Et si nous parlions français?


PAR PIERRE KOLB

Cette chance que la Suisse a eue d’accueillir le Sommet de la francophonie aura-t-elle des suites positives ? Cela dépend beaucoup des Romands eux-mêmes, s’ils savent cultiver et défendre le plaisir de bien pratiquer une langue universelle.

Il y faudrait d’abord une prise de conscience des dangers qui menacent le français en Suisse, au niveau des pratiques fédérales et à celui de la pratique de la langue sur son territoire. Sur le plan des pratiques fédérales, les choses iraient mieux si les parlementaires et les journalistes romands faisaient preuve de plus d’exigences, à commencer par la langue des documents (question des traductions, mais aussi langue de rédaction initiale). A continuer par l’usage des langues en séance. Petit exemple parmi des kyrielles d’autres, lors de la conférence de presse des CFF, au printemps dernier, sur les trains du futur, l’exposé central a été fait par le directeur romand compétent, un Fribourgeois francophone: mais pour complaire aux journalistes alémaniques présents, il a dû faire son discours en allemand, exclusivement en allemand. La symétrie des politesses eût impliqué que l’allocution du directeur général, germanophone, soit prononcée en français, mais bien sûr, il n’en a rien été. Tout s’est fait en allemand. Ces anomalies sont monnaie courante. Il existe un principe, en soi discutable de par son effet quantitatif discriminant, mais théoriquement juste, selon lequel dans les réunions suisses chacun parle dans sa langue. Il n’est pratiquement plus jamais respecté. Les instances de décision s’étant en majorité déplacées des sphères cantonales aux instances suisses, la situation des non-germanophones ne cesse de se péjorer.

On sait que l’égalité théorique des langues est encore bafouée dans l’administration au stade des nominations aux postes à responsabilité. On voudrait bien accepter l’augure de la nomination toute récente d’une Romande au poste de déléguée fédérale à l’égalité. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps. Et il s’agit là d’un vieux problème, il persiste, et ce n’est pas la majorité alémanique qui va s’y atteler d’elle-même. Des recommandations ont été énoncées, qui n’ont pas été appliquées.   Des politiciens romands se décideront-ils enfin à dénoncer vigoureusement ces anomalies jusqu’à ce qu’elles soient corrigées? Il y a là, comme on dit, un gros dossier, mentionné ici simplement pour mémoire.

L’autre question est celle de la qualité du français dans les régions de Suisse où on le parle. L’objectif n’est pas que les puristes fassent la loi. Les nostalgiques de l’imparfait du subjonctif ont le droit d’avoir leurs coquetteries, pas d’en exiger la restauration générale. L’objectif est de promouvoir une pratique qui s’accorde à l’universalité du français, qui en fait son attrait. Et encore, il serait idiot de s’attaquer à des régionalismes qui contribuent à la saveur d’une langue. Là où l’on a l’habitude d’utiliser la panosse plutôt que la “serpilière”, qu’on continue à le faire !   En revanche de sérieux efforts sont nécessaire pour corriger les dérives d’une langue de plus en plus mal parlée chez nous, à cause de la prolifération des germanismes et des anglicismes ainsi que du recours à des terminologies erronées.

Les germanismes et les anglicismes, on connaît… enfin, dans la mesure où on le veut bien, et cela semble de moins en moins une préoccupation. Déjà, il était frappant d’observer, il y a quelques années, que le souci de lutter contre les germanismes était plus actif dans des régions directement menacées, telles le Jura (jusqu’à Bienne) sous tutelle bernoise que dans des territoires en principe protégés par leurs frontières cantonales, tel le pays de Vaud. On a effectivement de la peine à admettre qu’il y a des problèmes linguistiques dans la Broye, et même dans tout ce canton, où l’on n’a pas conscience des dérives langagières des notables qui vont à Berne, ni de la submersion linguistique propres aux zones frontière. Il n’est pas rare que dans le Jura on sursaute lorsque quelqu’un parle de place de travail (Arbeitsplatz) au lieu d'”emploi” alors que dans le canton de Vaud ce barbarisme est quasiment entré dans les mœurs. De même avec l’incongru prétérité (praeterit) utilisé au lieu de “désavantagé”.

L’inconscience de ceux qui se croient à l’abri fait d’autant plus assimiler la problématique à un combat de Sisyphe que les autorités scolaires semblent assez paresseuses en la matière. Il est vrai que l’école ayant passé sous la coupe de la CDIP, offine intercantonale d’uniformisation scolaire, son authenticité culturelle est singulièrement obérée.

Avec les anglicismes, c’est peut-être pire. Le phénomène dépasse les frontières régionales, et son fondement commercial complique singulièrement la tâche, puisque le dogmatisme libéral en vigueur en Suisse empêche de légiférer par exemple dans le domaine de l’affichage publicitaire. Pas besoin de faire un long discours, l’invasion de l’anglais commercial, vrai sabir de ploucs, est effrayante. Désarmante, en plus, car comment lutter lorsque n’importe quel apprenti boutiquier se gonfle d’importance dès qu’il a pu lâcher ses anglo-saxonneries ? On observe toutefois que souvent des termes anglais importés par la bêtise ambiante finissent par être remplacés par leur équivalents, que ce soit un néologisme ou un mot réhabilité. Ceux qui naguère se croyaient obligés de parler de computer, ou de software, sentent aujourd’hui qu’on les regarde avec commisération parce qu’ils ne savent pas dire “ordinateur”, voire “bécane”, ou “logiciel”. Dans ce domaine la vitalité linguistique du Québec nous est précieuse. C’est d’eux que nous vient l’élégant vocable de “courriel” adopté de plus en plus à la place d’e-mail. Et l’on se dit que les élites romandes, si elles étaient moins veules et snobinardes, pourraient elle aussi jouer un rôle de promotion de leur langue, plutôt que servir de relais servile de celle des autres. Aux marches de l’Hexagone, il y aurait une partie à jouer.

Le troisième volet est celui de la terminologie. Curieux phénomène au demeurant, dont l’historique reste à faire, qui consiste à édicter, dans plusieurs parties de la Romandie, de faux vocables à usage de l’officialité, et du commun des mortels par extension. Pourquoi donc les jeunes, au lieu d’aller faire de la culture physique au gymnase, y vont pour terminer leurs études de culture générale, alors qu’ils devraient le faire au “lycée”? Pourquoi, du fait d’une débile ordonnance fédérale, y préparer une maturité alors que pour des centaines de millions de locuteurs francophones, dont nos voisins immédiats, il s’agit du “baccalauréat”?

Et ainsi de suite. Dans le domaine des institutions politiques, l’aberration terminologique va loin. Le Grand Conseil, le Conseil d’Etat, c’est quoi ces trucs, se demandent tous nos interlocuteurs francophones, alors qu’il serait simple de leur parler du “Parlement” et de ses députés, du “Gouvernement” et de ses ministres. L’usage y tend, mais le maintien des terminologies officielles n’y aide pas. Le canton du Jura l’a bien compris au moment de son entrée en souveraineté, mais les autres cantons romands s’en sont montrés incapables lors de la rédaction de nouvelles constitutions.

On sait que ces vieilleries terminologiques n’arrangent rien du tout. Des générations de citoyens s’interrogent régulièrement, c’est quoi le Conseil d’Etat, quoi le Conseil des Etats. Le pire est qu’on a atteint un stade où la confusion s’est enracinée. Souvent, lorsqu’un quelqu’un utilise le terme de “sénateur” plutôt que de conseiller aux Etats, d’aucuns croient que l’on parle d’une tout autre catégorie de politiciens.

L’énumérations des étrangetés peut se poursuivre, par exemple s’agissant des maires, là où ils sont qualifiés de syndics. A la différence des authentiques régionalismes cités plus haut, qui enrichissent la langue, ces bizarreries sont décourageantes et compliquent les affaires. Il y aurait du mérite, dans chaque canton, a entamer des révisions langagières.

En conclusion le Sommet de la francophonie a fait souffler par ici l’air du large. Mais si nous en profitions pour parler français?

Article repris du site www.courant-d-idees.com

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