Lettre de Lima à un ami lecteur (6) – Les conquistadores espagnols n’ont pas volé tout l’or du Pérou. Des Suisses le savent bien…


Le soleil en cet été ne joue pas les coquets pour briller. Sans se faire prier, sans exagérer non plus, il est fidèle aux rendez-vous quotidiens que je lui fixe, pour accompagner mes balades en ville, au bord de l’océan. Pour me tenir compagnie, sur ma terrasse aussi, au moment ou, déclinant, il laisse le ciel côté mer s’obscurcir sans se presser, en déposant sur sa palette une explosion de couleurs, entre un bleu encore lumineux, et un autre qui se laisse surprendre par le rose, les rouges, et les traînées de petits nuages aux multiples blancs. Qui s’en vont, Dieu sait où,  dans leur voyage au milieu de l’azur. Le plus content, à voir son allure ragaillardie, est mon bougainvillier. Sa mue l’a transformé. Plus beau et plus violet qu’avant, avec des petites fleurs blanches et jaunes au milieu. Rien que pour le voir, tu devrais venir partager mon verre de blanc, à l’heure de l’apéro. La vie, ainsi vécue, tu as encore plus envie de lui faire les beaux yeux.

Les vacances scolaires touchent à leur fin. Après presque trois mois! C’est long, pour ceux qui aiment l’école. Et bien trop court pour les autres. Et j’en étais. Les parents, eux, ont à nouveau le casse tête des effets scolaires à acheter. Sans parler des uniformes et des inscriptions. Des fortunes, dans certains établissements scolaires privés. De sacrés sacrifices pour qui trime jours après jour pour envoyer les gosses aux études, leur donner le meilleur, disent-ils. Et il le font. Tu vois, j’connais une dame, qui a encore un de ses trois gosses à l’école. Elle n’a pas de travail, et se demande comment elle va faire pour payer l’écolage de son bambin. Cela dans une école publique, censée apporter aux gosses de familles modestes ou pauvres une éducation gratuite. Tu parles.

Bref, d’ici quelques jours, les adolescents égaieront à nouveau la route des écoles, sur les trottoirs de Lima, dans les bus, avec leurs insouciances, leurs rires, et leurs grands yeux ouverts sur l’avenir auquel ils croient. Avec raison. Ils sont beaux, dans leurs uniformes de couleurs, tous différents selon les écoles, juste un peu plus fripés pour certains, selon le prix de l’école, de l’établissement, du tissu. J’aime les voir, ces gamins se diriger en direction de leurs bancs d’école, en sortir aussi, troupeaux de filles et de garçons, cohortes de bonne humeur, d’apostrophes, de rires et de joie. Il y a les petits, qui veulent paraître plus que leur âge, mais ne sont pas assez grands pour tromper qui que ce soit. Juste assez, cependant, pour se démerder seuls.

Et puis, il y a les plus grands, les habitués, déjà, qui snobent leurs cadets. Et je ne te parle pas des grands, enfin, des plus grands et des plus grandes. Ceux et celles qui s’écartent du gros de la troupe, main dans la main avec leurs juvéniles premières amours, pour s’isoler en couple précoce, du moins dans leurs rêves de jeunes. Leurs sourires, et même, je dirais, le sérieux qui se lit sur leur visage, montrent assez que leurs mots sont de tendresse, définitifs. Leurs phrases sont de celles qui font pétiller les yeux, éveiller les sens, parce qu’empruntées à un vocabulaire qui se veut une succession de paroles qui se concluent à coups de toujours. A coups de serments. Et pour toujours, s’imaginent-ils. Toi qui l’a aussi dit, en déclarant ta flamme sincère, dans ces moments, tes flammes, devrais-je dire, tu sais combien il s’est répété de fois, ce mot, dans une vie d’amoureux. D’amoureuse. C’est vrai qu’ils sont beaux, ces gosses et ces gamines, qui se font la cour, la préférant à leurs devoirs. Il sera bien assez tôt d’affronter les parents pour les rappeler à leurs travaux scolaires.

Tu vois, ces rues chargées d’étudiants, me donnent l’envie de flâner. Tout en regrettant de n’avoir que deux yeux pour enregistrer ma boulimie d’images. L’autre jour, j’ai croisé deux vieilles dames. Les deux subissaient les journées comme de nouvelles épreuves à vivre. Elles discouraient, je veux dire qu’elles tentaient de se parler, non sur la misère qu’elles avaient en commun, mais sur ce monde qui ne voulait pas les laisser s’en aller ailleurs. Là où tout devient définitif. Mais bien peu de sons sortaient de leur gorge fatiguée. La première avait la peau qui ressemblait à une pomme blette, et plus encore. A croire que toutes les rides du monde s’étaient données rendez-vous sur le visage creusé de la vieille. Dieu pourtant qu’il avait dû être beau, un jour, ce visage. La seconde, encore plus ridée, mâchait quelque chose, avec les deux ou trois dents qu’elle conservait, contrairement à son infortunée compagne, qui n’avait des dents plus qu’un lointain souvenir. Elle aussi mâchouillait quelque chose. Peut-être pour se donner l’illusion de manger?

Tu vois, quand on a le temps, lorsqu’on prend le temps de l’amadouer, en lui promettant que jamais tu ne porteras de cadran qui aiguille et rythme la vie, c’est fou ce qu’on peut voir, découvrir. Comme cette petite mendiante, vieille, peut-être, sans âge, que la vie n’a pas épargné, qui ne peut désormais plus rien faire d’autre que de trouver la force pour tendre la main. Accueillir une hypothétique pièce d’argent. Cette petite vieille, disais-je, je la retrouve chaque matin au même endroit, sur son lieu de «boulot». Elle a bossé toute sa vie, la vieille, pour des clopinettes. Et beaucoup de mépris. Pire, trop d’indifférence. La même indifférence qu’ont les gens qui croisent quotidiennement «ma» vieille sur leur chemin, sans même un regard. Il n’y a pas pire que la misère, sinon la misère elle-même, lorsqu’elle s’accompagne encore de la résignation.

Et puis, avant de te parler d’une folle semaine, j’ai encore en mémoire le regard de tendresse que j’ai osé porter sur cette mère, qui tenait son enfant de quelques mois sur les bras. Elle était belle. Et fière, cette maman. Et elle tenait à le montrer. Tu sais, comme le font les mamans qui veulent le faire savoir, avec cette invitation dans leurs yeux à partager leur certitude, à savoir que leur rejeton est le plus beau. Alors, je n’ai pas pu m’empêcher de répondre à son invite, de la complimenter sur son bébé. Histoire de lui dire qu’il était réellement le plus beau. Tu sais, tu ne rendras jamais plus lumineux le sourire d’une mère en lui affirmant cela. Le temps d’un instant, ce compliment illuminera son existence. Par-delà les problèmes et les soucis du quotidien. Et le sourire qu’elle m’a rendu, cette maman, vois-tu, il a enjolivé ma journée. Pour encore l’ensoleiller. Davantage, je veux dire.

En parlant de boulot. Je savais que je ne tiendrais pas longtemps en me tenant trop éloigné de lui. C’est que la vie, tu sais, elle a besoin d’être racontée, par des acteurs-témoins qui savent lui donner des couleurs et la rendre belle, parce que les hommes ne sont pas tous des canailles. Je veux dire des politiciens, des industriels sans état d’âme pour leurs semblables. Mais lorsqu’elle se plaint des hommes, cette vie, qui n’en font qu’à leur tête pour se faire du fric à n’importe quel prix, tu ne peux alors rester passif, spectateur insensible face à l’indicible. Et l’indicible, je l’ai vécu, vu, il y a quelque temps, en me rendant à Madre de Dios, la bien mal nommée, en l’occurrence, dans cette région amazonienne péruvienne, où les hommes, pour extraire la richesse du sol, l’or, torturent la terre, la forêt. Là où des femmes, gamines, pour certaines, se prostituent. Encore une affaire de misère.

Une chose est certaine: les conquistadores espagnols n’ont pas volé tout l’or du Pérou. Ni non plus cet infâme Pizarro, inculte et repris de justice aux ordres de la couronne ibérique, d’une Isabelle la catholique que les courants conservateurs aimeraient voir sainte. Une sacré insulte pour les victimes des sabres qui s’abattaient avec sa bénédiction et celle de Rome. Bref, la preuve qu’ils n’ont pas tout piqué est que le Pérou regorge encore et toujours de ce métal précieux. Aujourd’hui, selon une étude péruvienne sur l’extraction aurifère non industrielle du Département péruvien de Madre de Dios (MdD), en Amazonie, le Pérou est le premier pays exportateur d’or en Amérique latine. Le 5e au monde. Grâce à l’appétit affiché pour ce métal refuge par des pays comme la Suisse, 3e plus grand acheteur d’or du Pérou. Et dire que ce pays est également le plus gros producteur d’argent au monde.

J’ai voulu en savoir plus, sur cet or. N’hésitant pas à m’enfoncer dans la « selva » péruvienne, à la rencontre de mineurs, des orpailleurs, pour y découvrir le spectacle hallucinant d’une Amazonie, poumon de la planète, dit-on, en train d’agoniser. De crever. La Suisse est impliquée, dans ce scandale écologico-social, par l’achat massif de cet or, l’un des plus purs au monde, avec ses 23 à 24 carats.

L’atmosphère était étouffante, en cette matinée de février, sur cette route qui mène de Puerto Maldonado (PM) à Mazuko. La faute à une pluie torrentielle, en cette saison des pluies, qui libère sous forme de vapeur la chaleur accumulée par le sol. Où tous les moustiques du monde semblent s’être donnés rendez-vous. Le paysage défilait, fait d’exploitations agricoles, forestières, de forêts. Mais de moins en moins, à mesure que je m’éloignais de PM, au milieu d’une jungle, au sud-est du Pérou, zone frontière avec la proche Bolivie, le Brésil voisin.

Attends que je te raconte! Comme si tu y étais, dans ce lieu où m’a conduit ma curiosité. Sur la droite de cette route qui mène à Cuzco, de vastes concessions minières s’étendent, l’extraction anarchique de l’or y a été rendue possible en vertu d’une loi sur l’exploitation des richesses du sous-sol. Sur la gauche, d’autres gigantesques territoires miniers. Cette zone est pourtant interdite à l’extraction aurifère. Pourtant, partout, des cratères, jusqu’à 50 m de profondeur, ont été creusés par l’homme et ses machines, partout aussi d’immenses montagnes de terre, là où, auparavant, il y a moins de trois ans, de superbes arbres s’élevaient. Ils pourrissent désormais à même le sol, sépulcre d’un éco-système détruit par un ennemi: la fièvre de l’or.

Là où passe l’eau, ou à proximité, les orpailleurs sont au travail: sur les bords des rivières et des deux principaux fleuves, dont le «Madre de Dios» et le «dos de Mayo»; à l’intérieur des terres, où ces mêmes rivières et fleuves ont un jour creusé leurs lits, avant d’en changer, et d’en changer encore, presque à chaque nouvelle saison des pluies, laissant à la nature ce cadeau empoisonné qu’est l’or. Un or charrié par des flots qui s’en viennent inonder jusqu’aux campements de mineurs, qui se construisent et se désertent au fur et à mesure que le terrain est ratissé, laissé pour mort, avec les restes de toiles de plastique bleues, des milliers de troncs d’arbres enchevêtrés, qui servirent à dresser leur bivouacs. Faut dire que ces rivières descendent des Andes, entraînant, drainant l’or au fil de ses eaux, devait m’expliquer à Lima César A. Ipenza, assesseur au ministère « del Ambiente » (Environnement). A ce jour, plus de 460’000 hectares de forêts tropicales ont été détruits. Je te laisse apprécier ce chiffre. Qui pourrait cependant atteindre le demi-million. Au ministère de l’environnement à Lima, on préfère évoquer un peu plus de 18’000, et 400’000 autres en danger. On se voile les yeux comme on peut.

En 1997, il y a moins de 15 ans donc, 9 tonnes d’or sortaient de Madre de Dios. Ce chiffre a aujourd’hui pratiquement doublé. Il avoisinait les 17’000 tonnes l’an dernier, selon les statistiques officielles. Cette extraction est sans doute supérieure à 20 tonnes actuellement. Pas étonnant que par milliers, des hommes convergent dans cette région, des montagnes andines voisines, de Cuzco, et même de Bolivie ou du Brésil, arrivés ici grâce à la route interocéanique qui relie désormais l’Atlantique au Pacifique. Parmi eux, de nombreux repris de justice, des sans-papier, des agriculteurs et de petits ouvriers, qu’un salaire de misère a poussés vers cet eldorado. Une réalité parle d’elle-même: en dix ans, le prix de l’or a triplé. Passant de 14 francs le gramme en 2000 à 42 francs actuellement. Des étrangers, américains, sud-coréens, notamment, sont également sur place, pour y chercher une part de ce gâteau.

Dans ce département de près de 120’000 personnes, dont la moitié au moins tire profit de l’or à un titre ou un autre, qui s’étend sur quelque 85’000 km2, plus de deux fois la Suisse, entre 30’000 et 35’000 orpailleurs sont à la tâche. Seuls 78 d’entre-eux remplissent les conditions minimales pour travailler. «Les autres œuvrent illégalement», assure un ingénieur au ministère des Mines et de l’Energie, Holguer Escobar Lopez. Ce dernier ne peut qu’admettre son impuissance face à ce problème. «Impossible de surveiller ce territoire avec un effectif de 7 personnes». Selon lui, seules quelques centaines de petits mineurs travaillent encore de manière véritablement artisanale. Les autres sont groupés au sein d’entreprises, plus ou moins importantes, très éloignées des méthodes artisanales, qui exploitent l’or au moyen d’une armée de machines. Et ces machines, je les ai vues à l’oeuvre, dans leur oeuvre destructrice, je veux dire. Des centaines de bulldozers et de pelles mécaniques creusent en effet la terre, la déplacent, à l’aide de dizaines de camions. Des monstres d’acier qui s’ajoutent aux centaines de petites et grandes dragues – plus de 500, dit-on -, véritables bateaux usines, qui remuent fleuves, rivières et rives. D’après le bureau du ministère des Mines à Puerto Maldonado, que j’ai interrogé, un petit producteur artisanal déplace 200 m3 de terre par jour, sachant qu’il faut en moyenne 7 m3 de terre pour obtenir un gramme d’or. Alors qu’une excavatrice industrielle dont le coût peut osciller entre 200’000 et 500’000 francs, déplace chaque 8 heures au moins 480m3 de terre. Le calcul est vite fait, remarque l’ingénieur des Mines, si l’on sait que ces machines sont en action 24 heures sur 24, jour et nuit, grâce aux mineurs qui assurent les relais.

L’estafette qui me conduit à l’intérieur des terres, dans une zone censée être protégée, a bien du mal à se frayer un passage dans la boue, dans les ornières laissées sur cette piste de terre rouge par les camions, les machines. Les multiples petites rivières même, ne sont pas un barrage pour le puissant 4×4. A une trentaine de km de Mazuko, au cœur d’une forêt qui n’en a plus que le nom, les arbres ont été rasés, pour laisser la place à des trous béants, des monticules de pierres, de terre. Là, de grosses pelleteuses mécaniques chargent d’immenses camions qui s’en iront décharger la terre sur des tapis mécaniques. Ceux-ci ont pour mission de trier l’ivraie du bon grain, actionnés par de puissants moteurs, les uns pour aspirer l’eau de la rivière, les autres pour injecter l’eau afin de laver cette masse de gravats, d’autres encore pour actionner ces tapis, qui rejettent pierres et terre d’un côté, pour ne laisser glisser sur son rouleau en caoutchouc que le sable. D’où les orpailleurs vont extraire la poudre d’or.

La surface de cet immense chantier est au moins aussi grande que 50 à 80 terrains de football. Tu vois, même là, en pleine Amazonie, j’ai une pensée pour ce sport qui me tient à coeur, comme tu le sais. Ma présence, ainsi que celle de mes accompagnateurs, dérangent. Deux à trois mineurs vont au devant du véhicule. Visiblement, on ne veut pas de nous ici. Et encore moins de notre curiosité. Hostiles, ils craignent la presse, pour le battage fait autour du massacre de la nature et de l’utilisation massive et nocive du mercure, comme je l’explique plus bas dans ma lettre. L’extraction de l’or sur ce chantier est illégale. Mais les quelques dizaines de mineurs n’en ont cure.

A quelques km de là, un autre chantier est ouvert. P.H est propriétaire de cette concession de 50 hectares. Il est censé travailler comme agriculteur la terre achetée il y a quelques années par l’intermédiaire d’un homme de paille. Avec son frère, deux ou trois machines lourdes et 8 ouvriers, il a fait de son territoire agricole un véritable Emmenthal, pour extraire mensuellement entre 600 et 800 grammes d’or: 25% pour les ouvriers-mineurs, le reste pour les patrons et les infrastructures. Jamais personne ne l’a inquiété. Il n’est pas le seul. Avec son mari et ses cinq enfants, Maria cultivait il y a 3 ans encore du riz, de la yucca et bien d’autres produits fermiers. «Pour gagner 200 à 300 soles par moi, cela ne valait plus la peine. L’agriculture ne rapporte plus rien», s’insurge-t-elle. A peine une centaine de dollars.

Encore une fois, la politique des gouvernements péruviens – notamment – est là aussi un échec criant. Leur incapacité chronique à valoriser l’agriculture, les “campesinos” et leurs produits est scandaleuse. Franchement, à qui la faute? Tu reçois des clopinettes, de quoi crever de faim après t’être cassé le dos à produire le don de la terre, après avoir semé. Et tu voudrais que ces paysans continuent à la travailler, cette terre, alors qu’en la retournant, non pour des labours, mais bien pour y chercher de l’or, ils ont de quoi même envoyer leur progéniture à l’école. Et vivre. En économisant pour l’avenir. Tu vois, y’a pas photo. Qui sont les criminels, dis-moi, qui ont permis l’exode des campagnes de gens venus s’installer sans avenir dans des bidonvilles insalubres. C’est là, dans ces endroits de non-vie que j’obligerais à vivre les politiciens, les décideurs, les faiseurs de discours, de promesses. Le problème n’est du reste pas différent en ce qui concerne la culture des feuilles de cocas, matière première pour la drogue qui enrichit cartels et politiciens mafieux du Mexique à la Colombie et au Pérou, cela à coups de milliards de dollars. Franchement, sincèrement. Tu prends un paysan en Colombie, au Pérou, tu lui dis: écoute, tu reçois 1’000 balles pour cultiver ton blé, tu bosses comme un fou et tu crèves la dalle, moi, je te donne 10 fois plus pour cultiver la feuille de coca; crois-tu qu’il va hésiter?

Bon, je reviens en Amazonie, après cette parenthèse, pour mieux te faire comprendre pourquoi la colère de Maria est justifiée. Sa colère, et celle de la plupart des agriculteurs ou des forestiers, qui ont fait le choix: creuser le sol pour en extraire la précieuse poudre d’or. Aujourd’hui, avec sa famille, elle se fait entre 400 et 500 soles par jour. Une petite fortune, si l’on songe que le salaire minimum au Pérou s’élève à 600 soles, 220 dollars, et qu’un professeur d’école se fait difficilement 1400 soles. Pas étonnant que MdD continue d’attirer mineurs, gamines et femmes dans cette région de non-droit dans laquelle les orpailleurs font la loi ou presque. En toute quiétude. Une zone de non-droit, y compris pour de nombreux jeunes enfants, entre 10’000 et 12’000, utilisés comme laveurs d’or et dans les tâches les plus difficiles, selon les propos du ministre de l’environnement, Antonio Brack, cité par la presse dominicale du 20 février, après le bombardement de barges industrielles, machines puissantes pour «récolter» le précieux métal jaune. Cela me fait sourire. Une fois encore, le ministre et les siens, le gouvernement de Garcia, donc, n’a pas la bonne réponse en réprimant. Réprimer? A mes yeux, c’est bien l’absence d’alternative qu’il faudrait condamner. Et qu’est-ce que le gouvernement propose pour donner du boulot à ces gens? Rien. Parce qu’il s’en fout. Mais pas de ce que cela rapporte, au pays, dans une certaine mesure, mais aussi et surtout dans quelques poches. Au Pérou et ailleurs. En Suisse par exemple.

Mon enquête, j’ai tenu à la pousser un peu plus loin. Pris par ce passionnant papier, pour lequel je me suis impliqué, pour la beauté du boulot qui est le nôtre, lorsque de tels sujets nous arrivent. Mon plaisir a en outre été décuplé parce que la notion du salaire était absente, vu que je vis, comme tu le sais, ma retraite. Et que rien, ni personne, ne m’a obligé à le faire. Le truc gratuit, si je puis ajouter. Pour le bonheur d’écrire, de me dire qu’il est loin le moment où je poserai la plume. Alors, j’ai poussé plus avant ma curiosité, afin de tenter de connaître la destination finale de cet or. Je n’ai pas été déçu. Ni trop surpris.

La rue Ernesto Rivero, à PM, toute de terre battue, abrite de nombreux commerces liés à l’or, dont les locaux de «OroFino”, qui affiche sa pub en toutes lettres sur sa devanture: «Mine pour un Pérou puissant», et, surtout, «MG Mega La Red – Transferencia». Tu l’auras compris, c’est par eux que transite en Suisse, notamment, le gros de l’or de MdD. En particulier la seconde nommée. Sous le couvert de l’anonymat, l’un des responsables, prudent, me confiera que c’est par l’intermédiaire de ses bureaux que le métal précieux, après raffinage, s’en va pour la Suisse. En particulier dans deux sociétés, l’une, affirme-t-il, sise sur les bords du lac de Lugano, l’autre à Neuchâtel: Metalor, tu t’en doutais.

De là, le précieux métal s’en va grossir les stocks de lingots des banques suisses, des bijouteries et joailleries de luxe des bords de la Limmat à Zurich, des rives du Rhône à Genève. Combien de kilos s’en vont pour la Suisse? «La plus grande partie de l’or de la région», me dira le bonhomme en question. Je n’en saurai pas plus. De son côté, la Chambre de commerce Pérou-Suisse, par la voix de sa directrice, Corinne Schirmer, contactée à Lima, ne fait pas mystère des montants en jeu. Selon elle, l’ensemble des exportations de l’or du Pérou destinées à la Suisse s’est élevé à 3,651 millions de francs en 2009. Elles se montent à 3,2 millions, d’après les données qui vont de janvier à novembre 2010. Pour la même période, la part du marché artisanal de l’extraction avoisine les 60% (58%), relève-t-elle, sans être en mesure d’apporter ou de confirmer la destination finale de cet or en Suisse. «Nous n’avons pas cette information».

«La Suisse est consciente des graves problèmes environnementaux de contamination au mercure causés par les activités minières, en particulier dans la région de Madre de Dios, commente pour sa part l’ambassadrice de Suisse au Pérou, Anne-Pascale Krauer Müller, interrogée sur le rôle que Berne pourrait jouer en faveur d’un «or propre, éthique». Dans son bureau de l’Avenue Salaverry, à Lima, elle relève qu’à la demande du gouvernement péruvien, la Direction du développement et de la coopération (DDC) a soutenu pendant 8 ans un projet au Pérou visant la formation des mineurs artisanaux. La DDC, dit-elle, appuie actuellement une phase de deux ans de transfert des expériences aux différents acteurs. « A travers notre soutien à ce projet, la Suisse contribue à l’élaboration de solutions pour réduire l’impact environnemental de la «mineria» artisanale ». Et de préciser: «Au niveau international, Berne s’engage dans les négociations en vue de la conclusion d’une convention juridique contraignante sur l’usage du mercure”. A vérifier, en 2013! Année où une réunion internationale doit se tenir sur la question du mercure. Le monde politique, décidément, n’est pas pressé d’apporter des solutions aux problèmes. L’Amazonie attendra. Comme la planète d’ailleurs. En attendant, des institutions bancaires et des sociétés se remplissent les poches. Surtout que le prix payé pour cet or est dérisoire, en comparaison des dégâts. Irréparables?

42 francs le gramme d’or, 42’000 le kg. Le prix, de cet or extirpé de l’enfer vert et jaune, n’est assurément pas cher payé face au désastre écologique, environnemental. Social. Parallèlement ou plutôt à cause de l’or, un autre fléau est venu ternir un peu plus l’image de Madre de Dios. Et non des moindres. Figure-toi que des centaines de prostibars, des bordels en d’autres termes, accueillent désormais des centaines de filles, dont nombre de mineures, qui se prostituent.

Combien sont-elles ces femmes accourues de toutes les régions du Pérou, de la selva à Cusco, mais aussi du Brésil et de la Bolivie? 1’500 à 2’000, 3’000, plus? Selon «El Comercio» du 20 février 2011, plus de 1’200 gamines entre 12 et 17 ans «alimentent chaque année les bordels de la région. «Une fois là-bas, séquestrées, elle n’en ressortent plus», va jusqu’à écrire l’éditorialiste de ce quotidien. Le chiffre laisse songeur. Mais ne surprend pas Oscar Guadalupe Zevallos, sociologue, que j’ai rencontré à Mazuko, petit village de l’Amazonie, à près de 500 km de Cuzco. Lui et son épouse Ana ont créé il y a 13 ans un centre d’accueil pour mineures, par le biais de son Association Huarayo. Avec une équipe de 6 collaborateurs, il a notamment pour vocation d’extirper des bordels des gamines. Un sacré pari. Doublé d’un sacré courage. Certaines, de ces gamines, ont souvent à peine 13 ou 14 ans. Plus d’une septantaine d’entre-elles ont été sorties des bouges l’an dernier, grâce à l’entêtement d’Oscar et de ses collaborateurs. En 2010, près de 1’500 femmes, victimes de viols, de violences domestiques, de drames de l’alcoolisme, ont bénéficié du suivi apporté par Huarayo, financièrement appuyée par Terre des Hommes. Un appui sans lequel rien ne serait possible, en l’absence de mesures gouvernementales. On est décidément bien loin des conventions internationales sur les droits de l’enfant. Mais tellement proche, en revanche, de cette stupéfiante faculté qu’ont les gouvernements successifs de ce pays à jouer aux trois singes chinois: ne rien voir, ne rien entendre et ne rien dire. Sauf en période électorale, quand il s’agit de promesses. Enfin, tu connais cela aussi bien que moi. Surtout que cette incurie est loin d’être l’apanage des politiciens d’ici.

L’indicible. C’est au coeur de l’indicible que j’ai en effet pénétré en ce jeudi de février. Je t’explique, peut-être comprendras-tu mieux ma colère, mon indignation. De chaque côté de la route empruntée ce jour-là, s’étendait un petit village, des maisons de bois et de planches, de toiles. Je te décris, comme si tu y étais, ou presque. Quelques petits commerces, «épiceries», bancs où sont entreposés fruits et légumes, viandes. Sur la gauche de la route de ce village nommé La Malito, au km 108 de la transocéanique, entre Puerto Maldonado (PM) et Cuzco, un chemin de boue mène entre deux rangées de taudis exploités par des gens qui gravitent autour des orpailleurs. On y trouve même un hôtel, de passe, sans doute, plus calamiteux que tout le reste. Les cafards même n’en voudraient pas. On y trouve aussi des bureaux «internet», sans parler des «boutiques» qui affichent la couleur: achat et vente d’or, de dollars. Au milieux de ces cabanes, de bric et de broc, un chemin fait de planches, large de moins de 150 cm, à l’abri des crues. Une façon d’empêcher la police de pénétrer sur les lieux avec leurs véhicules, m’assure-t-on. Deux motos peuvent à peine s’y croiser. C’est sur l’une d’elle que je m’enfonce dans cette réalité. Elle me conduit sur un terrain de terre. Le spectacle qui s’offre pèse doublement à mes yeux: un campement de mineurs abandonné. Cela, à moins de 300 mètres du nouveau, avec ses immenses machines lourdes, modernes, plus proche des nouvelles prospections d’or. La forêt n’est plus qu’un souvenir sur des milliers d’hectares meurtris, blessés. Pourtant, obligation est faite aux orpailleurs de remettre en état le terrain, de reboiser. Mais de la loi, ils s’en moquent. Comme ils se moquent de tout, à force d’avoir un jour crevé de faim, pour certains. Depuis belle lurette, le mot respect de la nature a disparu de leur vocabulaire. Et encore plus lorsqu’il s’agit de femmes. De prostituées.

A l’intérieur d’une surface relativement restreinte, on a procédé à l’érection sommaire d’une quarante de « prostibars ». Pas moyen de s’y tromper, avec les devantures qui affichent de provocatrices photos, et des filles qui attendent le client. Dans certains bars, les plus grands, on compte jusqu’à 50 femmes, commente celui qui a accepté de me servir de guide, afin de surmonter les méfiances, voire de prévenir les agressions à mon endroit. Certaines sont jeunes, très jeunes même. Impossible de mettre un âge. Huarayo est catégorique: 40% d’entre-elles ont moins de 18 ans.

J’ai poussé le plus loin possible mon enquête. Dans l’un de ces bars, Karin, une jeune et belle gamine qui assure avoir «un peu plus de 18 ans» a accepté de témoigner. «Je gagnais 20 à 30 soles (7 à 11 francs) par jour pour faire le ménage» Ici, en faisant boire les hommes, en couchant avec eux, parfois, je me fais plus de 4’000 soles en moyenne par mois».

Une fortune. Mais à quel prix. Karin à quitté une autre localité de l’Amazonie, ainsi que ses parents, il y a un an, pour aller tenter sa chance dans plusieurs villes sises sur la côte Pacifique, à chaque fois pour des salaires de misère. Certaines filles, vois-tu, parmi les plus jeunes, les plus belles, les moins « regardantes », peuvent gagner deux fois ce qu’amasse Karin. Celle-ci m’assure être libre de venir et de partir, et qu’elle le fera lorsqu’elle estimera que sa «fortune» est faite, en dollars et même en or, puisque nombre de clients rétribuent ses charmes en jaune.

Mais toutes n’ont pas la chance de cette jeune fille. Des témoignages recueillis par Oscar Guadalupe et son épouse Ana martèlent de cruels épisodes de vie vécues par des gamines. Dora, Janeth, Carmela, Soledad ou Johana, sont d’autres pensionnaires de ces lieux avec lesquelles nous avons partagé le verre témoignent du sordide de leur existence, sans vraiment en prendre conscience. Plusieurs, pour ne pas dire beaucoup, en l’absence de chiffres, vivent surveillées comme de véritables esclaves sexuelles, trompées, amenées à MdD par des agences mafieuses pour l’emploi, qui promettent du boulot dans des restaurants. Les recruteurs ne reculent devant rien. Mais est-ce bien nouveau, dis-moi? Des annonces dans des journaux du pays invitent les jeunes filles universitaires assurées de toucher le chômage dès la fin de leurs études à se joindre à des sociétés bidons pour occuper des postes à responsabilités bien rémunérés. Sur place, il est souvent trop tard pour se rendre compte combien elles ont été abusées. Doublement.

«Une fois dans le campement, commente Oscar, les filles qui refusent de se prostituer sont obligées de payer le coût de leur voyage, de leurs habits, de leur misérable chambre. Si elles veulent manger, elles doivent accepter des passes. De véritables «esclaves». Sur les routes de la région, la police exerce des contrôles pour éviter la contrebande. Mais il ne viendrait pas à l’idée des flics de demander les papiers aux adolescentes qui voyagent». Certaines, même, arrivent cachées dans des camions citernes. Corruption? A n’en pas douter. Et jusqu’aux plus hautes sphères dirigeantes du pays. Il y a quelques années, les autorités régionales de MdD faisaient business avec les orpailleurs, intermédiaires qu’ils étaient pour vendre trax, pelleteuses mécaniques, moteurs… Récemment, une équipe de TV est allée chercher des images sur ces lieux. Le ministre de l’environnement Antonio Brack est intervenu pour convaincre l’équipe de couper certaines d’entre-elles. Par peur de voir écornée l’image du Pérou. On masque ce que l’on peut. Quitte à se mettre de la paille dans les yeux. L’histoire des trois singes chinois me revient à chaque fois à l’esprit. Surtout si je songe qu’un Garcia, président qui l’était déjà il y a une vingtaine d’années, s’est largement abreuvé de l’or pour alimenter sa soif de voler un peuple qui n’a pourtant pas hésité à le remettre au pouvoir. Il n’y a rien de pire que l’absence de mémoire sinon l’indulgence qu’on a pour justifier son ignorance.

Pas étonnant, dès lors, que des localités comme La Malito se soient multipliées ces dernières années avec l’arrivée et le redoublement des campements de mineurs: Huepetuhe, Delta I et tant d’autres, et jusqu’à Mazuko, qui m’ont offert le même spectacle quelques jours auparavant: de cités-bordels, en érection pour le plaisir de l’homme. Comme une insulte à la dignité, érigées pour donner à des femmes l’illusion de vivre pour échapper à la pauvreté, à leurs désillusions. Comme pour se venger de la vie de les avoir abandonnées sur le chemin de leurs rêves.

Attends! Tu ne sais pas tout, jusqu’où peut mener le désespoir de quiconque les a un jour abandonnés, ces rêves: dans la seule ville champignon de Delta I, l’Association Huarayo a recensé plus de 100 prostibars. Idem pour Huepetuhe.

Récemment, une des rares descentes de police a tourné court: les habitants du lieux ayant détruit et coupé les voies d’accès. Face à une population prête à tout, la police dû battre en retraite. Reste qu’à chacune des rares irruptions des forces de l’ordre, les hommes de mains des patrons de bordels sont avertis. Patron? Selon des chiffres qui me furent confirmés par la « Défensoria del Pueblo, à PM, près de 60% des prostibars sont tenus par des femmes. Bref, tu l’auras compris, dans ce monde quelque peu irréel, des hommes accourent pour faire les yeux doux à la fortune. Qui n’est pas souvent tendre avec eux. « 3 à 4 meurtres ont lieu chaque semaine. Et je ne compte pas les nombreux cadavres retrouvés sous des tas de terre. Exécutions, accidents? Nul ne peut le dire, ou ne veut dire ce qui s’est passé pour ces types, dont on ne connaît même pas l’identité, pas davantage qu’on ne connaît les identités des pères d’enfants qui naissent ici, abandonnés au même titre que leur mère, des gamines souvent très jeunes », commente, dépité le Père Felix Arbex. Un sacré bonhomme, dont je te parlerai un peu plus bas dans cette lettre. Le temps que tu prennes connaissance d’un autre fléau que les hommes s’acharnent à cultiver dans cette région du monde.

Peut-être ne le sais-tu pas, mais Madre de Dios passe pour abriter la plus vaste biodiversité du Pérou. Pour combien de temps encore? Il n’est pas loin le temps où jaguars, jaguars noirs, cousins de la panthère, pumas, caïmans, tortues géantes, espèces d’oiseaux par centaines, de poissons par milliers, devront battre en retraite dans les deux plus importantes réserves naturelles du Pérou, face à l’ingérence des orpailleurs dans leurs habitats. D’ores et déjà, les conflits sont nombreux avec les onze communautés indigènes. Elles aussi menacées dans leurs existences.

La bataille pour l’Amazonie dans la région de MdD contre le déboisement, pour la défense de l’environnement et l’exploitation sexuelle trouve en effet encore un adversaire de taille dressé par les orpailleurs, en raison de l’utilisation à grande échelle du mercure, pour séparer le sable de la poudre d’or. Pour un gramme d’or, 2 à 3 grammes de mercure sont nécessaires, voire bien davantage, selon les cas, estiment les experts. Entre 40 et 60 tonnes de mercure rejoignent ainsi annuellement les fleuves, entraînant la contamination de l’air, des sols, de l’eau, affectant gravement la santé des personnes, contaminant les poissons, la nourriture… J’ai rencontré sur place un groupe de scientifiques nord-américains de l’Université de Stanford: l’alerte est au rouge, m’a confié Marily Eagle, l’une des scientifiques, «les poissons, dont se nourrissent les indigènes, et sur lesquels des prélèvements ont été effectués révèlent une dangereuse contamination». Mais la pollution de la forêt amazonienne de MdD ne commence ni ne s’arrête avec le mercure. Selon les estimations des milieux écologiques, chaque jour plus de 60 camions citernes entrent dans cette région, porteurs chacun de 3’000 à 4’000 galons de combustible pour alimenter les moteurs. Plus de 200’000 galons sont ainsi quotidiennement brûlés, et plus de 2’000 litres d’huile sont renversés journellement sur le sol, avant d’être emportés par les pluies. Jusque dans les fleuves. Un sacré gâchis, tu en conviens!

Quoi faire et surtout que faire? Interdire l’utilisation du mercure pour l’extraction de l’or au Pérou? La question est posée. Même si la seule utilisation de ce mercure n’est qu’une face d’un ensemble de problèmes. Encore faut-il proposer des alternatives. C’est ce à quoi s’est attaché il y a quelques années le missionnaires genevois Felix Arbex, la soixantaine, qui a passé une bonne partie de sa vie à Puerto Maldonado. Fondateur de deux centres pour adolescents et enfants, «Principio» et “Hogar San Vicente», ce Genevois d’origine, adepte de la Théologie de la Libération, a mis au point une petite machine apte à séparer l’or du sable sans le mercure. Aujourd’hui, il a passé le flambeau à Terre des Hommes, dans le but de développer le projet pour lequel TdH reçoit une contribution financière de la DDC à Berne, m’a d’ailleurs confirmé à Lima Jean-Christophe Favre, de la COSUDE. Problème: pour l’heure, l’invention n’a de loin pas convaincu les orpailleurs. Entre 2007 et 2008, le gouvernement péruvien a investi plus de 7 millions de soles – environ 2,5 millions de francs dans 133 projets de ce genre. Avec le même échec. Felix Marin, coordinateur de TdH au Pérou, ne se décourage pas pour autant, il attend beaucoup de son rendez-vous, en mars prochain, avec un ingénieur péruvien, Carlos Villachica, inventeur d’une machine appelée à être une véritable alternative pour un «Or juste, propre, éthique». C’est aussi cela qu’attend à Genève Mme Veerle van Wauwe, d’origine belge, à la tête de «Transparence», une société qui prône et promeut la création et la distribution de bijoux en or «éthique». En juillet dernier, elle s’est rendue à MdD afin d’offrir ses services à une association de mineurs, histoire de servir d’intermédiaire entre les producteurs et les grands commerçants de bijoux et de montres. L’idée a séduit un dirigeant syndical, désireux de garder l’anonymat. « C’est la seule aide et proposition tangibles reçues à ce jour pour les mineurs, l’unique alternative».

Tu vois, les choses bougent. Mais changer les mentalités sur place n’est pas chose facile. Surtout compte tenu du fric qui est jeu. Je veux dire de l’or. Ce métal jaune qui ne cesse de prendre de la valeur, après les crises financières, les instabilités des monnaies, du dollar et de l’euro, qui se prêtent à tellement de spéculation. Décidément, les hommes n’apprennent pas de leurs erreurs.

Une autre Suissesse s’est elle aussi intéressée à l’or de MdD. La jeune anthropologue lausannoise Elodie Glauser a en effet consacré il y a quelque temps un travail universitaire de près de deux ans à l’extraction de l’or à MdD, et passé deux mois dans cette région. «A Madre de Dios, si les acteurs concernés connaissent les effets du mercure sur leur santé et l’environnement, ils ne s’en soucient que fort peu. Leurs inquiétudes touchent des questions de survie plus immédiates». Elodie a elle aussi des mélodies dans la tête, pour favoriser, sur place, la confection artisanale de «bijoux éthiques». Quant à Antonio Brack, ministre de l’environnement, il parle régulièrement d’interdire toute la mineria à MdD. C’est sans compter avec les orpailleurs et habitants, qui font souffler un vent de révolte à chaque nouvelle menace. Le problème va bien au-delà de simples interdits, estime du reste Elodie: “Il est rarement mentionné, écrit-elle, que les activités autour de l’or permettent à des milliers de gens d’échapper à la pauvreté, et que l’activité aurifère génère un grand nombre d’emplois indirects».

Ce qui m’a frappé, vois-tu, au-delà encore de tout ce que j’ai écrit après une semaine passée sur le terrain, c’est la bêtise des hommes. Rien de nouveau, me diras-tu. Mais là, vraiment, on dépasse l’entendement. Entre ministères, on n’est même pas fichu de s’entendre, pour l’octroi des concessions. Est-ce voulu, pour favoriser plus encore la corruption? Un fait est certain, le système des concessions pour l’extraction de l’or, de l’exploitation du bois dans les forêts et des terres cultivables, aujourd’hui encore et toujours en place au Pérou, n’est sans doute pas étranger à l’anarchie qui règne actuellement. Il n’est pas rare, sinon fréquent, de voir une même terre jouir de deux, voire trois concessions octroyées à des personnes différentes, hommes de paille compris. Et cela, par des ministères différents. Cette superposition des droits fait bien entendu la part belle aux orpailleurs. En réalité, conflits et règlements de compte sont aussi générés par l’attribution de la même concession à différents propriétaires: le sous-sol au «mineros», la surface au agroforestiers ou autres, y compris les natifs. Le droit à l’exploitation du sous-sol, y compris et surtout par l’Etat, l’emportant toujours sur tous les autres. Dois-je te rappeler les incidents meurtriers, il y a plus de deux ans, entre les communautés indigènes de l’Amazonie et les forces de l’ordre. Tout cela, parce que le sous-sol contenait des richesses que l’Etat de Garcia voulait exploiter, donner à exploiter, plutôt, à des multinationales étrangères. Cela, en déplaçant les autochtone. Ce gâchis a fait plus de 50 morts, le leader de cette révolte s’étant réfugié à l’étranger. Triste réalité. Interrogé sur cette chaotique superposition des droits, le président régional de PM, Luis Herrera, qui représente le ministère de l’Intérieur, déplore cette réalité. Qu’il espère voir changer un jour. Quant au représentant du ministère des Mines à Madre de Dios, il avoue sont impuissance face aux mineurs qui imposent la loi de la jungle. Désabusé, celui-ci commente qu’aucune personne n’a été condamnée à ce jour pour travailler illégalement l’or, à une exception près. Les sonnettes d’alarme ne semblent pas trop émouvoir le gouvernement péruvien. Laxisme? Incapacité à affronter la situation? Sans doute les deux. Qui s’ajoutent à la corruption. Un mal endémique.

Sur le dos des gens, des populations. Quelques jours après mon séjour à MdD, une opération militaire et policière d’envergure a été décidée, en présence de trois ministres du gouvernement. Il faut bien donner le change face à l’opinion publique. 1’500 militaires et policiers ont fait fort. Le 1er mars, les opérations se sont poursuivies, faisant quatre morts parmi et de nombreux blessés parmi les mineurs, en particulier, dont certains grièvement. En dix jours, 35 dragues fluviales utilisés par ces mineurs ont été détruites, a indiqué le lendemain de ces violences le ministre Brack. Qui a toutefois annoncé une suspension de l’opération, comme un “geste de bonne volonté” pour obtenir l’arrêt des protestations des mineurs dans la région de Puerto Maldonado, et faciliter un accord sur la formalisation du secteur.

Tu le constates, une fois de plus, on a choisi la force, par le biais d’une opération coup de poing, pour faire face à un problème qui nécessiterait du courage politique, avec des décisions courageuses. Il faut croire que valoriser l’homme, le travailleur dans son combat quotidien de la vie ne fait pas partie des préoccupations du pouvoir. Pas nouveau, n’est-ce pas?

Je cherchais un moyen d’effectuer une transition entre mon reportage et l’actualité politique dans le monde. Et tu sais que j’aime bien conclure en m’y collant. Aujourd’hui, je m’interroge sur ce qui a bien pu pousser le Vénézuela, Cuba et le Nicaragua à prendre parti pour ce malade mental qu’est devenu aujourd’hui Kadhafi, dangereux mégalo. Tu le sais, je ne l’ai jamais caché, j’ai toujours été plus proche de Caracas, de La Havane, de Managua que de Bogota et de Washington. Cela ne m’a cependant jamais empêché de garder mon indépendance, afin de conserver mon esprit critique. Vois-tu, à force de cultiver le goût de «l’anti», je crains que des pays comme le Vénézuela, Cuba et le Nicaragua en arrivent à ne plus avoir le recul nécessaire pour prendre leurs distances avec des régimes dont ils se déclarent amis. Ceci dit, cette mascarade me fait sourire. Avec une Europe muette, lorsque Kadhafi retenait en otages les deux Suisses, avec un Obama qui a vite oublié son «yes we can», et qui s’est bien vite rangé derrière le leader de la révolution libyenne pour oublier les sanctions. Les politiciens, à ce niveau, et les p… on ceci de commun qu’ils n’ont aucune pudeur. Aucun amour propre. Le 21 avril 2009, si, si, je te le confirme, la secrétaire d’Etat américaine, Hillary Clinton, assurait vouloir renforcer les relations entre les Etats-Unis et la Libye. Et je ne te parle pas de l’Angleterre, ni de l’Italie et pas davantage de la France, qui réclament à grands cris d’orfraie le départ de ce fou. Le problème est qu’il l’était tout autant lorsque ces pays ont déroulé le tapis rouge pour l’accueillir, y compris Berlusconi, son copain, et Sarkozy, avec sa tête dodelinante. Par crainte de rester au centre? Dans un langage pas très diplomatique, je le concède, on appelle cela hypocrisie. Dans mon langage à moi, qui n’ai aucune raison de procéder à l’autocensure, je déclare que c’est de la fumisterie. Le pire, oh, pas surprenant, au demeurant, c’est qu’il ne s’est trouvé aucun journaliste pour le leur rappeler.

Je reste encore un instant dans l’actualité. Enfin, dirais-je, le procès du vol de bébés nés de prisonnières politiques pendant la dictature argentine s’est ouvert à Buenos Aires. Deux anciens dictateurs, dont Videla, déjà condamnés à la prison, ainsi que six militaires répondent de leurs crimes entre 1976 et 1983. Une fois de plus, l’Argentine fait face à son passé. C’est en effet la première fois dans l’histoire de ce pays qu’un tribunal tente de faire la lumière sur l’enlèvement de 500 bébés. Tu m’as bien lu, 500 créatures, sous le régime de cet individu nommé Videla. Pendant la dictature, la tristement célèbre école technique a été, comme tu le sais, un des principaux lieux de torture et d’exterminations d’opposants politiques. Les victimes étaient enlevées clandestinement par des agents puis conduites vers le centre d’extermination pour y être d’abord torturées. Les femmes enceintes qui se trouvaient parmi elles accouchaient derrière les barreaux avant d’être tuées. La maternité était située au premier étage de l’ESMA, au centre de Buenos Aires, dans une petite pièce que les prisonniers surnommaient Capucha (Cagoule). Les disparues, les fers aux pieds, accouchaient encagoulées.

Après l’accouchement, les mères étaient jetées à la mer du haut d’un avion miliaire. Vivantes. Quant aux bébés, ils étaient habituellement remis à un militaire ou à l’un de ses proches. Je te rappelle que des aumôniers militaires catholiques bénissaient les avions qui s’en allaient accomplir leur sinistre besogne: jeter prisonniers et prisonnières hors de la carlingue. Et la hiérarchie de l’Eglise catholique le savait. Comme elle l’a su en Espagne où des actes similaires se sont déroulés sous la dictature du sinistre Franco, l’ami personnel de saint Balaguer et de nombreux hauts empourprés de l’Eglise en Espagne. Tu vois, à Buenos Aires, sur les bancs des accusés, j’aurais aimé y voir aussi certains de la hiérarchie de l’Eglise catholique en Argentine. Pour qu’ils répondent également de leurs crimes, complices des militaires, complices de ces hommes qui arrachaient à leurs mamans torturées d’innocentes créatures. Pour l’Eglise, la morale était sauve: on sauvait un bébé dans le ventre d’un mère gauchiste, horreur et damnation, avant d’assassiner cette dernière dans les pires souffrances, puis de remettre ces enfants à de bonnes familles. Catholiques croyantes et pratiquantes. Mais assassines. Une sorte d’avortement à l’envers, si je puis dire. Il n’y a pas pire immoralité que de parler de morale lorsqu’on est incapable de prêcher par l’exemple.

Passons à autre chose. Car je sens la colère m’envahir. Et ça tombe bien… J’ai aussi appris par “La Méduse”, avec la stupéfaction que tu imagines, que la Migros a décidé de retiré ses pubs à des journaux à vocation régionale, pour se concentrer sur d’autres, à grands tirages. Privilégiant ainsi la quantité à la qualité. Une décision qui a nourri ma colère. Alors, il m’est venu à l’idée de lancer un appel, via “La Méduse”, à un boycott de Migros. Afin de lui faire perdre, et beaucoup plus encore, le bénéfice de son calcul. Lecteurs, de Fribourg à Delémont, de La Chaux-de-Fonds à Sion, pour ne parler que de la Suisse romande, unissez-vous. En mettant en commun vos qualités de lecteurs et de consommateurs, vous montrerez ainsi que le dernier mot, c’est vous qui le détenez. Cela pour faire reculer ce mastodonte de la distribution. Car des milliers de petits pas valent bien les grands pas d’un géant. Je ne terminerai pas cette lettre sur un coup de gueule contre Migros. J’alimenterai ma conclusion par un coup de coeur. J’en ai souvent, de ceux-là, tout autant, je crois, que mes coups de sang.

J’aime à me balader dans le quartier de Miraflores, à Lima, pour y boire un verre sur l’une ou l’autre terrasse. Or c’est précisément, ce que je faisais, en cette matinée du 1er mars, jour de cette fameuse rentrée des écoles et des retrouvailles avec l’exubérante marmaille de jeunes. J’y buvais mon café, à l’ombre d’un parasol, histoire de prendre mes aises pour lire le bouquin que j’emporte immanquablement avec moi, de prendre mon temps, privilège de la retraite, mais aussi de regarder le monde vivre. Et puis, te le cacherais-je, de ne pas clore mes paupières au passage d’une jolie dame, d’une belle fille. Dans l’une de mes précédentes lettres, je t’ai fait l’éloge de la beauté, pour te dire que jamais je ne me lasserai de la contempler, cette beauté. Pas davantage que je ne me lasserai d’un sourire, ni de mes rêves, qui s’en vont vagabonder vers quel secret désir. Secret, j’ai dit. Contente-toi de ces confidences. J’étais donc attablé, ce jour-là, à farnienter, si tu me passes l’expression, lorsqu’à mes oreilles me parvinrent les sons d’une «banda», une de ces fanfares qui accompagnent joyeusement les fêtes dans les Andes. J’ai abandonné ma lecture, mes observations, et je me suis dirigé vers l’un des nombreux parcs de Miraflores. Lima en est plein, verts, fleuris et colorés, bichonnés, avec leurs grands arbres qui t’apportent la fraîcheur, qui tous invitent à flâner. Une glace à la main, par exemple. Bref, des parcs qu’affectionnent les gens pour se dire qu’ils s’aiment.

Je me suis approché, pour y contempler ce merveilleux spectacle, offert par des natifs de Pasco, des bergers accourus à Lima en habits traditionnels, venus du cerro de Pasco, de là-haut, de tout là haut dans les montagnes andines, là ou le ciel et les montagnes semblent s’embrasser, se caresser, s’inviter à des noces perpétuelles, là où les condors planent pour fondre sur leurs proies, dons de la Pachamama dont ils sont les gardiens. Je les ai regardé, danser au son d’un huayno, ces bergers. Je les ai écoutés chanter, pour exprimer leur colère. C’est d’or et d’argent dont il était question. «Piedra, oro et argent, de la terre ils sortent. A la vue de nos yeux ils les emportent… Les eaux sont contaminées, celles-là même que nous buvons. Et nos brebis se meurent. Debout, frères campesinos». Je suis resté-là, à regarder, comme attiré par un aimant, à chaque charme nouveau qu’il m’est donné d’observer dans mon existence. A chaque nouvel envoûtement. Alors, à chaque fois aussi, je m’arrête pour contempler. Et dire merci pour tout ce qui enrichit nos différences.

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