Lettre de Lima à un ami lecteur (IV) – J’ai sacrifié mon réveillon au rituel des douze raisins


PAR PIERRE ROTTET, LIMA

Le bougainvillier qui embaume ma terrasse laisse ses fragrances s’en venir musarder jusque dans l’intimité de mon appartement. Même s’il est en train de muer, le bougre. Ses fleurs, ses pétales, à l’instar des feuilles mortes de l’automne, tombent et jonchent le sol. Là, vois-tu, c’est pas pour annoncer l’hiver sous ces cieux, à Lima, mais pour mieux proclamer l’été, même si le solstice du 21 décembre est passé inaperçu ici. Normal, il n’y a rien qui ressemble plus à un beau jour ensoleillé qu’un autre beau jour brûlant de soleil. J’ai presque honte d’écrire cela, alors que tu meurs de froid et plies sous le poids de la neige.

Et puis, pour en terminer avec les couleurs et les senteurs, dans le parc qui me fait face, des eucalyptus géants laissent échapper leurs bienfaisantes fraicheurs grâce à un vent océanique qui s’en vient fouetter l’air. Dans ce même parc, même les saules pleureurs, qui ploient pourtant comme tout saule qui se respecte, resplendissent comme pour démentir cette réputation de larmoyante tristesse. J’peux te dire que rien n’est plus faux. Au point de me demander pourquoi des couillons ont ajouté ce mal venu « pleureur » à cet arbuste. Y a pas plus majestueux que lui lorsqu’il laisse traîner ses branches au sol, quand ses rameaux, dans les rivières, filaments de verdure, se bercent au fil de l’eau, pour abreuver son volumineux feuillage, toison ombragée et rafraichissante.

Tu vois, cette entrée en matière de « reniflantes » odeurs, d’enchantement pour les yeux, me donne envie de te parler de choses légères, comme peut l’être la beauté parfois, d’écrire sur ce cycle qu’est la vie, faite de jours, de mois et d’ans. De moments comme ceux qui se vivent et se répètent depuis des lustres, des siècles que Dieu fait, à chaque nouvelle transition qui voit en janvier l’année repartir à zéro. Apportant à tous l’illusion que tout peut-être ira mieux alors à l’avenir. Que serait l’existence, dis-moi, sans rêves, sans projets. Sans espérance ni utopie. Sans pouvoir le plus souvent possible permettre à notre regard de contempler la beauté. Histoire de donner à nos yeux de se porter ailleurs que sur les laideurs que se complaît à semer l’homme sur son passage, lorsqu’il s’y met. C’est vrai que la beauté a quelque chose d’enchanteur. Qui transporte et inspire. « Sublimise ». On ne s’en lasse point. Jamais. Pas moi en tous cas, contrairement à ceux qui prétendent qu’il faut s’en méfier. Sans doute veulent-ils parler de la beauté des femmes: se méfier de la « beauté du diable »… tu as sans doute entendu cette phrase plus d’une fois. Encore une sacrée connerie. Et là, je ne pointerai mon doigt sur personne. Même si je pense que tu vois à quoi, ou plutôt à qui je fais allusion.

Et tu aurais raison. Avant d’en arriver à l’objet de ma lettre, au sujet d’une coutume, de coutumes auxquelles se plient volontiers avec humours et bonnes grâces les habitants de Lima, notamment, à chaque passage du 31 décembre au 1er janvier, j’éprouve le désir de te narrer une anecdote à propos de « cette beauté du diable ». Elle en dit long sur la bêtise parfois débitée par ceux qui prétendent parler au nom du bon Dieu. Alors qu’ils ne font rien d’autres que d’exploiter l’ignorance, d’inventer des peurs et des châtiments qu’ils prêtent à Celui qu’ils prétendent servir. Mal, je crois. Cette anecdote, vois-tu, je l’ai vécue personnellement, et elle est d’autant plus savoureuse qu’elle ne figure pas dans « Ma balade d’une vie – parcours d’un insoumis » parue en mars dernier aux Editions Eclectica. Cela se passait dans les années 70. Il y a 40 ans, autant dire hier. J’avais cet âge qu’on imagine être éternel. La scène: un collège dans une ville colombienne dont j’ai oublié le nom, où étudiaient des ados, mâles exclusivement, tenu par des religieux catholiques de je n’sais plus qu’elle Congrégation qui aurait volontiers inventé le fondamentalisme, l’intégrisme s’ils n’avaient déjà existé. Te dire qu’elle m’a profondément marqué relève de l’euphémisme.

Tu vois, avec le recul, fort de mon expérience de journaliste dans une agence catholique avec laquelle je me suis toujours identifié pour la qualité de ses infos et son courage (hormis les mois qui précédèrent ma retraite, qui coïncidèrent avec une reprise en main des bailleurs de fonds et une lâche attitude de mes collègues), je peux aujourd’hui écrire en toute sérénité que c’est ce courant conservateur, intégriste – sans forcément toujours en porter le nom – servi par des hommes aussi proches des oligarchies que du bon Dieu, qui a toujours dominé la pensée catholique en Amérique latine. Pas pour rien que les églises se vident. Seul le Vatican ne s’en rend pas compte. Ces hommes, pourtant bourreaux de la théologie de la libération, aidés en cela par Rome, ces hommes, disais-je, vouent au diable pêle-mêle œcuménisme et ouverture, dialogue, miséricorde et humilité, avec l’intolérance que leur confère La vérité. La leur. Comme ils vouent encore et toujours au diable la femme, péché originel à leurs yeux, fleur du mal, pour ne pas dire du mâle, pourtant paradis d’amour terrestre charnel lorsque dans leurs bras on s’abandonne, je m’abandonne. Ces femmes, outils, « outrecuidancent-ils », de Satan pour aguicher l’homme. Y compris le diable.

Tu vas dire que j’exagère. Que j’y vais fort. C’est pourtant la réalité. Pas la vérité. Parce que, depuis lors, je me méfie de ce terme. Et, vois-tu, je n’ai pas envie de galvauder le sens de ce mot si mal utilisé par les tenants de cet obscurantisme, qui sévissaient déjà à l’époque de l’inquisition, il y a des siècles pourtant. Si présents encore et toujours aujourd’hui, enfermés dans leur vision et leur pensée ataviques, qui sévissent actuellement dans les milieux fondamentalistes, emmenés par l’Opus Dei, porte-drapeau du goupillon de la négation de l’amour du prochain. Eux qui prétendent servir l’Eglise, alors qu’ils servent leur propre vanité. Leurs ambitions. Le Pire, à mes yeux, est qu’ils ont favorisé l’éclosion de mouvements charismatiques, proches des sectes, voire sectes à part entière, qui font croire que seule la prière permet aux hommes sans pain et sans travail d’accepter de vivre l’enfer ici pour mériter le paradis. Ce qui me choque, vois-tu, est que cette reprise en main du clergé imposée par Rome a anéanti le boulot, consenti des années durant, par des religieux, des prêtres sur le terrain, proches des gens. L’inculturation a fait long feu, comme a fait long feu cette fameuse option préférentielle pour les pauvres, bonne conscience que s’est donnée l’Eglise à coup de mots, contredits dans les faits par les actes et les nominations d’évêque conservateurs, pour ne pas dire réactionnaires. Mais obéissants et zélés. Un missionnaire de mes amis me confiait un jour : « si nous suivons les directives vaticanes en matière de doctrine ou autres documents, nous ne pourrions pas faire notre travail ici. Nous ne serions plus crédibles ». Et je t’assure qu’il était aimé par ses ouailles, en osmose avec eux.

Non! Ne va pas voir là des comptes à régler avec Dieu sait quoi ou qui. Je reviendrai un jour sur ce sujet qui me tient à l’âme. Des comptes, j’en aurai à Lui rendre, le moment venu. Mais pas aux hommes. Au fisc à la rigueur. Et encore. A l’époque, pour en revenir à mon anecdote, je « conférenciais » dans des établissements scolaires en Colombie. Ce jour-là, j’étais accompagné par une amie. Elle avait le sourire enjôlant, qui aurait fait désarmer le plus endurci des blasés. Tu l’as compris, elle était belle. Sa chevelure, blonde, je crois, abondante, comme les éclats que lançaient ses yeux, tombait sur ses épaules découvertes avec grâce. J’te dis pas la panique des supérieurs de ce collège lorsqu’au moment de pénétrer dans la salle de conférence, elle entra avec moi. Rayonnante de beauté. « Celle du diable », de la femme, donc, qu’aux yeux de ces dignes hommes de foi, religieux et professeurs, je soumettais à la concupiscence de leurs pensionnaires, peu habitués à pareille vision de paradis avant l’heure. Le péché au cœur de l’école, dit crûment. Eve, tant les regards la déshabillaient, sauf qu’elle n’était pas pour la pomme de ces pauvres adolescents, la dent creuse en la matière, que le souvenir de cette apparition allait obliger à des plaisirs solitaires. A moins qu’ils ne fussent partagés…

Bon, ça, c’est pour le côté souvenir. Le passé si tu préfères. Aujourd’hui, je voudrais partager avec toi ce qu’il m’a été donné de revoir, de revivre, à Lima durant la nuit de Saint-Sylvestre. Des coutumes, qui se perpétuent dans cette capitale péruvienne, dont l’une nous avait fait rire aux éclats, il y a des années, feu ma tendre épouse et ma fille Patricia, alors enfant. Un moment qu’il m’a été donné de suivre l’autre jour avec le même plaisir, les mêmes éclats de rire. Et, bien entendu, un brin de nostalgie à la pensée d’alors…

Comme partout dans le monde, Lima a elle aussi basculé en 2011. Plus tôt ou plus tard qu’ailleurs, selon le fuseau horaire. Mais en faisant la fête aussi, je t’assure, selon l’importance des bourses, et de la signification que donnent les habitants de ce pays à ce passage d’une année à l’autre. J’te raconte. Ce passage, donc, donne lieu à une tradition que vivent les limeños – les habitants de Lima, pour ton info -, tiennent jalousement à préserver, à perpétuer, en l’insérant dans des coutumes désormais immuables, entre le premier et le dernier coup de minuit. Histoire de mettre l’an nouveau dans sa poche, de l’amadouer pour qu’il comble vœux et rêves des familles, lesquelles se plient avec humour ou avec sérieux à des rituels populaires. Superstitions et croyances obligent.

Perché sur mon balcon à hauteur raisonnable pour observer la rue sur le coup de minuit, il m’a été donné d’assister à la même scène hilarante dont je t’ai parlé. Imagine un peu: des maisons sortent au dernier coup tapant de minuit des familles entières, valises à la main pour se précipiter dans la rue. Le père devant, les enfants en âge de courir ensuite, la mère fermant la marche, tous porteurs de petites valises vides. But de l’exercice: accomplir le tour du pâté de maisons le plus vite possible. Une course effrénée faite dans la bonne humeur, sous les applaudissements des voisins qui ne se prêtent pas à ce « jeu ». Une sortie en force des maisons, te dis-je, afin d’amadouer l’an nouveau, pour que ce dernier consente à combler les souhaits de voyages de la famille. On tient à prouver à Saint-Sylvestre que les valises sont d’ores et déjà prêtes.

De fait, les Péruviens, je veux dire les Limeños, en particulier, voyagent beaucoup. Relation de cause à effet? Va savoir! Jorge Medina, un historien et un sociologue de mes amis, qui s’est un jour penché sur les origines des coutumes propres au Pérou, se montre sceptique. Avec ce scepticisme qu’affectent d’avoir les historiens dès lors que les choses échappent à leur entendement, à leur logique. « Ces rituels de l’an nouveau ne trouvent pas d’explications rationnelles, ni dans le temps, ni dans l’histoire. Et c’est pas faute de m’être penché sur ces pratiques », assure-t-il. Influence importée, assimilée et adaptée aux us et coutumes locales? La question est posée. Silence de mon interlocuteur. La réponse ne fusera pas. Elle ne sortira pas davantage de la bouche des quelques habitants interrogés ici à Lima. Ces derniers avouent leur ignorance en la matière. Ils s’en moquent du reste: « On y croit sans trop en être sûr. Surtout, nous ne perdons rien à nous y prêter. Serait-ce pour perpétuer ces pratiques. « Qui, au Pérou ou ailleurs dans le monde, n’attend pas de l’année à venir qu’elle comble des désirs, des rêves? », relève Luis Enrique, père de 3 enfants en âge de courir. De porter une valise.

Deux autres coutumes, peut-être les plus suivies lors de cette nuit de transition vers 2011, sont particulièrement populaires au Pérou, à Lima tout au moins et dans nombre de villes de la Sierra. Pour sacrifier à celles-ci, il convient, je t’assure, de porter des sous-vêtements jaunes, ou rouges, selon ce qui est recherché, et d’ingurgiter douze raisins à chaque coup de gong annonçant la nouvelle année. Le prix à payer, avec la course à pied autour du pâté de maisons, pour mettre les atouts de ton côté pour un avenir meilleur. Sans rien omettre. Enfin, pour ceux que ces coutumes occupent le moment venu, par conviction et pour s’amuser.

Comme tu peux l’imaginer, dans les jours qui précèdent nouvel an, les commerçants, pas plus naïfs qu’ailleurs, flairent la bonne affaire. Les vitrines se parent de sous-vêtements jaunes et rouges, alors que grandes et petites surfaces mettent à portée de main, d’achat, tu l’auras compris, des montagnes de grappes de raisins. L’usage de sous-vêtements jaunes, m’assurait le plus sérieusement du monde Luis Enrique, canalise « les bonnes énergies durant l’année à venir , alors que le rouge appelle la passion ». On l’aurait deviné.

En mal d’explications sur ces étranges traditions, Jorge Medina apporte en revanche une réponse datée sur celle des douze raisins: Elle remonterait, d’après lui, à 1920. « Des vignerons catalans établis au Pérou, excédentaires dans leur production, malins, eurent l’intuition géniale de répandre le bruit d’un « rituel magique », assurant pour qui mangerait 12 raisins aux douze coups de minuit qu’il allait au-devant d’une année prospère et abondante ». Douze? Un raisin pour chaque mois de l’an, accompagné si possible à chaque fois d’un nouveau vœu. Assurément, ce n’est pas en vain que l’idée fut lancée. Puisqu’elle se perpétue largement aujourd’hui encore. « Plus pour pratiquer une tradition que par croyance », me confiait un voisin.

J’avoue avoir sacrifié ma nuit aux douze raisins. Sans toutefois émettre des vœux. Le temps m’ayant manqué. La prochaine fois, j’emmènerai un coucou, une de ces bonnes vieilles horloges qui prend le temps d’indiquer le temps. Il n’en demeure pas moins que ce genre de coutumes a ses adeptes. Certains les vivent avec le sérieux nécessaire, d’autres avec le sourire… Beaucoup par jeu, me commentait le sociologue Medina.

Reste que pour les pratiquer tous, ces rituels, il faut être un sacré mordu. Doublé d’un incorrigible superstitieux, pour aller, je n’invente rien, jusqu’à mettre à l’envers ses propres vêtements pour accompagner les minutes qui précèdent le compte à rebours de l’année qui s’en vient mourir, avant de les remettre à l’endroit sitôt né l’an nouveau, après avoir dégusté un plat de lentilles. Un clin d’œil à la bonne fortune, afin qu’elle frappe à la porte de la famille. Et puis, il y à ceux qui préfèrent s’agiter dans le simple, en s’habillant tout de blanc, d’un blanc immaculé, afin d’éloigner la maladie, y compris de ceux que l’on aime.

Attends, j’ai pas fini. Il en reste un, de ces gestes à faire si t’as envie que l’an à venir se passe au mieux, dans les meilleures conditions. Dans la nuit estivale de cette Saint-Sylvestre limeña, entre deux verres de vin, parce que je tenais auberge ce soir-là, je me suis levé de table, quittant mon ceviche le temps d’un regard, attiré par d’étranges petites lueurs dans les parcs publics avoisinants. On y brûlait des poupées, préalablement confectionnées avec de vieux habits, des chiffons, me dira-t-on plus tard. Symboliquement, on brûlait le « vieil an », pour qu’il s’en aille, emportant avec lui les moments difficiles, les désillusions vécues. Une coutume peut-être importée de Russie, me glissera Jorge Medina. De Russie? Ou de Dieu sait où. Là où l’on brûle le bonhomme hiver? Reste que je ne suis pas certain que le passage d’un an à l’autre puisse revêtir la même importance pour tous. Je doute fort que les laissés pour compte du néo-libéralisme, les miséreux, les oubliés des gouvernements, de la société accordent une quelconque importance à cette transition. Sachant qu’ils traîneront leurs guêtres et leur faim tout au long de l’an nouveau. Y’a pas pire qu’un jour sans pain. Alors de savoir que demain, fût-il le lendemain de la dernière veille de l’an, sera aussi sans pain et sans le médicament pour sauver ton gosse malade, parce que le sou manque, ne doit pas plus réjouir que ça. Vois-tu, y’a pas pire que d’avoir le ventre vide. Ça empêche de penser et de se projeter dans l’avenir. Parce qu’on subit. A moins que cela ne provoque la colère. Assez de colère pour se rebeller, se révolter contre l’injustice et ceux qui la provoquent.

Je vais conclure ma lettre par un peu d’actualité. Le réflexe du journaliste. Pas de scoop. Mais une info qui, personnellement, me fait plaisir. Surtout, elle confirme ce que j’avance dans mon dernier livre , à savoir que des pays comme l’Argentine, notamment, affrontent leur passé. Afin de restituer au peuple sa mémoire, sans l’escamoter, comme le fait l’Espagne, de la gauche à la droite, en passant par l’extrême droite. Cela, au gré des intérêts, au nom de la raison d’Etat, au mépris de l’histoire. J’ai parfois le sentiment que l’Espagne assassine chaque jour un peu plus le poète Garcia Lorca.

Les Argentins, eux, l’affrontent, leur histoire récente. Tu l’as sans doute appris, l’ancien dictateur argentin Jorge Videla, meurtrier en chef de 1976 à 1981, a été condamné malgré son âge à la prison à perpétuité par un Tribunal de Cordoba, en raison de l’exécution d’opposants. Puni, le cruel, à la prison pour crimes contre l’humanité. Ce jugement n’est en fait qu’une confirmation, puisque cet exterminateur a déjà été condamné à perpétuité en 1985. Sous sa dictature, 30’000 personnes ont « disparu ». Beaucoup après avoir été torturées.

Avec ce criminel, 29 autres personnes ont été jugées, condamnées, dont l’ancien général Luciano Menendez, en dépit de la grâce octroyée par Carlos Menem en 1990, jugée anticonstitutionnelle. L’ex-président argentin Menem n’en était pas à une fourberie près. J’ai applaudi à ce verdict. De concert avec les familles des victimes, qui ont enfin pu sécher une partie de leurs larmes, et mettre du baume sur les sillons laissés sur leur visage. Videla, fervent catholique, était au mieux avec feu le cardinal Pio Laghi et la hiérarchie catholique d’Argentine. Laghi? Un important pion de la curie romaine, nonce apostolique du Vatican à Buenos Aires entre 1974 et 1980. Sous la dictature, deux évêques qui dérangeaient épiscopat et pouvoir par ce qu’ils allaient révéler, dénoncer, ainsi que plusieurs prêtres, furent assassinés. Trop proches du peuple. Avec son discours de façade, ses actes, sur le terrain, parfois aux antipodes de son verbiage dans les chapelles, au nom de la « real politique », Rome et ses rouages mis en place n’en sont pas à une contradiction près. La hiérarchie catholique en Argentine savait. Elle qui, non contente de faire croire qu’elle parlait au nom du Seigneur », pour justifier son appui à la dictature, à l’instar de ce qui s’est passé au Chili, s’était mise à la disposition des saigneurs de ce pays. Sourde aux prières des victimes.

Crois-moi, Laghi ne pouvait pas ne pas être au courant. Surtout que des aumôniers, allaient bénir les prisonniers au moment où ces derniers montaient dans les avions, avant d’être jetés vivant dans la mer. Au moment du verdict, en décembre dernier, Videla dira sa fierté d’avoir commis ces crimes pour combattre le communisme, dans sa version latino-américaine. Une philosophie de pouvoir que partageait sans nul doute possible son ami Laghi. Que Jean Paul II récompensera en le créant cardinal en 1991.

La crédibilité de Rome et des princes de l’Eglise empourprés en a pris un coup. Et d’alliés des pouvoirs oligarques, conservateurs, dictatoriaux, ils sont maintenant entrés en opposition féroce avec les gouvernements latinos progressistes. Je pourrais te donner de nombreux exemples, sans doute le ferais-je au fil de mes lettres, au gré de l’actualité, pour l’heure, je me contenterai de citer le dernier en date, qui illustre mes propos. L’autre jour, le président socialiste de Bolivie, Evo Morales, a promulgué sa nouvelle loi sur l’éducation ». Elle réduit la sphère d’influence de l’Eglise catholique dans les classes. Surtout, elle asseoit le contrôle de l’Etat dans la formation des maîtres. But de cette loi, approuvée par le Parlement, apporter une éducation “non plus aliénée et soumise, mais révolutionnaire et libératrice”, a déclaré Morales. Un des principaux points de la loi prévoit la fermeture dans les trois ans à venir des instituts catholiques privés de formation des enseignants, lesquels devront désormais tous passer par un cursus unique contrôlé par l’Etat. Le cours de religion, alors principalement consacré au catholicisme, sera désormais remplacé par des leçons, ouvertes aux autres religions, qui porteront sur, je cite, “Religions, Spiritualité, Ethique et Morale”.

Bien sûr, tu l’imagines, cette disposition n’a pas plu à l’Eglise catholique. Qui proteste. Comme elle le fait depuis l’arrivée de l’Indio Morales et pour pratiquement tout ce que décide son gouvernement. Morales s’est pourtant fait réélire fin 2009 avec près de 62% des voix, après avoir fait passer sa nouvelle Constitution avec un chiffre identique. L’Amérique latine bouge. Et j’en suis le premier à m’en réjouir. Aujourd’hui de nombreux pays brisent le doux ronron de l’Union européenne et des Etats-Unis lorsqu’il s’agit du tabou Israël, notamment. L’Equateur vient en effet à son tour de reconnaître l’Etat palestinien, à l’instar de l’Argentine, du Brésil, de la Bolivie et de l’Uruguay. La liste des Etats latinos qui bravent Israël en donnant, qui plus est, une leçon d’honnêteté politique à l’Europe et à Washington, en reconnaissant l’Etat palestinien, s’allonge. Auparavant, le Nicaragua, le Costa Rica et le Venezuela avaient déjà reconnu la Palestine comme Etat indépendant. D’ailleurs, le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, au dernier jour de l’an 2010, a posé la première pierre de l’ambassade de Palestine à Brasilia, capitale du Brésil.

Je vais sortir de l’actualité et de mon ton offensif, en guise de conclusion. Je ne sais pas si tu as un jour fêté Noël ailleurs que dans le froid. Sous le soleil et sans sapin. Personnellement, il y a bien longtemps que je ne l’avais plus vécu dans l’hémisphère sud. Et je ne regrette pas mon choix. Figure-toi que la nuit de Noël, à l’heure de minuit, le ciel de Lima s’est embrasé, se transformant en une toile géante de couleurs, d’étoiles filantes et pétillantes, pour accueillir, bienveillant, un feu d’artifice à rendre jaloux un artificier du 1er août ou d’un 14 juillet. La rue était en fête, crois-moi. Bruyante, « cacophonante », mais tellement souriante, confiante. Belle. Et tu sais combien j’aime ce qui est beau. Surtout lorsque il m’est donné de l’apprécier de près. Voire de très près…

Ce qui m’a rassuré et inquiété tout à la fois, est qu’ici aussi, avec la même apparente sincérité, on parle cette nuit-là plus que n’importe quelle autre de paix et d’amour. Comme partout ailleurs dans le monde, chrétien tout moins. Cela fait des années que j’entends cela. A vrai dire, depuis que je suis en âge d’en comprendre le sens. Sauf que je n’ai encore rien vu changer dans ce monde. C’est peut-être parce que les hommes parlent beaucoup sans véritablement agir, que leurs mots sont aussi vides que l’estomac d’un affamé, à moins qu’ils ne soient pas assez armés pour faire la paix? Serait-ce aussi parce qu’ils accordent plus d’importance à leur cerveau et à leur porte-monnaie qu’à leur propre cœur, en désunion avec leurs phrases creuses peuplées de promesses et d’intentions? Tiens, j’ai parfois l’impression qu’ils ont oublié le message d’amour et de justice laissé par Celui dont ils fêtent chaque année la naissance, à Noël. Et là, crois-moi, je n’ai aucun mal à imaginer qu’Il a parfois du mal à reconnaître son message dans le discours des hommes en général, y compris ceux qui sont censés parler en son nom aujourd’hui. Mais c’est là une autre histoire.

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Un commentaire à “Lettre de Lima à un ami lecteur (IV) – J’ai sacrifié mon réveillon au rituel des douze raisins”

  1. Artémis 13 janvier 2011 at 17:13 #

    Vos lettres de Lima, pleine de vie, de poésie et d’humour, me font du bien. Au cours de mes voyages en Amérique latine, j’ai été touchée par ce que vous décrivez si bien. Et puis enfin une opinion qui brise les clichés véhiculés par la plupart des articles de presse sur ce continent fantastique!

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