Le docteur Labbas Sbaï : « La première révolte du monde musulman a débuté au Sahara occidental »


Pour avoir dénoncé les trafics de cocaïne et d’armes dans le sud-est marocain, le docteur Labbas Sbaï (Photo: Ian Hamel), de nationalité suisse et marocaine, a été emprisonné en 2006 et 2010. De passage en Suisse, ce chirurgien, reconverti dans le tourisme écologique, rappelle que le vent de révolte qui secoue le monde musulman a commencé en octobre dernier au Sahara occidental. Des affrontements entre militants sahraouis et forces marocaines ont fait plusieurs morts.

Il y a quelques mois, nous avions rencontré à M’hamid, à la frontière entre le Maroc et l’Algérie, ce chirurgien de 54 ans, citoyen marocain et suisse. Il sortait de prison. Son crime ? Celui d’avoir dénoncé inlassablement depuis une décennie les trafics à la frontière. À la contrebande de dromadaires, de cigarettes, de haschich, il s’est substitué celle de la cocaïne, venue d’Amérique du sud et rejoignant l’Europe par des pistes mal gardées. Ces mafias bénéficient de la complicité de politiciens, de hauts fonctionnaires, de gradés de l’armée, dénonce Labbas Sbaï.

Pour ces accusations, le médecin a été emprisonné à deux reprises pour « outrage à magistrat » et « désordre dans un lieu public ». De passage en Suisse (son épouse est suisse alémanique), le chirurgien, qui a exercé à Lausanne, Fribourg, Berne et Neuchâtel, a accordé une interview à la “Méduse”. Issu d’une famille sahraouie, Labbas Sbaï ne milite pas au Front Polisario, qui réclame l’indépendance du Sahara occidental. Son père, rappelle-t-il, était un proche du roi Mohammed V. Toutefois, il dénonce la politique menée actuellement par le Maroc dans cette région du Sahara. Le royaume, prévient-il, n’est pas à l’abri de la révolte qui souffle actuellement sur le monde musulman.

La Méduse: Vous n’appartenez pas au Front Polisario. Toutefois, vous vous montrez très critique sur l’attitude du Maroc au Sahara occidental.

Labbas Sbaï: – Avant la Tunisie et l’Egypte, les premières manifestations pacifiques dans le monde musulman ont eu lieu dans le désert, à proximité d’El-Ayoun, la capitale du Sahara occidental. Plus de 15 000 Sahraouis s’étaient installés à partir du 12 octobre dans un camp de tentes. Ils ont violemment été évacués par les forces marocaines. Les heurts ont fait plusieurs morts et des centaines de blessés le 8 novembre dernier. En envoyant des chars, des avions, contre des civils, le Maroc a perdu toute chance de trouver une issue pacifique au Sahara occidental. Ce sont les troubles les plus graves depuis 1975.

Pourtant vous n’êtes pas pour l’indépendance du Sahara occidental ?

– Je suis Marocain, mais j’ai de la famille au Sahara occidental, comme j’ai de la famille au Front Polisario. Je pense que Mohamed VI aurait pu sauver la situation en appliquant immédiatement un plan d’autonomie. Il ne l’a pas fait.

Ne craignez-vous pas que l’on vous accuse d’être proche du Front Polisario ?

– Au Maroc, dès que vous critiquez le système, on vous soupçonne immédiatement d’être, soit gauchiste, soit islamiste, soit pour l’indépendance du Sahara occidental. C’est une façon pour le pouvoir de se voiler la face et de ne pas chercher à s’attaquer aux vrais problèmes.

Vous accusez les autorités de la province de Zagora de fermer les yeux sur le trafic de cocaïne.

– Je suis revenu depuis une décennie dans cette région pour mettre en valeur l’oasis d’Oum Lâalag, qui appartient à ma famille, et pour développer le tourisme écologique dans le désert. J’ai vite découvert dans cette région, proche de la frontière algérienne, des mafias venues d’ailleurs. Elles se livrent au trafic de cocaïne. La drogue, venue d’Amérique du sud, est débarquée à Agadir, elle traverse le sud du Maroc, de l’Algérie, et depuis la Libye, elle remonte en Italie. C’est une route très peu surveillée. Ces mafias ont acheté des complicités au plus haut niveau dans la région de Zagora.

Le roi est-il au courant ?

– J’en ai parlé à certains de ses conseillers, je leur ai donné des noms. Mais rien ne bouge. En revanche, j’ai été menacé à de multiples reprises, y compris par des membres de ma propre famille qui travaillent pour les trafiquants. Ma femme et mes deux enfants sont en Suisse, ils ne veulent plus venir à M’hamid et à Oum Lâalag. Je n’ai pas peur de répéter que des députés, des procureurs, des militaires travaillent pour des barons de la drogue. C’est pourquoi j’ai été jeté en prison à deux reprises. Heureusement, les gens sont venus manifester pour me soutenir durant ma grève de la faim.

La situation peut-elle s’envenimer ?

– Il existe des alliances entre ces mafias de la drogue et Al-Qaïda au Maghreb islamique. Il n’y a pas que de la cocaïne qui transite dans cette région, mais aussi des armes. L’opinion publique l’ignore, mais on découvre parfois des caches d’armes dans le désert marocain. Des soldats sont tués lors d’affrontements. Mais tout cela reste caché. La presse est muselée. Je redoute que des terroristes ne viennent enlever des touristes dans cette région. Ce serait une catastrophe. Les hôtels se videraient, des milliers de salariés se retrouveraient sans travail. Et comme le Maroc, miné par la corruption, est très fragile, tout peut arriver…

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