Après Stiglitz, le monde selon Freitag

Fort du prix Nobel obtenu en 2001, Josef Stiglitz jouit d’un grand prestige qui le conduit pratiquement à monopoliser le débat sur la critique de la mondialisation. L’ancien conseiller économique de la Maison-Blanche cumule les rendez-vous où l’on refait le monde, passant sans transition de Porto Alegre à Davos. Les médias l’encensent. «Le monde selon Stiglitz», un documentaire de Jacques Sarasin à voir dimanche sur TSR 2, se demande avec lui comment assainir la mondialisation. Mais alors que l’économiste américain s’évertue à tenter de concilier les inconciliables, le capitalisme, en lequel il semble croire encore dur comme fer, et la réduction des inégalités, d’autres penseurs jugent que le capitalisme ne mérite pas d’être réformé.

C’est le cas notamment du sociologue montréalais d’origine chaux-de-fonnière Michel Freitag. Le sociologue Patrick Ernst a cosigné avec lui un livre (1) militant en 2008, qui renoue avec la théorie critique de la sociologie. Entretien.

PROPOS RECUEILLIS PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Votre ouvrage interroge en particulier le capitalisme financier et ses conséquences. Vous essayez aussi d’imaginer un monde postcapitaliste. Quel monde?

Patrick Ernst: L’intérêt de la réflexion de Freitag est de remonter aux sources de l’aveuglement néolibéral auquel nous avons abouti actuellement et qui érige la rentabilité en dogme. Freitag appelle à un retour en arrière vers la distinction aristotélicienne entre chrématistique (ndlr: partie de l’économie qui s’intéressait autrefois aux richesses et à leur production) et oikonomia au sens grec du terme (ndlr: économie au service de l’homme). La chrématistique est incompatible avec la notion de solidarité qui est bien sûr l’antithèse de l’enrichissement individuel. Selon cette conception antique de l’économie, les marchands doivent être tenus hors du temple, à l’extérieur de la cité pour écarter la contamination de la société par la logique de l’intérêt. La force de Freitag est de démontrer que l’économie doit être soumise à la politique et non le contraire. Freitag invente un nouveau type de sociologie, pourtant peu d’intellectuels ont pris la peine de le lire ou de s’en inspirer. Il y a autour de son œuvre un silence préventif chez les intellectuels français qui me surprend.

Le capitalisme ne connaît pas la crise, dites-vous…
Le capitalisme n’a jamais autant triomphé qu’aujourd’hui, puisqu’il est capable de mobiliser des ressources à un point que nous n’osions même pas imaginer il y a peu. Nous sommes tous devenus des accros du capitalisme. Nous ne sommes plus libres. Nous invoquons la liberté du marché mais nous devenons tous dépendants du système. Quand les salaires diminuent, on les complète par l’endettement.

Quelle est la responsabilité des universités, de l’Etat?
Les universités se retranchent derrière la liberté académique, alors que leur avenir dépend beaucoup des investissements en recherche et développement. La mouvance marxiste et toute la recherche fondamentale ont été mises au ban, il n’y a point de salut hors du libéralisme. C’est la thèse de Fukuyama: la logique du marché reste la seule après l’effondrement du communisme. Elle est inspirée par la réussite du modèle américain, l’idée que la démocratie et la croissance de l’économie vont de pair.
Dans cette dynamique, on a réifié une doctrine sans critiquer la logique du marché et les modèles économiques qui en dérivaient. La seule valeur mise en avant est l’accroissement des richesses ou l’enrichissement personnel. C’est la mise en application généralisée de la main invisible d’Adam Smith à l’ensemble de la planète, alors que celle-ci ne le supporte plus au vu des changements climatiques et autres catastrophes naturelles.

La consommation, opium du peuple…
On fait tout pour sauver le capitalisme. La baisse des taux s’inscrit dans cette logique. On favorise le pouvoir d’achat avec les compléments de salaire car il est le seul indice de croissance. D’où les crises comme celle des «subprime». Le maintien du pouvoir d’achat créera, non la misère sociale, freinée par l’endettement, mais encore davantage de dévastations d’ordre écologique sur la planète, et collatéralement des bouleversements sociaux sans précédent à la périphérie de l’Occident.

Les acteurs de la mondialisation sont-ils sincères quand ils parlent de réformer le système?
Les acteurs de la globalisation intègrent la critique et Davos l’a bien compris. Il est frappant de constater que Davos invite aussi des acteurs de la société civile qui se rapprochent plus de l’économie sociale que de la finance. Cette logique intègre immédiatement la critique en simulant les choses. Moraliser en limitant les bonus comme si c’était là la seule cause de l’effondrement des marchés.

Le bon vieil adage du capitalisme qui s’adapte…
Autrefois, les Etats mettaient en place toute une batterie de réglementations à la liberté économique car ils étaient responsables vis-à-vis de leur population. Aujourd’hui la responsabilité est limitée aux relations avec les actionnaires. Elle n’est plus à long terme mais à court terme. Dans ses réflexions sur le capitalisme, Freitag démontre que la poursuite de cette logique n’a plus ni rails ni boussoles. Le néolibéralisme n’est pas la défense de la liberté du marché mais la défense de la liberté de déposséder les individus, les cultures, les sociétés et leurs biens – on le voit aujourd’hui dans la crise des «subprime». Il entretient le pillage de l’Afrique, la taudisation et l’éclosion de mégalopoles, qui génèrent des problèmes sociaux et les fondamentalismes. Dans ce sauve-qui-peut dédié à la survie, on écarte les conditions d’épanouissement paisible des relations, on favorise les rapports de force violents.

Comment sortir de l’impasse, puisque c’est le titre de votre livre?
On peut déjà avancer l’idée qu’il faut ralentir le processus et essayer de préserver la beauté du monde. En fait, il faut retrouver l’art du jardinage plutôt que les OGM, la qualité de la vie plutôt que la quantité de biens à consommer. Comme le dit Freitag, préférer le vol du papillon plutôt que les indices boursiers.

(1) Michel Freitag, «L’impasse de la globalisation – Une histoire sociologique et philosophique du capitalisme – Propos recueillis par P. Ernst», Ecosociété, 2008

Article paru dans « La Liberté » du 13 mars 2009

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