Une sidération d’autant plus compréhensible que cet aspect quantitatif induit un saut qualitatif, s’agissant de la portée de la démarche. On sait bien que des fuites de ce genre se produisaient déjà, mais partielles, isolées, qui pouvaient mettre mal à l’aise les protagonistes, mais leur laissaient des marges de relativisation de l’incident, voire de démenti, même peu crédible. Rien de tel avec ces sortes de journées Portes ouvertes de la diplomatie américaine organisées par Julian Assange. On passe à une vision globale des pratiques diplomatiques américaines: la prolifération des cas y prend valeur de confirmation sur le plan des méthodes, et même de contenus. Prenez l’exemple de l’hostilité et des craintes arabes face à la puissance iranienne. D’aucuns avancent que cette donnée révélée par les documents divulgués ne fait que confirmer ce que l’on savait. En réalité les commentaires publics n’étaient guère aussi affirmatifs, et la constance des propos tenus d’une capitale à l’autre maintenant connus constitue révélation. Autre cas intéressant, celui de Nicolas Sarkozy qui se laissait voir, dans les salons de l’ambassade américaine, partisan de l’envoi de troupes en Irak, alors qu’il était ministre du président Chirac, lequel s’opposait à cette guerre.
«Nous travaillons le plus souvent sur le probable, sur le vraisemblable, et non sur le vrai», fait remarquer Jean Daniel dans son éditorial du «Nouvel Observateur». Evoquant la découverte, grâce à Wikileaks, des Saoudiens pressant Israël d’intervenir en Iran, il souligne: «Il ne sert à rien de déclarer que nous le savions déjà. Nous savions seulement que c’était vraisemblable, ce qui est tout différent. Et découvrir que c’est une vérité est aussi important que, pour un policier, de découvrir une preuve là où il n’avait que des présomptions.» Le phénomène Wikileaks est d’abord une contribution massive à la découverte de la vérité, ce dont il faut se féliciter.
Face à quoi il est répliqué que la divulgation de certaines informations met des vies en danger. On ne peut nier sans autre que de telles situations existent, susceptibles d’imposer une retenue, pour autant que ces conséquences soient évaluables. Mais lorsqu’on sait les mensonges grâce auxquels de nombreuses guerres ont été lancées, et l’invasion de l’Irak en est un triste exemple, on se dit qu’il y a de singulières contradictions. Dans l’hebdomadaire «Marianne », Jean-François Kahn note que si l’on sait aujourd’hui sur quelle propagande mensongère les opérations militaires en Irak et au Kosovo ont été montées, on ne s’en offusque guère, alors que des réactions indignées sont opposées aux déballages de Wikileaks, avec l’émergence d’un refrain sur la «dictature de la transparence». Voyez, dans «Le Temps» du 17 décembre, Marie-Hélène Miauton se plaindre de cette prétendue dictature. Elle incrimine les moyens mis au service de cette transparence, dont elle fait une énumération qui vaut d’être citée: «Délation, trahison, félonie, vol de données, intrusion dans des correspondances individuelles, tout cela sous le sceau de l’anonymat, ce qui est bien le comble de la lâcheté». Diable!
Nul doute que la diffusion d’informations tenues cachées s’accompagne souvent d’un acte de transgression. Il peut avoir posé un sérieux problème de conscience à l’auteur de la fuite. Dans ces circonstances, le secret des sources est une garantie nécessaire. Bien sûr on peut en faire la caricature en parlant de lâche anonymat, et ainsi anticiper les bases d’une législation répressive de la presse. Mais mettre ainsi en cause les moyens qui peuvent avoir été utilisés en vue d’une information travestit la question de départ: c’ est l’intérêt général qui peut justifier une divulgation. On en a un bon exemple avec la bavure de l’armée américaine en Irak dont une vidéo a été diffusée par Wikileaks.
Il faut aussi comprendre ce phénomène de fuites massives dans un contexte global, où le pouvoir d’informer est contrôlé par des oligarchies qui abusent du secret d’Etat et du secret d’entreprise, jusqu’au moment où des francs-tireurs à la Assange renversent la vapeur. Cette maladie du secret est épidémique et s’étend aux plus petites entités, ainsi qu’on le voit à la paranoïa qui sévit dans les administrations et entreprises locales. Qu’est-ce qu’un simple député cantonal a encore le droit de dire aujourd’hui, alors qu’on le bombarde de clauses du secret à la moindre séance de commission? Ainsi va l’air du temps. Au niveau des roitelets de province, il n’est pas sûr que le phénomène Wikileaks serve d’avertissement en les incitant à pratiquer une saine information. On peut plutôt craindre qu’ils ne verrouillent toutes les écoutilles. Quitte à susciter des vocations à la Assange. Là, cela deviendrait intéressant.
Article repris du site www.courant-d-idees.com
Les commentaires sur Wikileaks fusent, mais peu ont le mérite d’être clair et non polémique comme le vôtre. En ce qui me concerne, j’admire le courage de Julian Assange et puis un peu de couleurs dans un paysage médiatique en tons de gris est très rafraîchissant!