Moritz au ras des traverses


PAR PIERRE KOLB *

Plus qu’on n’y penserait de prime abord, Moritz Leuenberger aura passé une grande partie de son règne sur les transports suisses à bricoler des solutions de secours.

Depuis le temps qu’on le voit aux commandes, on a fini par lui attribuer les grands axes de la politique des transports, ce qui n’est pas exact. A son arrivée au Conseil fédéral en septembre 1995, il se voit attribuer son département parce qu’on l’a ôté à Adolf Ogi, puni pour n’avoir pas maîtrisé les enjeux budgétaires des transports. Mais à ce moment, les grandes options sont déjà prises, en matière ferroviaire particulièrement.

Rail 2000 avait été approuvé par le peuple en 1987, et le principe des deux tunnels alpins Gothard-Lötschberg, déjà retenu par le Conseil fédéral en 1990, a été plébiscité en septembre 1992 par le biais de l’approbation de l’accord de transit Suisse-UE, un grand succès d’Adolf Ogi. Quant au coup de théâtre du oui à l’initiative des Alpes, il surviendra en février 1994. S’agissant des grandes options, il ne restera à Moritz Leuenberger “qu’à” faire aboutir la réforme de la taxe poids lourds, qui fut effectivement approuvée par le peuple en septembre 1998.

Des besoins sousestimés

Mais Moritz Leuenberger a hérité d’une situation affolante de dérapage des devis ferroviaires, où se combinent l’évolution des coûts et les erreurs d’estimation. Quelques semaines avant son élection, un rapport de la commission de gestion des Chambres sur la genèse du projet Rail 2000 est accablant pour le Département des transports et son chef d’alors Léon Schlumpf. Pensez : les besoins d’investissement des CFF pour Rail 2000 avaient été estimés à cinq milliards et quatre cents millions, qui ont servi de référence au scrutin populaire, alors qu’ils étaient en réalité de sept milliards huit cents millions. Les électeurs ont été induits en erreur, souligne la commission. Et si l’on tient compte des renchérissements, la réalisation de ces besoins saute, aux tarifs 1992, à 16 milliards et demi ! Mais un redimensionnement a déjà été opéré.

On vit aussi à l’heure du redimensionnement des transversales alpines. Zurich manœuvre pour sauver le projet Gothard avec des accès performants en sacrifiant le Lötschberg. Un “demi-Lötschberg” sera tout de même sauvé. Il rend d’inestimables services aujourd’hui.

Un nouvel emballage

Il n’empêche qu’avec la parution de ce rapport, le juriste Leuenberger est nanti dès son entrée en fonction d’un avertissement sévère sur les erreurs à ne pas commettre, et d’un casse-tête politique. Comment revenir devant le peuple, puisque les mauvaises surprises financières accumulées semblent imposer une nouvelle consultation? Même après redimensionnement, les projets Rail 2000 (13,4 milliards) et NLFA (13,6 milliards) gardent quelque chose d’inavouable lorsqu’on se remémore les premières estimations. Le nouveau conseiller fédéral a alors comme un coup de génie. Plutôt que de défendre piteusement ces devis scabreux, il franchit carrément la barre de trente milliards, résultat d’un inventaire des besoins de modernisation du rail : ajoutant à la maudite enveloppe de base le raccordement de la Suisse au réseau à grande vitesse (un milliard deux cents millions) et les chantiers de lutte contre le bruit (deux milliards trois cents millions). Une sorte de parler-vrai, un audacieux renversement des perspectives qui séduit, et le scrutin du 29 novembre 1998 apporte au Zuricois son plus éclatant succès.

Ce verdict permet de tourner une page. Moritz Leuenberger a-t-il à ce moment, par son habile gestion du dossier, sauvé les investissements ferroviaires? La thèse est défendable. Il eût été extrêmement difficile de rebondir sur un échec. Le Lötschberg aurait été sacrifié, et le Ceneri sans doute, histoire de sauver le franchissement des Alpes en le ramenant au seul percement du Gothard de base. Ce franchissement aurait constitué la priorité, et aurait relégué loin à l’arrière-plan la remise en route d’éléments de Rail 2000.

De plus cet échec, auquel on a heureusement échappé, serait survenu à la fin 1998. Hans-Rudolf Merz et Christoph Blocher ont été élus fin 2003 au Conseil fédéral, et ils avaient dans leur bagage une bascule des priorités désastreuse en matière de transports publics. Rétrospectivement, on peut penser que ce laps de temps 98-2003 n’aurait pas permis, si le vote de 1998 avait été négatif, de retrouver la dynamique du rail connue dans les années 80-90.

Offensive routière

Soit. Mais quelle fut, après ce succès, l’attitude de Moritz Leuenberger ? Ambiguë. Certes la première étape de Rail 2000, centrée sur un gros-œuvre alémanique, la ligne Mattstetten-Rothrist et des tunnels d’accès à Zurich, va bon train. Et le chantier de percement du Lötschberg est bien engagé. Par ailleurs les lobbys routiers, qui ont raté leur opposition à la modernisation du rail, repartent à l’offensive: ce sera l’initiative Avanti, contre laquelle Moritz Leuenberger sut assez bien manœuvrer. Jusqu’à obtenir son échec et réussir, sur les cendres de cette proposition, à construire, assez laborieusement tout de même, le fonds d’infrastructures. Cette nouvelle option est habile et bien dans sa manière, puisque la pomme de discorde des investissements routiers est emballée dans le gros paquet du trafic d’agglomération. Grâce à quoi la problématique des transports publics revient au galop, confortée par la trouvaille de financement de la RPLP.

On dira que c’est du Leuenberger tout craché. Mais sa méthode consistant à emballer un dossier sensible dans un paquet censé plus attractif tourne parfois à l’art de tirer de bien grosses ficelles. Voyez sa politique energétique, où les succès ne sont pas légion. Rappelez-vous sa manœuvre, au moment de trancher sur une reconduction de la centrale de Muehleberg. Il emballe cette potion très amère pour les écologistes dans une tonitruante promesse de future sortie du nucléaire. Elle est où, aujourd’hui, la sortie du nucléaire ?

Un moratoire

Mais revenons aux transports. L’ouverture du chantier du Gothard n’avait pas tardé à s’accompagner d’un gonflement des coûts. Tandis que la mise en oeuvre de la 2e étape de Rail 2000, elle, se faisait attendre. Ces retards, on finira par le comprendre, étaient par trop opportuns : le vent a tourné au Conseil fédéral, les investissement en matière de transports sont dans le collimateur. Ce que Moritz finit par assumer en lâchant cette énormité : les surcoûts du Gothard devront   être rattrapés en puisant dans l’enveloppe de Rail 2000.

C’est la funeste opération “ZEB”. Il est au demeurant symptomatique que l’on n’ait jamais traduit ce sigle allemand. Comme une explication au fait que la Suisse romande paye un loud tribut (3e Voie Lausanne-Genève, tronçon rapide Siviriez-Villars-sur Glâne, tunnel de Gléresse) aux reports   de projets, lesquels équivalent à un moratoire ferroviaire qui ne dit pas son mot.

Que signifie, dans ce contexte, le lancement du fonds d’infrastrutures ? Non pas un nouveau financement de tâches nouvelles, ce qu’il prétend être, mais un changement de priorités. Alors que des montants peuvent y être débloqués à l’abri des difficultés du Gothard, l’achèvement de Rail 2000, maintenant que le Triangle d’or est servi pour l’essentiel, est en panne.

Ce système de financements par affectation de diverses recettes à des fonds distincts, que le conseiller fédéral vante dans ses rencontres européennes, tourne à la confusion. La deuxième moitié de la décennie 2000 se signale, chez Moritz Leuenberger, par une puissante perte de lisibilité politique. Il semble avoir abusé de l’habileté qui fut sa force, son art d’emballer les difficultés plutôt que de les affronter.

En 2005, on le voit aussi déraper dans la réforme des chemins de fer. C’est une affaire compliquée. La première étape, en 1999, de libéralisation partielle, était censée protéger les CFF en leur laissant le monopole du transport de fret en wagons isolés. CFF Cargo n’a pas pu ou pas su en profiter tandis que des compagnies régionales trinquaient. Simultanément, le “libre accès” offert aux trains complets transforme la compagnie BLS en cheval de Troie de la “Deutsche Bahn”.

On en était là lorsque pour la deuxième partie de la réforme, l’OFT (Office fédéral des transports) redessine le paysage ferroviaire. Il propose de créer un réseau principal fédéral, et un réseau secondaire à la charge des cantons. Pour l’avenir des lignes dites secondaires, la menace est lourde. Mais à la présentation aux médias, Moritz Leuenberger amuse son public. Ils en retiennent surtout la création d’une police ferroviaire, volet annexe du dossier. Quelques semaines après, l’expert en transports Alain Boillat découvre le pot aux roses: la moitié des lignes dont la Confédération reporte la charge sur les cantons se trouvent en Suisse romande ! Tollé. La copie sera renvoyée au Conseil fédéral. Le ministre des transports a mal encaissé.

L’épisode n’est pas glorieux. Au crédit du Zuricois, son amende honorable trois ans après: le jour de l’inauguration du M2 lausannois, un projet qu’il avait su soutenir, il revient spontanément sur l’affaire de 2005 en reconnaissant l’erreur qu’était cette séparation en deux réseaux. Mais il ne revient pas sur l’atteinte d’alors aux intérêts romands. On le verra plusieurs fois, il n’accepte pas qu’on lui reproche quoi que ce soit sur ce chapitre des discriminations fédérales. Mais les faits sont là !

Nimporte quoi sous la Limmat

Une autre affaire défrayera la chronique, qui donne à penser que Moritz Leuenberger ne maîtrise plus grand’chose, ce sont les péripéties de la nouvelle ligne et gare souterraine DML, à Zurich. Ce chantier pharaonique à deux milliards a été ouvert il y a deux ans sans financement établi. La douteuse convention ensuite passée entre le canton de Zurich, l’OFT et les CFF, et gardée six mois secrète, révèle un montage financier surréaliste, où l’on va jusqu’à anticiper des subventionnements dont la procédure n’est pas encore ouverte. Exemple, des tranches de crédits à affecter à ce projet sont inscrites sur trois périodes quadriennales du contrat de prestation CFF-Confédération. Au moment de la signature de cette convention secrète, deux de ces périodes n’avaient pas encore été examinées par le Conseil fédéral ni, forcément, soumises aux Chambres.

Détail insolite, dans le rapport sur Rail 2000 cité au début de cet article, et publié comme un vade mecum au début du règne de Leuenberger, la commission de gestion avait vertement critiqué le fait que des investissements n’avaient pas été comptés dans Rail 2000 parce qu’on prévoyait les porter au budget ordinaire des CFF. Mais on le voit avec le projet DML, l’habitude de la combinazione ne s’est pas perdue.

Contrastes d’un bilan

Ce bilan partiel de Moritz Leuenberger, au ras des traverses, inciterait à penser qu’il est temps de lui voir les talons. Ce n’est pas le but ni l’intérêt de notre exercice. Le fait est qu’il s’en va. Le fait est, aussi, que son action politique a été précieuse au sein du Conseil fédéral: on ne va oublier qu’il a formé, avec Pascal Couchepin, un noyau dur de la résistance au blochérisme. Mais il valait la peine de revenir sur les quinze années du ministre des transports. Il est rare qu’un conseiller fédéral reste aussi longtemps aux commandes d’un même département.

Le bateau tanguait à son arrivée, il a bien redressé la barre. Puis on a eu l’impression qu’avant tout intéressé par les rencontres ministérielles internationales, il a confié le navire à un état-major peuplé de juristes comptables incapables de résister aux oukases du Département des finances. La politique des transports a maintenant besoin d’impulsions. C’est le constat qui s’impose à l’heure de ce départ.

* Article paru le 18 juillet 2010 sur le site www.courant-d-idees.com

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