Le mythe social de la clope a la vie dure


Pascal Diethelm serait-il une nouvelle fois l’homme par qui le scandale arrive? En 2001, le président d’OxyRomandie, une association qui milite contre le tabagisme, publie les résultats d’une longue enquête. Avec le médecin Jean-Charles Rielle, il révèle que pendant trente ans, un professeur de l’Université de Genève avait été grassement payé par un fabricant de cigarettes pour nier le danger de la fumée passive. L’affaire fait grand bruit.

Aujourd’hui, Pascal Diethelm lance un autre pavé dans la mare alors que les Genevois ont décidé ce week-end d’interdire la clope dans les lieux publics. «Les compagnies de tabac sont-elles liées par des accords secrets à certains journaux pour que ceux-ci passent de la publicité occulte dans leurs colonnes», s’interroge cet ancien cadre de l’OMS.

«Ce n’est pas le hasard»

Pascal Diethelm a patiemment constitué un dossier, des coupures de journaux avec des images de personnes en train de fumer. Dans un quotidien suisse, les mises en scène d’accros de la sèche se comptent par dizaines, chaque année. Elles interviennent surtout dans les cahiers culturels. Dans ce florilège de portraits, des intellectuels, des artistes ou politiciens célèbres posent avec des airs inspirés au milieu des volutes de fumée. Emblématique est cette page où l’on voit l’incontournable Houellebecq, tenant sa cigarette entre l’index et le majeur, côtoyer Ramuz, clope au bec, mettant la dernière main à un manuscrit.

«Le caractère quasi systématique et régulier de ces images, dans lesquelles le tabagisme des personnalités représentées occupe avec insistance le premier plan, semble difficilement être le fruit du pur hasard. Je soupçonne ce journal d’avoir un accord secret avec l’industrie du tabac par lequel il s’engage à montrer dans ses pages un certain quota d’images présentant le tabagisme sous un jour favorable. J’ai un projet en gestation pour démontrer ce fait de façon scientifique», confie Pascal Diethelm.

Réservée aux adultes

L’idée d’un arrangement occulte est pourtant repoussée «avec la dernière énergie» par le porte-parole de British American Tobacco (BAT), Claude Rollini (lire ci-contre). Lequel déclare «ne pas se réjouir» de la publicité indirecte dans les journaux et insiste sur les règles d’autolimitation que s’imposent les cigarettiers d’entente avec la Commission suisse pour la loyauté, organe d’autocontrôle de la branche suisse de la publicité. La publicité n’est ainsi tolérée que dans les médias «dont au moins 80% du lectorat est composé d’adultes». Par ailleurs, le placement d’affiches publicitaires à moins de 100 mètres des écoles ou d’un lieu fréquenté essentiellement par des mineurs est interdit.

Des plaintes n’auraient donc jamais été déposées? «Non», assure de son côté Piero Schäfer, porte-parole de la Commission suisse pour la loyauté. Mais où vont alors les cent millions consacrés à la publicité par les cigarettiers suisses?

Deux axes

Pascal Diethelm a sa petite idée: «Nous nous acheminons vers une interdiction totale de la promotion des produits du tabac, qui sera la conséquence de la ratification par la Suisse de la convention-cadre de l’OMS qu’elle a déjà signée. Pour la promotion de ses produits, l’industrie du tabac utilise deux axes. L’un est la promotion des marques. L’autre celle du tabagisme, qui vise à maintenir le statut social de ce produit. Lorsque l’industrie du tabac est confrontée à une interdiction de publicité, il est intéressant d’observer, comme en France et aux Etats-Unis, que ses budgets de promotion ne baissent pas, au contraire, malgré le fait que les dépenses liées à la publicité directe disparaissent. L’industrie trouve donc d’autres moyens pour faire la promotion de ses produits.»

L’iconographie protabac dans les journaux serait-elle l’un de ces moyens? A l’attitude des médias suisses qui semblent n’avoir aucune réticence à perpétuer le mythe social de la cigarette en tant que symbole de liberté et d’émancipation de la femme, quitte à paraître ringards, s’oppose la tendance française.

Pas moins de douze titres de la presse féminine de l’Hexagone ont signé la charte dite «Pages sans fumée». Inscrit dans le préambule, l’objectif est tout à fait clair: «il est aujourd’hui urgent de dépasser le stéréotype de la cigarette, largement porté par l’univers de la mode et des stars. Il faut lutter contre la désinformation qui consiste à présenter le tabagisme sous un jour favorable.»

«Nos préoccupations sont ailleurs…»
Laurence Desbordes, rédactrice en chef du magazine «Edelweiss»: «La charte de déontologie de la presse féminine française est inutile. Je n’en vois pas l’intérêt. Il s’agit d’une ingérence totale dans le contenu rédactionnel. Pas question de brider l’imagination des photographes. Ceux-ci doivent pouvoir s’exprimer. La féminité est une réalité. Je suis une non-fumeuse mais je connais un photographe qui raffole des scènes où l’on voit les femmes fumer et boire un petit verre. Nous ne faisons pas de publicité pour le tabac. Si on voit un paquet sur une image, on la floute.»
Marc Sauser-Hall, responsable de l’iconographie au «Temps»: «Les artistes et les intellectuels se font volontiers photographier en train de fumer. Il n’y a aucun critère pour empêcher la publication de tels clichés. Franchement, on n’y pense même pas. Nous n’avons jamais eu de discussion à ce sujet au sein de mon équipe. Nos préoccupations sont ailleurs. J’avoue qu’à la mort de l’ancien secrétaire d’Etat Edouard Brunner, je me suis posé la question. Fallait-il le prendre avec un cigare, ou non? Sachant que son décès n’avait aucun lien avec un abus de tabac, j’ai choisi la première solution.» ChC

«Nous sommes habitués…»
Claude Rollini, porte-parole de British American Tobacco (BAT) réagit: «Les accusations de M. Diethelm ne me surprennent pas. Nous y sommes habitués. La cause qu’il défend, toute légitime qu’elle soit, ne saurait l’autoriser à prononcer des accusations aussi vagues que graves et parfaitement infondées. Nous sommes prêts à rendre compte de nos activités, sur la base de notre Code de marketing. Pour le reste, je laisse aux éditeurs et journalistes le soin de se déterminer quant au «complot» énoncé par M. Diethelm, et dont ils seraient complices.»
ChC

*Article paru dans “La Liberté” du 26 février 2008

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