et sommes logés à la même enseigne que les ouvriers au niveau salarial. Les bénéfices, nous ne les prenons pas pour nous, pour acheter par exemple une voiture de luxe ou une maison à la mer. Ils sont ainsi redistribués ». Les gens au départ les ont pris pour des « illuminés ». « Plus maintenant, rétorque-t-on. Et les premiers à s’en réjouir sont nos ouvriers, qui ont trouvé stabilité et sérénité dans leur emploi ».
Plus surprenante est la présence dans ce Pôle et comme acteur actif de l’EdC d’une agence des Sociétés d’assurance « Allianz » et « Subalpina ». Deux grosses boîtes qui, à l’instar de leurs consoeurs, ne sont pas réputées pour faire dans l’altruisme. Et pourtant. « Lorsque nous avons dit à nos directions que nous partagerions nos bénéfices sur le modèle de l’EdC, la seule réponse de Munich, siège de « Allianz », a été: ‘Vous êtes complètement fous' ». « En fait, nous ne fonctionnons pas différemment d’une entreprise néolibérale, puisque nous aussi recherchons le profit, les bénéfices ou encore la croissance. Sauf que ces éléments sont mis au service de l’homme. Et non contre, confie, un brin amusé, Mauro, 46 ans, à la tête de cette agence régionale, qui emploie une douzaine de collaborateurs.
Tous à la même enseigne
Les témoignages de petits et moyens entrepreneurs adeptes de l’EdC sont nombreux. Les exemples foisonnent: du patron de l’une des plus anciennes savonneries de Provence, en France, de sociétés spécialisées dans les machines de construction, le luminaire, l’informatique, l’électronique, l’installation de raffineries de pétrole, les systèmes de téléphone et de câble, la fabrication de pièces pour autos et motos, l’agro-alimentaire. Avec à la clé des dizaines de milliers d’emplois dans le monde. Y compris la soixantaine, en Italie, que dirige le Suisse Clemens Fritschi, patron de la « Ridix », une société basée à Turin. La Ridix représente pour la Péninsule des entreprises suisses comme Dama, Gerber, Schaublin, Blaser, ou encore allemandes et françaises. Son chiffre d’affaires est de 20 millions d’euros. « Notre philosophie nous a permis de passer de 7 à 60 emplois en 15 ans ».
De celui du magasinier à ceux des cadres en passant par le sien, les salaires sont comparables. Même si « la plus grande partie de mes employés ne partagent pas mes convictions, ils sentent un climat de confiance, favorable, qui apporte de bons résultats ». L’économiste italien Stefano Zamagni, professeur à Milan, abonde du reste en ce sens: « Ces entrepreneurs liés à l’EdC ont eu cette intuition, en dehors de leur foi, de comprendre que la méthode la plus efficace consistait en effet à valoriser la personne ».
Utopie? Histoires de « fous ». Le président du gouvernement de la région de Florence, le communiste Claudio Martini, y croit, lui, à cette idée « vieille de 15 ans seulement ». A ses yeux, l’EdC est bel et bien « l’économie de l’espérance ». Anecdote ou révélateur d’un état d’esprit? Voyant un jour une fabrique concurrente en difficulté un directeur d’entreprise lié à l’EdC a proposé son aide. Histoire de lui éviter la faillite. Et donc le licenciement de nombreux employés. Une histoire de « fous », vraiment.
L’auteur est journaliste à l’agence APIC, Fribourg