Borchert, Krishnamurti, Erich Maria Remarque : voir ou ne pas voir


LE MOUTON NE BÊLE PLUS: Des  livres pour comprendre le monde à deux vitesses.

PAR BERNARD WALTER

Wolfgang Borchert est un écrivain plein de talent qui n’a pas eu de chance.

Né en 1921, il n’aura pas vraiment connu autre chose dans sa vie que le nazisme et la guerre. Ce sont les jeunesses hitlériennes, dans lesquelles il est enrôlé contre son gré, la guerre de 39-45,  le front dès 1942, la prison,  la maladie, puis la mort prématurée, à l’âge de 26 ans. Ce fut un opposant de toujours au régime nazi et à la guerre.

Sa sensibilité extrême l’a accompagné tout au long de ses malchances.

Car c’est quelqu’un qui était incapable de faire semblant.

Dans Das Holz für morgen, qui se passe vers la fin de la guerre en Allemagne, Borchert raconte l’histoire d’un garçon d’une dizaine d’années qui de désespoir veut mettre fin à ses jours. La ville est sous les bombardements, il voudrait parler de ce qui se passe, et les gens, ses proches aussi, font comme s’ils n’entendaient rien. Il n’arrive pas à comprendre comment ils peuvent annuler ainsi la réalité et  ne supporte plus sa solitude. Finalement, il se souvient qu’il doit aller chercher le bois pour demain, ce qui le sauve.

Cette petite histoire renvoie à ce que je ressens très fortement dans notre situation d’aujourd’hui. J’ai le sentiment que beaucoup de gens vivent dans un état vaguement chloroformé, pour éviter de se faire souffrir avec la réalité. Et j’ai pour ma part du mal à imaginer comment il est possible de vouloir vivre avec un bandeau sur les yeux.

Jiddu Krishnamurti est un philosophe et enseignant indien mort il y a quelques années. C’est un philosophe connu, et son enseignement est ancré dans le réel. Il revient constamment dans ses exposés sur « ce qui est ». Cette notion de « ce qui est » est la plus simple au monde, et pourtant elle paraît tellement difficile ! En effet cette « réalité », « ce qui est » (et qui est réellement, indépendamment de tout ce qu’on voudrait transformer par notre regard), est habillée de toutes les parures possibles, de tous les masques,  de toutes les bonnes et fausses raisons imaginables, de toutes les représentations et images que chacun se  fabrique. Et finalement on doit bien constater que, à propos de tout, tout est dit et son contraire. Comme ce sont les pouvoirs dominants qui disposent de la haute main sur l’information de masse, et en usent de la manière qui semble profitable à leurs desseins hégémoniques, il s’ensuit une difficulté certaine pour démêler le vrai du faux.

Une des supercheries qu’aiment bien les manipulateurs consiste à faire croire que la réalité des choses est de l’idéologie. Si je dis que les USA ont agressé l’Irak, qu’Israël fait régner une situation de précarité et de misère en Palestine ou que le TPI pratique une justice discriminatoire, il y a de fortes chances pour que dans certains milieux, je me voie accusé de faire de l’idéologie.

Alors je fais un choix dans la vie. Celui de la bonne foi. Ce que j’écris, je l’écris en premier lieu pour le lecteur qui de bonne foi cherche à dialoguer, penser et comprendre. Et ensemble, nous pouvons essayer de nous approcher d’une vision plus claire des choses.

Pour mieux comprendre ce qu’est notre monde coupé en deux, je voudrais parler ici du roman d’Erich Maria Remarque A l’ouest rien de nouveau, publié en 1928, et devenu rapidement un « best seller » du 20e siècle.

Remarque a été engagé dans la guerre de tranchées en 1916, à l’âge de 18 ans, du côté allemand. Dans son livre, il dit ce qu’est la guerre, et plus particulièrement ce que fut la guerre de 14-18. Remarque décrit l’indescriptible, les conditions de vie des hommes dans les tranchées, la violence des bombardements, les corps déchiquetés qui pendent aux arbres, la souffrance des blessés qui n’ont pas la chance de mourir tout de suite, la souffrance inouïe des chevaux, êtres sensibles qui ne comprennent rien à toute cette horreur, l’infinie tristesse du combattant en permission qui ne peut que se murer dans son silence, tellement ce qu’il vit est incommunicable, car ceux qui sont à l’arrière, ceux de la « société civile », non seulement ne peuvent pas comprendre, mais surtout, ils ne veulent rien savoir.

Nous nous heurtons toujours à ce mur pseudo-protecteur que les gens dressent entre eux et le réel pour ne pas se compliquer la vie.

Pourquoi le livre de Remarque m’a-t-il à ce point bouleversé, pourquoi est-ce que ce sentiment est là, toujours aussi fort, à chaque fois que je l’ai en mains ? J’ai fini par comprendre. Je crois qu’il s’agit d’un des témoignages les plus directs, dénués de toute rhétorique militante et de toute analyse intellectuelle, de l’état des sociétés modernes dans le monde. Chez Remarque, le monde ne se trouve plus divisé  entre Français et Allemands, mais entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent. Ce qui est vrai pour la guerre l’est aussi dans le monde du travail entre patrons et salariés, dans le monde de l’argent entre les riches et les pauvres. C’est dans des situations extrêmes comme la guerre des tranchées que ceux dont on abuse à longueur de vie ont  pu le comprendre.

« Pourquoi donc un serrurier ou un cordonnier français  voudrait-il nous attaquer ? Je n’ai jamais vu un Français avant de venir à la guerre, et il en est de même de la plupart des Français en ce qui nous concerne. On leur a demandé leur avis aussi peu qu’à nous », dit l’un des personnages du livre.

Un autre  trouve que la guerre devrait être une fête, un peu comme une course de taureaux:

« Dans l’arène, les ministres et  les généraux des deux pays, en caleçons de bains et armés de gourdins, devraient s’élancer les uns sur les autres. Le pays de celui qui resterait le dernier serait le vainqueur. Ce serait un système plus simple et meilleur que celui où ce ne sont pas les véritables intéressés qui luttent entre eux. »

On peut faire remarquer en passant qu’il aurait été en effet moins brutal pour les citoyens irakiens et plus économique pour ceux des Etats-Unis que M. Bush se rende lui-même à Bagdad pour en découdre avec Saddam Hussein en un combat singulier qui n’aurait pas manqué de passionner la planète.

Dans un passage particulièrement prenant, le narrateur s’adresse à un soldat français qu’il vient de tuer: « Pardonne-moi, camarade. Nous voyons les choses toujours trop tard. Pourquoi ne nous dit-on pas  que vous êtes, vous aussi, de pauvres bougres comme nous, que vos mères se tourmentent comme les nôtres et que nous avons tous la même peur de la mort, la même façon de mourir et les mêmes souffrances ? »

Le livre de Remarque est une condamnation sans appel de la guerre, de la rhétorique officielle sur la guerre, le nationalisme et l’héroïsme. La raison première, la seule vraie raison, dit Remarque, que le soldat a de tirer sur l’adversaire et de le tuer, c’est de sauver sa peau. Les conditions de cette guerre de tranchées sont tellement dures qu’il ne reste au combattant plus que son instinct de survie pour échapper à la mort sous quelque forme qu’elle se présente: bombardements, mais aussi mort par fatigue,  maladie ou  froid.

A l’ouest rien de nouveau est en même temps un message de fraternité très profond, auquel nul ne devrait rester insensible. Mais il ne s’agit pas de la fraternité qui unit les membres d’un même clan ou d’une même nation. Il s’agit de la fraternité entre tous les hommes. Ce qui frappe tout au long du livre, c’est cette interrogation des soldats, en premier lieu des ouvriers et des paysans, sur le sens de tout cela. Eux qu’on a abreuvés d’un discours patriotique qui s’est révélé assez rapidement absurde en regard de la cruauté extrême de la situation où ils se sont trouvés,  des massacres quotidiens qu’ils vivaient lorsqu’ils étaient en première ligne.

Oui, la guerre de 14-18 est hélas bien de notre temps, elle illustre une des faces réelles de notre civilisation. Sous d’autres formes, de nombreuses personnes et de nombreuses populations de par le monde sont soumises à un quotidien destructeur. Cette situation n’est le fruit ni du hasard, ni de la fatalité, mais elle est issue de la volonté coupable d’un petit nombre de gens qui  concentrent entre leurs mains un énorme pouvoir. Ce n’est que lorsque ce pouvoir sera réparti équitablement entre tous les citoyens qu’on pourra véritablement parler de démocratie.

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Un commentaire à “Borchert, Krishnamurti, Erich Maria Remarque : voir ou ne pas voir”

  1. Artémis 11 juillet 2010 at 19:27 #

    Votre article me donne l’envie de lire Remarque. Me revient en mémoire cette citation de Gandhi: «Aussi longtemps qu’existera la superstition selon laquelle les hommes doivent respecter les lois injustes, leur asservissement existera». La désobéissance civile est envisageable lorsque le rapport des forces est trop inégal. Un modèle que je trouve encourageant, mais il implique, comme vous le dîtes si bien, que l’individu enlève le bandeau (des illusions) qu’il s’est mis sur les yeux et qu’il décide ainsi de voir la réalité en face.

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