Elle s’apparente aux grandes gares parisiennes, paraissant avoir emprunté son beffroi à celle de Lyon et une partie de sa façade à Saint-Lazare. Un délire architectural datant d’une époque faste, celle des barons du café qui ne juraient que par l’influence européenne. (Dessin: Yann Le Houelleur)
Pour un peu, je me croirais au pied de la gare de Lyon (et aussi, Saint Lazare), tant les liens de parenté entre la «Estação» Julio Prestes et cette grande gare parisienne sont patents. Tout au bout de la rue Rio Branco, la gare Julio Prestes; elle aussi, brandit fièrement un beffroi, élancé, coiffé d’un bulbe surmonté d’une tourelle, avec une grosse horloge finement ciselée qui attire l’attention de partout. Le beffroi de la gare de Lyon est sans doute plus raffiné, plus sophistiqué, moins «rococo» et moins «lourdingue»: il n’en reste pas moins que la gare Julio Prestes, érigée entre 1926 et 1938, fascine par la majesté de son architecture et sa façade s’étendant sur plusieurs centaines de mètres. Cette façade – à l’instar de la gare de Saint-Lazare – est striée de colonnes et percée de fenêtres étroites sur deux niveaux avec des portes en forme d’arches se chevauchant.
Restaurée au début du millénaire, la gare de Julio Prestes affiche un teint livide, contrastant avec la noirceur des pierres de la Gare de Lyon. Ces deux bâtiments ont tous deux été érigés à une époque où les gares s’apparentaient à des cathédrales, monumentales et visibles à des kilomètres à la ronde.
Mais de telles similitudes entre São Paulo et Paris sont vite amoindries, brouillées par un environnement et un usage si différents. La gare de Lyon est accessible par des escaliers et une rampe destinée aux voitures, avec une intense activité humaine autour ; elle déverse sur les boulevards parisiens des flots de passagers dont une bonne quantité finit dans la bouche voisine du métro. Au bas des immeubles en vis-à-vis, de l’autre côté d’une rue, il y a toute une rangée de brasseries où l’on est servi par des garçons tirés à quatre épingles. Je me souviens de ces dames, assises à une table voisine à celle où je m’étais installé pour dessiner la gare. Assistantes de direction à la SNCF, elles parlaient spectacles et grandes vacances. A Paris, tout est chic à première vue et tout semble respirer la prospérité.
Attirant peu de monde car servant de terminus à une ligne desservant la banlieue, dans un pays où la population n’aime pas le train, la gare Julio Prestes pourrait avoir eu la même destinée si elle n’avait pas été construite dans un pays soumis à des cycles économiques modifiant radicalement la donne. Un pays de surcroît qui a fait une croix sur ses chemins de fer au fur et à mesure que se développait l’industrie automobile. La gare Julio Prestes a vu le jour à la belle époque où la culture du café engraissait une bourgeoisie qui avait à cœur d’exhiber sa richesse à travers de grandiloquentes œuvres architecturales. Ces «barons du café» étaient fort attachés à la France et à l’Europe, sans doute la raison pour laquelle la gare Julio Prestes semble s’inspirer des gares françaises. Mais la prospérité de l’époque du café s’est éteinte bien avant la seconde guerre mondiale. La spéculation immobilière et le goût de la modernité ont saccagé en partie São Paulo, en particulier le quartier à proximité de la gare Julio Prestes. Le beffroi de celle-ci est «concurrencé» par des tours gigantesques, non loin, d’une laideur affligeante, où s’entassent des milliers de familles.
ENFANTS, MENDIANTS, POLICIERS
Comment a-t-on pu laisser émerger une ville aussi chaotique et incohérente, où les joyaux du passé sont asphyxiés par d’infâmes crottes géantes de béton? Autre décor, donc, et autres mœurs: il est impossible de prendre place sur la terrasse d’une brasserie donnant sur la gare Julio Prestes: ce ne sont que des «lanchonetes» à proximité, des bars à la brésilienne d’une grande simplicité où l’on sert des sandwiches et des hamburgers n’ayant pas toujours bonne mine (pour ne pas dire: peu appétissants). Cette gare est bordée d’un immense parvis et d’un jardin public dont les pelouses comportent des rails ne menant à nulle part. Des écoliers, sur le chemin de la maison, s’arrêtent sur le parvis pour jouer au foot. Hélas, les pelouses, se déroulant sous des arbres à la crinière abondante, sont envahies par des SDF et des gens du voyage qui produisent une saleté infernale: papiers, bouteilles en plastique, avec une odeur de pisse insupportable.
La journée comme la nuit, l’on voit des corps enroulés dans des couvertures et des ombres titubantes rôder dans les environs, spectacle impensable à Paris. De temps en temps, des policiers juchés sur des chevaux au pelage scintillant viennent déloger ces SDF.
Partout, dans ses moindres recoins, la ville de São Paulo est infestée de «cas sociaux», d’ordures, la pauvreté ne lui laissant aucun répit.
COMPLIMENTS, ENCOURAGEMENTS –
C’est un régal que de dessiner à la terrasse des lanchonetes, bien que l’artiste soit trop souvent déconcentré. Certains consommateurs et passants demandent l’autorisation de se pencher sur le travail en cours… J’ai eu droit à de nombreux compliments et encouragements: des gens de tous les âges, entre autres des collégiennes qui réalisaient une enquête sociologique sur les quartiers voisins. Un monsieur a longuement observé le va et vient de mes crayons sur la feuille et me félicitant, il m’a remis 6 reais au creux de la main. Une dame accompagnée de sa fille de 19 ans m’a demandé si par hasard j’étais «da França»: bien vu de sa part! Elle s’est exprimée en français, une langue qu’elle ne parlait plus depuis 25 ans. Aujourd’hui femme au foyer, elle a longtemps vécu en Europe, plus particulièrement à Paris. Elle ignorait que l’on pouvait se procurer des livres et des CDs à l’Alliance Française moyennant une cotisation versé au centre multimédias de cette institution. Puis un artiste s’est présenté, Zé Carlos. Il peint des visages d’après des photos, ce qui lui permet de travailler chez lui Il n’est jamais allé à Paris, ne possède pas d’ordinateur, donc ne divulgue pas son talent par le biais d’un site… Mais il affirme crouler sous les commandes. Voilà bien la preuve que les Brésiliens aiment l’art, sont sensibles aux belles choses et qu’ils s’émerveillent devant de petits travaux artistiques (les dessins…) les aidant à ouvrir les yeux sur des splendeurs dont ils n’ont pas vraiment conscience tant ces monuments s’apparentent pour eux à la banalité. La majorité des habitants ont perdu la conscience que leur ville a été belle et qu’elle pourrait le redevenir (d’une certaine manière) un jour.
Les plus enthousiastes sont les enfants et les jeunes. Je suis frappé de voir à quel point les gosses vivant dans la rue, encore si nombreux dans ce cas, prennent du plaisir à me voir travailler. Ils sont la plupart très polis, me demandent pardon pour m’importuner. D’une voix très douce, une petite fille m’a interpellé: «Vous avez un don merveilleux, Monsieur. Vous en avez de la chance.» Cela me fend le cœur de penser que cette gamine n’aura peut-être jamais le bonheur de faire ce dont elle a envie, condamnée à vivre en marge de la société. Et sans argent pour acheter des crayons.