Il faut avoir une pauvre idée de l’Histoire pour dire qu’après 14 ans de démocratie, l’Afrique du Sud n’a guère changé! Quel est l’état de la société soi-disant chrétienne 2000 ans après Jésus-Christ ?
Il ne faut pas avoir vécu dans les townships de Prétoria ou de Johannesburg sous le système d’apartheid pour dire que la violence et le crime n’ont jamais été pire qu’aujourd’hui! Dans le bidonville Selborne, où j’enseignais et où notre communauté religieuse tenait un petit dispensaire, on comptait jusqu’à 17 voire 20 meurtres par week-end. Quand on appelait la police, elle répliquait: «Les townships sont trop dangereux pour nous le week-end, vous n’avez qu’à vous en aller». Nos supérieures nous recommandaient impérieusement de n’en rien dire dans nos lettres aux parents et amis d’Europe!
Oui, dès 1994, ère Mandela, les pauvres sont économiquement – plus – pauvres et noirs, sans exclure des Blancs pauvres sous domination noire. Mais donnez-moi un pays sans pauvres ni exploités dans notre système de globalisation à l’américaine? La Suisse n’est pas exempte de pauvres, où trouver la cause? Est-t-il possible de changer des structures d’apartheid géographiques et économiques en 14 ans?
Comme l’homme de Nazareth, Mandela dans sa prison et, d’une manière beaucoup plus ambiguë, l’ANC, interdite à l’époque, avaient mûri l’utopie (force m’est d’employer ce mot-là) du «plus grand bien pour le plus grand nombre sans barrières raciales». Utopie créatrice que nous n’abandonnons pas même si nous l’adaptons aux réalités destructrices de notre époque. Comme Jésus qui s’adapte à la force sauvage de l’argent et des armes, en inspirant un petit nombre de personnes à être le cri des opprimés, en Afrique du Sud, au Salvador mais partout, elle n’a pas la faveur des médias.
Mandela aurait eu toutes les raisons de s’imposer une fois arrivé au pouvoir: venger les souffrances de son peuple et les siennes, confisquer les fermes propriétés des Blancs, y compris celles des Eglises, inculper, emprisonner, exécuter les criminels de l’apartheid. Un activiste (prêtre noir) m’avait montré un couvent qui serait devenu après la «victoire» un lieu de rééducation de type nord coréen! Cela se passait à Prétoria.
Quand il accéda au pouvoir en 1994, Mandela s’orienta vers les besoins les plus urgents des plus pauvres en lançant un programme de reconstruction et de développement accueilli avec enthousiasme par la société civile. Mais Mandela n’était pas un économiste. Il le savait. En 1999, il a passé la main et fait confiance à Thabo Mbeki. Le deuxième président noir est un homme orienté vers l’économie mais il est coupé des gens. Il a transformé, sans consultation du peuple ni de Mandela, le programme lancé par son prédécesseur en un programme mettant en exergue la croissance, l’emploi et la redistribution. Les investisseurs sont arrivés et, paradoxalement, le nombre de chômeurs a augmenté.
Mbeki n’est pas un homme de dialogue, il n’y a pas eu de mariage entre ces deux projets et le peuple d’Afrique du Sud a faim.
Mandela, ce colosse moral comme dit Tutu, porte cette faim et cet échec dans un sourire de résurrection.
Mandela, comme Gandhi, comme Frédérik de Klerk, avait l’intelligence du cœur. Il savait que la dignité de tout homme est aussi précieuse que le pain quotidien. D’où sa passion pour la réconciliation dans la vérité et la justice confiée à Desmond Tutu, d’où son engagement total pour les enfants, les femmes, les handicapés les sidéens de toutes races. Mandela ne parle pas beaucoup , sa vie suffit à nous montrer le chemin.
* Sr Jeannotat a vécu depuis 1948 à 1980 en Afrique du sud, au sein des communautés des sœurs de Menzingen, actives dans les Missions des zones rurales et les townships des zones urbaines.