Voyage dans Le Temps et quelques pas en Atmosphères (3)


TEXTE ET PHOTO: JACQUELINE MEIER

Mardi 25 juillet.

J’apprécie officier en édition, c’est à dire me mettre en piste après midi et boucler vers 22h. Ce rythme me plaît. Cela dit, entre autres, prendre en charge d’illustrer les pages Internationales. Ces jours, le Liban prend toute la place. Je constate, impuissante. Impossible d’empêcher ma mémoire de remonter le temps. 1991. L’armée est omniprésente. Déployée sur le tarmac, dans et autour de l’aéroport, aux carrefours et ponts autour de la ville. Je marche dans le centre détruit et presque désert de Beyrouth (photo Jm). M* tient à me montrer la place des Martyrs et la fameuse ligne verte. J’ai la sensation de m’aventurer dans un immense décor d’un théâtre abandonné, disloqué, envahi par de la végétation fantasque. Squelettes d’immeubles et de voitures. Les Martyrs de bronze criblés de trous trônent vaille que vaille sur leur socle au milieu de la place devenue terrain vague. Le plus impressionnant est le silence. Un silence de mort. Atmosphère kafkaïenne pour un Mad Max.

Le soir, M* m’entraînait dans des restaurants et des clubs qui « sont restés ouverts pendant toute la durée de la guerre, musique live comprise ». La vie à tout prix. Une semaine après, je quittais Beyrouth et le Liban par la route de Damas. La frontière venait de rouvrir.

1996. Rue Hamra, attablés dans des cafés, quelques vieux et intellectuels lisent la presse quotidienne. La circulation est infernale. La corniche est envahie de promeneurs et de joggeurs. Des hommes d’affaires et des étudiants tètent la chicha chez Rawda, le regard perdu sur l’horizon de la Méditerranée. De jeunes enfants jouent entre les tables pendant que les belles levantines devisent et bronzent lunettes de soleil sur le nez. Pas de doute, malgré les difficultés persistantes et la houle des controverses foncières et financières autour de la reconstruction du centre-ville transformé en gargantuesque chantier, il fait bon vivre dans certains quartiers de Beyrouth. La ville est en transfiguration et les mythiques clubs nocturnes, ceux qui sont restés ouverts pendant toute la durée de la guerre, musique live comprise, ont curieusement fermé leurs portes. Le passé est passé. Désormais la vie nocturne pulse ailleurs.

J’ai aussi arpenté le sud de la ville à la rencontre du Hezbollah, côté social. Le chauffeur de taxi a refusé d’aller au-delà d’une certaine limite. Trop dangereux, paraît-il. J’ai plongé dans le capharnaüm, observée par la milice armée qui se tenait aux coins des rues. C’est d’ailleurs escortée par trois de ses miliciens que j’ai fini par arriver au cœur du labyrinthe au quartier général où j’étais attendue.

Un responsable s’est empressé de me faire servir thé et loukoums. Accueil oriental et diplomatique occasion de m’expliquer avec ses quelques mots d’anglais en quoi le Hezbollah est le pilier et le ciment bienfaiteur de la communauté chiite du Liban. La jeune volontaire Hezbollah affectée à mon service pour la journée est prête à partir en tournée. Du quartier général nous allons d’abord au centre de réhabilitation pour mutilés de guerre. A la sortie on me donne une plaquette sur papier glacé. Pour ne pas oublier, précise-t-elle. De là nous nous rendons dans une école érigée non loin de Sabra et Chatila. Cet établissement accueille gratuitement les enfants déshérités des quartiers environnants. J’assiste à un cours d’anglais, afin d’apprécier à quel point ils sont tournés vers l’avenir. Puis nous finirons par débouler au pas de charge dans les couloirs, chambres, blocs opératoires et la pharmacie de l’impressionnant hôpital Al Rassoul Al Azam « le plus moderne, le mieux équipé de tout Beyrouth, entièrement financé par le Hezbollah. Les familles démunies peuvent faire opérer les leurs sans bourse délier. Pas uniquement les chiites mais tout le monde». De ces points de vue, il est indéniable que le Hezbollah est un grand bienfaiteur. Dommage que son idéologie soit armée.

Ici et maintenant devant mes yeux, tout ça en partie rasé. Plus de quartier général. Mais les réseaux et le Hezbollah sûrement. C’est quoi au juste le temps ? une boucle, une spirale…infernale ?

Dimanche 30 juillet

Quelque part au pays de la Broye, je flotte dans l’eau claire d’un étang, rêve à l’étoile qui a filé la nuit dernière, un lacis de nuages mouvants et le bleu du ciel pour tout horizon. Sans marée noire, sans massacre d’innocents, loin de la sécheresse de l’Elbe. L’étape suivante est le ponton de bois à moitié enfoui sous les hautes herbes de l’étang. Un herbier Humerose en trois dimensions, brise et bruissements d’insectes compris. Je suis en Atmosphères.

Entre autres cadrages qu’offre la fenêtre, je vois un arc- en-ciel surgir du château de Rue perché sur sa colline, au travers d’une touche de brouillard et sur fond de nuages noirs d’orage. Au loin, derrière le paysage tragique des forêts de sapins douchés, je m’attends à voir déferler les walkyries des Alpes fribourgeoises ! Au premier plan le soleil réplique en incendiant les champs de blés coupés. Des gouttes de pluie s’encanaillent par la fenêtre ouverte de ce train de campagne. Je leur offre mon visage et ferme les yeux à cette vision jusqu’à la prochaine magie.

1er août

Ai voyagé aux quatre coins de la Suisse. En cette journée de fête nationale, j’ai tracé nos conseillers fédéraux sur fond rouge à croix blanche. Pas franchement sexy. Pour diversifier le plaisir, j’ai zigzagué entre les rubriques. Incontournable fut l’incursion à Cuba. Mission ? Fouiller dans la vie de Fidel Castro pour dénicher son frère Raul. Toute une Histoire pour la photo de « Une ». Au retour je suis passé par la Nasa, car une nouvelle tache rouge est apparue sur Jupiter et je devais en ramener la preuve par image.

Puis en surfant tel Superman, j’ai attrapé au vol une famille fuyant des bombes qui pleuvent sur leur village de Bint jbeil au Sud Liban. Combien de temps cette guerre va-t-elle durer ?

21h45.Place Cornavin. La nuit est fraîche. Je rêve d’ Atmosphères.

3 août

Alors que nous peinions à trouver la photo de « Une » – La guerre au Liban encore, trop et ou mal médiatisée ? j’ai lâché cette phrase cynique : pas reçu assez d’images aujourd’hui. No comment. Nous allons voir du côté de Tsahal. Clic sur un canon en action. Au premier plan, un jeune soldat Kipa sur la tête qui se bouche les oreilles, le tout baigné dans un halo de poussière ocre. Elle fera l’affaire. La bonne image ? pour quel message ? Doute. Inconfort. Difficile d’y voir clair, de comprendre vraiment et trouver la bonne distance.

Puis en milieu de soirée, irrésistiblement mes yeux replongent dans le fil du voyage. Clic. J’entre en Atmosphères.

Vendredi 4 août.

La température a chuté d’un coup de 35° à 20°, tel un trou d’air gommant la différence entre le dedans et le dehors. Bon pour l’atterrissage final. Les feux de la rampe se sont allumés sur les léopards de Locarno, le manège tourne. Avant de rendre l’écran au noir, j’ai encore recueilli par FTP (langue informatique) un singe voyageur expédié d’un atelier parisien pour illustrer les propos de la page Zoo…m de lundi. J’entends claquer une dernière fois la lourde porte de verre dans mon dos. 19h. Que peuvent bien faire trois iconographes réunis pour l’apéro ? le monde. Imbibés d’images, nous faisons, défaisons et refaisons le monde en paroles. Par manque de temps celles-ci ont été plutôt rares pendant ces jours partagés!

Avant de nous quitter, je rends le sésame magnétique qui m’a donné accès à ces multiples et étranges voyages vécus en temps réels, virtuels, sectoriels et mémoriels. Me voilà rendue au monde, celui à portée des regards, et à mon temps tel que je l’improvise dans l’instant, avec ou sans Atmosphères.

(Fin)

Jm/2006

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