PAR PIERRE ROTTET, LIMA
Je t’ai parlé de cet été naissant, ici à Lima, pendant que tu t’les gèles en Suisse. J’ai aussi évoqué Lula, président brésilien sortant, qui disait, l’autre jour, je cite, pour rappel: « Nous avons construit quelque chose de neuf, qui ressemble à la dignité, en Amérique latine ». Et c’est précisément de ce printemps que vit en ce moment l’Amérique latine dont j’aimerais m’entretenir aujourd’hui avec toi.
Je t’avoue que je ne me suis jamais senti aussi libre d’écrire qu’actuellement. A l’heure de ma retraite. Non que je ne le faisais pas avant. La différence, maintenant, est que les mots sont balancés en y mettant moins de gants. Pour le choix des mots. Non des idées. Et puis il n’y a plus, derrière moi, un rédenchef et d’autres de plus en plus timorés. Peureux, face aux pressions de ceux qui sont au-dessus. A te demander s’ils font encore du journalisme. Ou de l’info de complaisance, pour plaire aux bailleurs de fonds. En édulcorant le contenu.
Tu sais, tu me connais, je suis toujours prêt à défendre la veuve et l’orphelin, à pourfendre les salauds qui ne manquent pas dans ce monde, à m’insurger. Et lorsque quelque chose me tient à coeur, j’éprouve le besoin de le dire. De l’écrire. Et là, le jour où l’écrivain Vargas Llosa reçoit en grande pompe ce machin appelé Prix Nobel, de littérature en ce qui le concerne, alors je bondis. Hurle mon indignation. Pas contre l’écrivain, sûrement pas, qui a du talent. Nul doute. Qui suis-je du reste, moi, pour me lancer dans une telle critique à propos de son oeuvre. Non, je m’en prends à l’homme, vois-tu. Un terrain qui m’est familier. D’homme à homme, en quelque sorte. Les yeux dans les yeux.
Tu vois, j’ai du mal à m’expliquer comment l’écrivain et l’homme, celui qui a failli devenir président du Pérou, en arrivent à ne faire qu’une seule et même personne. Et là, mon cher, je ne parle pas de contradiction. Qui, d’ailleurs, peut se targuer de ne pas en avoir, n’est-ce pas? Ici, vois-tu, dans le cas qui nous occupe, c’est de grand écart qu’il convient de causer. Entre le bonhomme et ses idées. Entre l’écrivain et ses inspirations, qui lui permirent d’écrire « La Ville et les Chiens », livre dans lequel, figure-toi, il décrit la vie menée par les cadets dans les casernes de l’armée, met en contraste l’oppression et la discipline, les brimades subies par les jeunes gens avec le vent de liberté qui soufflait alors sur la ville, analyse enfin la résistance de l’individu, sa révolte… Comment, donc, l’écrivain, dans ces ouvrages, certains du moins, arrive si bien à décrire en partie le cadre de l’histoire sud-américaine revue à sa manière, à évoquer des mythes, certes, mais aussi les aspirations de peuples écrasés par les dictatures. Comment, je te le demande, Llosa a-t-il bien pu se faire l’auteur de ces lignes en totale opposition avec les idées qui se profilent chez le politicien qu’il est devenu, et, partant, de ses convictions d’homme de droite, arrogant. Qui n’a pas hésité à afficher son mépris à l’égard du Pérou, après le « non » des Péruviens glissé dans les urnes. Après le veto mis à son programme politique ultra-libéral, en 1990.
A quoi sert le talent, je te l’demande, si celui qui l’exerce, l’homme, donc, cultive le mépris à l’égard de ses semblables. Oh, pas contre ceux qui lui ressemblent, lui, le Blanc – et n’imagine pas là ne serait-ce que l’ombre d’un racisme. Vois-tu, Llosa, qui se croit sorti de la cuisse de Jupiter, méprise avec un ostentatoire dédain les Indios, les indigènes, ces Cholos, ces gens plus dignes que ne le sera jamais Llosa et, partant, ceux qui ont rêvé de le porter au pouvoir. Llosa ne leur a jamais pardonné, à ces « indigènes », d’avoir un jour eu l’outrecuidance de ne pas le porter à la présidence du pays. Lui préférant un Fujimori, aujourd’hui emprisonné à Lima pour nombre de calamités. Un cheval borgne pour un aveugle, en quelque sorte, je te l’accorde.
Attends, je t’explique. Tu le sais, j’ai toujours eu en horreur de crier avec les loups. Surtout à l’heure où même la presse péruvienne encense le bonhomme, qui n’a rien fait d’autre que de cracher sur la décision de ce peuple, et donc sur le peuple. Que « El Comercio » le fasse n’a rien de surprenant, puisque ce quotidien n’est rien d’autre que le miroir des idées ultra-libérales, reléguant à la gauche de l’échiquier politique la bonne droite traditionnelle, idées pourtant défendues par Vargas Llosa. C’est là son droit le plus strict de se positionner ainsi, tu m’diras, avec raison. Où, dis-le moi, serait le débat des idées sinon ? Qui donne le goût de se battre pour le changement, en croyant qu’il est possible. Et l’Amérique latine en est un vibrant exemple. Ce qui est grave, à mes yeux, c’est que cette bonne vieille garde bien pensante, élite blanche dont fait partie Llosa, nie et refuse ces changements obtenus démocratiquement. Parce qu’elle rêve de colorier l’Amérique latine autrement que ne l’est aujourd’hui la carte géographique de ce continent, rose-rouge, hormis quelques exceptions. Cela, vois-tu, parce qu’elle appelle de ses voeux un retour de ces oligarchies aussi blanches que l’argent sale qui a servi des siècles durant à exploiter le peuple, l’échine courbée, sans jamais donner à ce dernier le droit de s’exprimer.
Tu vois, leurs souhaits, à ces élites, est de renverser à jamais des Morales, des Correa, des Chavez, vouant aux gémonies des Lula et tout ce que le continent latino compte de gauche, de la plus modérée à la plus radicale. Cela, dans le but de remplacer ce « chenit » par cette bonne vieille droite, et pourquoi pas par une de ces dictatures de triste mémoire dans ce continent. Dans la droite ligne de ceux qui n’ont jamais levé le petit doigt pour le peuple, pour les indigènes, en plus de 500 ans de pouvoir. Avec pour, justifier leurs actes, la bonne conscience d’avoir l’absolution de la hiérarchie de l’Eglise catholique, depuis l’inquisition à nos jours. Au nom de la foi importée d’Espagne et de Rome. Dont l’Opus Dei est aujourd’hui la garante. Que dis-je, la gardienne sans partage dans les idées que partageaient Pinochet, notamment.
Ce qui surprend, en revanche, pour en revenir à Mario Vargas Llosa, c’est précisément l’absence de critiques de la part de quotidiens comme « La Republica », ou de la presse de boulevard. Je t’assure qu’il est plus difficile de trouver une seule critique qu’un jour de pluie dans le désert, contre cet homme qui, du haut de sa vanité, n’a jamais pardonné au Péruviens de ne pas l’avoir élu.
Souviens-toi! Llosa s’est certes engagé en politique tout au long de sa vie. Mais comme tant d’autres intellectuels, leur jeunesse les quittant, à mesure qu’augmentent leurs comptes en banque, son opinion s’est déplacée peu à peu du communisme au libéralisme. Et pas n’importe lequel. Le libéralisme pur et dur. Le grand écart, te disais-je. Son soutien au gouvernement de Castro, à Cuba, sera bien vite renié. Pour apparaître en 1990 comme candidat à l’élection présidentielle péruvienne, sous l’étiquette d’une coalition de droite, « El Frente Democratico » (FREDEMO). Il se posait en sauveur du pays, Mario. Battu néanmoins, il dira des Péruviens, de ceux qui ne votèrent pas pour lui, la majorité, et là, je ne fais que reprendre certains titres de quotidiens à l’époque, qu’ils ne sont rien d’autres que des « cakacenos » (sic), autrement dit des déchets. Dit plus crûment, des cacas. De la m… Bref, son échec, il l’attribuera à un peuple d’ignorants. Qui avait osé lui préférer un autre. Tout aussi odieux. Mais gagnant. Baffe indélébile! Il quittera le Pérou pour rejoindre l’Espagne, après avoir promis de ne plus y remettre les pieds.
Tu vois, en ce moment précis de ma critique, je ne puis m’empêcher de penser à deux grosses pointures de la littérature sud-américaine. Pour leur qualité d’hommes aussi. Le premier a pour nom Pablo Neruda, le Chilien, si proche d’Allende. Et tellement loin de Pinochet. Le second s’appelle Arquedas, feu José Maria Arquedas, Péruvien, si proche des habitants des Andes, nobles et humbles, riches de leur ancestrale histoire, de leur culture encore vivante aujourd’hui. Aussi proche de Llosa que ne l’est le Bon Dieu du diable.
Ce qui n’a pas empêché Llosa de se rendre à Stockholm pour y recevoir son millionnaire prix. Comme cela n’a pas empêché la presse péruvienne d’être atteinte d’amnésie générale, avec cette défaillante mémoire propre à cette maladie. La pire, lorsqu’elle est volontaire. Pas un mot, tu entends. Pas un. Alors que son cracha n’est même pas séché sur les visages de ceux qui n’en voulurent point comme président. Après sa cuisante défaite, je te l’ai dit, il a gagné l’Espagne, pour s’installer à Madrid. Le gouvernement de Felipe Gonzales, point avare de récupération politique, lui accordera la double nationalité espagnole. Depuis, Llosa sévit dans des colonnes d’opinions. Je ne te surprendrai pas en précisant qu’il s’agit de journaux de droite d’Amérique latine et espagnole, dans lesquelles il se défoule, fustige constamment tous les mouvements et gouvernements progressistes de la région. En affichant allégrement son mépris pour son pays d’origine, pour l’Amérique latine en général. Et là, vois-tu, je laisse aux observateurs courageux le soin d’affirmer avec moi que ses positions réactionnaires l’ont poussé ces dernières années à dénigrer systématiquement les sociétés de certains pays de cette région, en raison de leurs choix démocratiques.
Pour beaucoup de penseurs, d’analystes, l’écrivain si peu péruvien désormais, sauf lorsqu’il s’agit de faire la promotion d’un nouveau livre, s’est transformé en fondamentaliste d’un néolibéralisme autoritaire. Le plus drôle, dans l’histoire, je te le donne en mille, est que non content de prendre les Péruviens pour des idiots, le Prix Nobel de littérature 2010 se prend aussi pour Dieu le Père. Prêt à voler au secours du Pérou en cas de péril de la nation à l’occasion des élections présidentielles d’avril prochain dans le pays qui m’accueille: « Si la démocratie est menacée, a-t-il lancé, si le pays est en péril et que je constate un danger, alors je reviendrai lors du second tour ». Traduction: au cas où un Morales, par exemple, accédait au pouvoir dans ce pays peuplé à 70% d’Indios, de Cholos, de gens de la Sierra. Pour l’heure, Llosa peut dormir sur ses deux oreilles.
A moins, comme il l’affirme, que la fille de son vainqueur de 1990, ainsi qu’il l’a affirmé, Keiko Fujimori, tu as bien lu, oui, la fille du prisonnier Fujimori, ne soit présente au second tour. Pas invraisemblable, puisqu’elle occupe pour l’heure le second rang dans les sondages, après Tolèdo. L’ex-président, qui avait lui aussi déçu. Ici, on se passe le pouvoir. Pour au moins être certain que rien ne changera.
Attends, tu ne sais pas le meilleur, et finalement le plus rigolo, car il vaut mieux en rire. Je t’ai parlé de la presse péruvienne, plus proche de l’encensoir que du journalisme. Au lendemain de la remise « nobelesque » de ce prix à Llosa, j’ai même lu dans un quotidien « chicha », un truc de boulevard que je placerais, s’il fallait comparer, entre « Le Matin » et le « Blick », j’ai même lu, disais-je, un commentaire qui prêtait à notre bonhomme de nobles qualités humaines. Il était, tiens-toi bien, la voix des sans voix. La voix, des opprimés. Il fallait oser. Ou être un parfait crétin pour écrire cela. C’est sans doute ce qu’on appelle prendre les gens pour des cons. Et les gens, tu m’diras, le peuple, dans la rue? A des années-lumière des titres des journaux, des TV et des radios, qui trouvent où il peuvent de quoi alimenter l’orgueil national. Je les ai croisés, ces gens, ces Indios, ces Cholos, mes amis, mes frères, dignes, généreux, d’une gentillesse infinie, comme leur bonté, je leur ai demandé. Ils ont haussé les épaules. En me souriant. Pas concernés et, surtout, silencieux, habitués qu’ils sont à la boucler, par pudeur, par modestie, depuis tellement longtemps. Attends seulement qu’ils réagissent un jour…
Tu vois, et je terminerai l’épisode Llosa avec ce qui va suivre, vu que t’as pas qu’ça à faire, de me lire. Mais l’info vaut que tu t’y arrêtes un instant pour compléter le portrait de Llosa. Afin de mieux plaire à ses nouveaux maîtres de Madrid, histoire de se coucher devant eux, de donner une preuve d’intégration pour ce retour aux sources dans la « Madre Patria », l’arrogant Llosa signera en 2003, en compagnie de quelques intellectuels de « pointure mondiale », comme Bernard-Henri Lévy, une lettre qui s’en prenait violemment à l’Eglise catholique au Pays basque. Y accusant les évêques du pays de cette région de favoriser je cite « l’impunité morale », prônée selon Llosa et ses amis par le Parti nationaliste et l’Eglise catholique basques.
Tu connais mieux que moi la chape de plomb que fait peser Madrid sur son passé le plus récent. Et là, vois-tu, de la gauche à l’extrême droite espagnole nostalgique du franquisme, on s’y entend pour faire le silence. L’imposer. Afin d’éviter de restituer une mémoire qui ferait pourtant du bien à ce pays. Le juge Garzon en sait quelque chose. La missive de Llosa et compagnie faisait suite à une lettre adressée au pape, feu Jean Paul II, peu avant son arrivée à Madrid, les 3 et 4 mai 2003. Dans cet écrit, 530 prêtres basques étaient montés aux barricades pour prendre la défense du Pays basque, y affirmer que seule la reconnaissance du droit à l’ »autodétermination » allait permettre de résoudre les tensions actuelles. Les prêtres s’en prenaient en outre à la Conférence des évêques d’Espagne, peu charitable et si peu respectueuse, et c’est peu dire, à l’égard du clergé et du peuple basque. Clergé et évêques basques se disaient alors persuadés que l’origine des « violences actuelles » était à rechercher dans « la guerre fratricide, croisade de la hiérarchie de l’Eglise catholique et de la dictature franquiste ». Cette critique, crime de lèse majesté en Espagne, sera sévèrement réprouvés par les auteurs de cette lettre, et donc par Llosa. Le pouvoir madrilène n’en demandait pas autant. Mais il fallait qu’il fasse le beau, cet écrivain néo espagnol. Et jusqu’à faire du lèche-majesté. Surtout que l’initiative, sous forme de lettre ouverte de ces intellos fut interprétée dans les milieux autorisés, au Pays basque, comme une campagne menée en Espagne contre tout ce qui touche au Pays basque: sa langue, sa culture, y compris la pastorale proposée par les évêques du lieu. De quoi se-mêlait-il, Llosa? Et Bernard-Henri Lévy, dont les motivations et convictions sont peut-être différentes de celles de son compagnon? Cette conviction, vois-tu, j’aurais aimé qu’il la mette, Lévy, pour dénoncer notamment la politique d’Israël en Territoire palestinien. Et là, vois-tu, là, on ne l’entend pas. Le grand vide. Alors que ce serait tellement mieux pour tout le monde si les intellos juifs de par le monde se mettaient à faire pression sur les décideurs en Israël, pour que cet Etat change enfin son fusil d’épaule à l’égard des Palestiniens. Et c’est là l’enchaînement pour cette info dont je te parle un peu plus haut.
En ce début du mois des fêtes de fin d’année, la présidente argentine Cristina Kirchner a écrit à son homologue palestinien Mahmoud Abbas. Et sais-tu pourquoi? Simplement – enfin, lorsque je dis simplement… – pour lui annoncer que son pays, l’Argentine, reconnaît désormais la Palestine comme un Etat libre et indépendant à l’intérieur des frontières de 1967. « Le gouvernement argentin partage avec ses partenaires du Mercosur, Brésil et Uruguay, pour dire que le moment est venu de reconnaître la Palestine comme un Etat libre et indépendant ». Un acte courageux, tu en conviens. Pas rien, comme info. Surtout que quelques jours plus tôt, le Brésil a pris une décision identique. Et que la Bolivie a annoncé cette reconnaissance avant la fin de l’année. Et que l’Uruguay devrait en faire de même en 2011.
Dans une lettre publiée par le ministère brésilien des Affaires étrangères, le président brésilien da Silva, avant sa relève présidentielle, informait en effet Abbas que le Brésil reconnaissait un Etat palestinien dans « les frontières de 1967″, c’est-à-dire les lignes d’armistice de 1949. D’autres pays de l’Amérique du Sud devraient emboîter le pas. Hormis la Colombie, notamment, à « las ordenes », sous la coupe de Washington, si tu préfères. Tu l’auras deviné, la décision de l’Argentine a fait bondir Israël, qui a jugé « regrettable » et qualifié de « décevante » la décision de l’Argentine. Un porte-parole du gouvernement israélien estimait que « cette décision ne contribuera en rien à changer la situation entre Israël et les Palestiniens ». A faire avancer la paix. De quelle paix parle-t-il, dis-moi! De celle que vivent des dizaines de milliers de réfugiés, encore parqués dans des camps depuis plus de 60 ans? De celle dont se délecte la presse, à chaque fois qu’elle évoque, avec le sérieux nécessaire qui ne trompe personne, la énième relance du « processus de paix », qui fait rire dans les chaumières, y compris sous les toits, lorsqu’il y en a, des habitants de la Bande de Gaza et de Cisjordanie?
Tu vois, les décisions de ces pays d’Amérique du Sud ne feront peut-être pas avancer la cause d’un iota. Elle est cependant un précédent. Au moins auront-elles le mérite de montrer qu’ils ont des c… contrairement aux pays européens – et à plus forte raison de Washington. Lesquels se contentent tous deux de coups de gueules de façade qui ne font plus rire, et surtout pas les enfants palestiniens. Des « kouchneriades » et des Clintoniades » qui endorment et trompent le monde, à coups de complaisances à l’égard d’Israël. Pour, au minimum, ne rien faire. Et lorsque je dis rien…