La paysannerie suisse est passée à deux doigts de son Marignan. De l’aveu même de la cheffe de l’Economie, Doris Leuthard, si le cycle de Doha avait passé la rampe à Genève la semaine passée, le nombre des exploitations et le revenu des familles paysannes auraient baissé de 30%. De 50% même, concernant le revenu, rectifie l’Union suisse des paysans (USP). Mais l’agriculture suisse est-elle sauvée pour autant? Le point avec Jacques Bourgeois, directeur de l’USP.
L’échec de l’OMC à Genève offre-t-il davantage qu’un maigre répit à l’agriculture suisse?
Je pensais sincèrement que les négociations aboutiraient. Tous les signaux concordaient dans ce sens et je me préparais au pire pour l’agriculture. Cet échec a montré au moins une chose, c’est l’attachement d’une très grande majorité de pays à l’agriculture de proximité. Les biens alimentaires ne sont pas comparables aux biens industriels ou aux services. Ils sont liés à l’outil de production qui est le sol.
Pour répondre à votre question, je ne suis pas opposé, a priori, à un accord multilatéral, pour autant qu’il reste digeste. Les accords bilatéraux tous azimuts comportent aussi de gros risques, comme l’a montré le projet négocié avec les Etats-Unis, qui a heureusement capoté. Ce qui m’inquiète beaucoup actuellement, c’est le mandat de négociation avec l’Union européenne, confié par le Conseil fédéral le 14 mars dernier. Le libre-échange des produits agricoles est au menu. L’USP reste très sceptique et ses réticences sont très grandes. Le danger ne s’arrête pas à ce projet puisque d’autres accords sont prévus avec la Chine, l’Inde, le Brésil.
Certains commentateurs raillent les prétentions paysannes alors que ce secteur ne représente que 1% du PIB…
Je rétorque que ramener la nécessité du sacrifice à un chiffre est un concept dépassé. L’utilité de l’agriculture ne se quantifie pas en pour cent du PIB. L’importance de ce secteur va bien au-delà. Il faut tenir compte de l’aspect multifonctionnel avec des effets sur le tourisme. La synergie importante qu’entraînent ces effets collatéraux constituent un moteur important pour l’ensemble de l’économie. Pour ne prendre que l’exemple de Fribourg, la filière alimentaire dans son ensemble y représente 20% du PIB.
Sans parler des effets climatiques…
En effet, personne n’en parlait encore il y a sept ans, lors du début de ce round de négociations. Depuis, les positions des pays ont évolué. L’OMC doit revoir ses paramètres, intégrer les critères environnementaux dans sa stratégie future.
On critique les paysans en disant qu’ils reçoivent trop facilement des subventions. Pourquoi tant de méfiance?
On ne parle pas de subventions mais de rémunérations de prestations liées au respect des ressources naturelles, à la protection des animaux, l’entretien du paysage, l’occupation décentralisée du territoire, les mandats assignés à l’agriculture par la Constitution fédérale.
J’étais à Andermatt, il y a quelques jours, et je regardais ces terres cultivées. Je me disais que si personne ne les exploitait, la nature reprendrait certes ses droits mais le tourisme n’y gagnerait rien. Qui exploiterait les pistes de ski? Une fois que le paysan a quitté sa terre, il est trop tard pour revenir en arrière.
Vous siégez dans les rangs radicaux au Conseil national, un parti plutôt favorable à la grande industrie et qui contredit l’agriculture dans les négociations internationales. Cette appartenance est-elle un atout ou un inconvénient pour le lobbyiste paysan que vous êtes?
Comme directeur de l’USP, mon rôle est de veiller aux intérêts des familles paysannes. Celles-ci ont besoin de relais pour faire passer leurs revendications. Dans ces conditions, avoir un représentant à Berne est un atout. Il arrive que je me trouve en porte-à-faux par rapport à la majorité du parti mais ce dernier respecte la liberté d’opinion. Cela ne m’empêche pas d’avoir une sensibilité radicale sur d’autres objets…
Comme celui de défendre les intérêts de l’économie, dans son ensemble?
Oui, l’économie est le moteur de la croissance et du bien-être, sa progression est garantie d’emplois et de vie associative. Mais, comprenez-moi bien, je ne suis pas prêt à tout sacrifier au libéralisme pur et dur.
Mais, face aux géants de l’agroalimentaire et de la chimie, vous ne vous sentez pas un Mickey?
Peut-être, si l’on ne prend que les milliards comme paramètres. Mais, je l’ai dit, il ne faut pas sous-estimer le poids économique de l’agriculture. Sa compétitivité aussi. Ce secteur est très dynamique. Ses structures évoluent. Six à huit exploitations disparaissent chaque jour ouvrable en Suisse. S’il ne s’agit pas là d’une remise en question permanente…
La constellation politique actuelle à Berne vous est-elle favorable?
J’ai l’impression qu’elle l’est, oui. On l’a vu lors du débat de juin sur la crise alimentaire mondiale. Différents partis ont manifesté leur sensibilité par rapport à la question de l’origine et de la qualité sans faille des matières importées. Intéressant est aussi le débat sur les OGM. Lors des futures négociations de la Suisse, il sera absolument indispensable que ces aspects non tarifaires soient traités en priorité avant les aspects tarifaires.
*Interview parue dans “La Liberté” du 9 août 2008