On avait presque oublié Guantanamo, le camp situé à Cuba où le renseignement militaire américain enferme depuis 9 ans des centaines de détenus soupçonnés de terrorisme. Des documents secrets publiés par le New York Times et le Guardian révèlent en détail le fonctionnement monstrueux de la machine technocratique mise en place après les attentats terroristes du 11 septembre 2001.
Bien sûr, les médias américains ont déjà publié les allégations officielles contre les assassins dʼAl-Quaïda ou ceux que lʼadministration Bush appelait les “unlawful combattants”, les combattants illégaux. Ces prisonniers ont été capturés dans la “guerre contre le terrorisme”. Selon le Patriot Act, ils ne peuvent pas bénéficier de la Convention de Genève sur les prisonniers. Ils ne peuvent pas contester leur détention devant un tribunal, ils peuvent être détenus indéfiniment sans chef dʼaccusation et ils seront jugés par des commissions militaires. On savait aussi que la torture est systématiquement utilisée à Guantanamo pour faire parler les détenus. Ils sont privés de sommeil, exposés au froid, menacés de viol et humiliés.
Tout cela a été dénoncé par leurs avocats et par la justice américaine. Mais on ignorait comment fonctionne lʼadministration militaire. Lʼorganisation Wikileaks a récupéré plus de 700 documents secrets, auxquels le New York Times a eu accès par une autre source anonyme. Par leur nature même – ils sont secrets – ces documents ne peuvent pas être vérifiés et certaines informations ont été obtenues sous la torture. Mais ils fournissent un tableau terrifiant de la machine mise en place par les Etats-Unis pour lutter contre le terrorisme. Une organisation technocratique qui classe chaque détenu selon la valeur des informations quʼil est censé détenir et le danger quʼil représenterait si on le libérait.
Ce qui apparaît clairement, cʼest que la majorité des prisonniers nʼétaient pas des extrémistes, que certains ont été arrêtés parce quʼils étaient au mauvais moment à la mauvaise place. Pourtant, ils ont été interrogés pendant des années pour leur faire avouer quʼils appartenaient à Al-Qaïda ou quʼils étaient talibans. Certains documents sont accablants : un villageois afghan de 89 ans, souffrant de démence sénile a été expédié à Guantanamo parce quʼon avait trouvé des numéros de téléphone suspects dans sa maison. Un garçon de 14 ans a été arrêté et interrogé parce quʼil pouvait connaître les responsables talibans de son village. Dʼautres informations prêteraient à rire, si elles nʼétaient pas pathétiques : parmi les indicateurs de menace et dʼactivités terroristes, les interrogateurs cherchaient les liens avec certaines mosquées à Londres ou la possession dʼun modèle de montre Casio “connue pour être donnée aux étudiants dans les camps dʼentraînement dʼAl- Qaïda à la fabrication de bombes”.
Bien sûr, parmi les détenus à Guantanamo figurent aussi de vrais terroristes, comme Khalid Sheikh Mohammed, soupçonné dʼêtre le cerveau des attentats du 11 septembre 2001. Mais les documents révèlent que lʼobsession du terrorisme a créé un système à la Kafka, inhumain, incompétent et finalement inefficace, puisque 600 détenus ont été libérés, après des années de détention, de brutalité et dʼinterrogatoires musclés. Il reste 172 détenus à Guantanamo. Le président Obama avait promis de fermer le camp. Mais le Congrès a bloqué le transfert de prisonniers vers un tribunal civil aux Etats-Unis et certains détenus ne peuvent être extradés vers aucun pays. Guantanamo continuera donc à être une horreur technocratique, en marge de la justice, au nom de la guerre contre le terrorisme.