Une gesticulation encombrante


Cette semaine, lors du dépôt de l’initiative fédérale UDC en vue d’une élection du Conseil fédéral par le peuple, on pouvait se dire que les vacances d’été étaient bien entamées, tellement molles ont été la plupart des réactions. L’enjeu est pourtant lourd.

C’est d’ailleurs l’arrivée des vacances qui a dicté la date du dépôt des signatures, la récolte ne pouvant aller au-delà du 26 juillet pour cette initiative lancée le 26 janvier 2010. Il était évident qu’il ne serait plus possible de remplir que quelques maigres feuilles en juillet. Où l’on voit que le nombre de signatures obtenues, 110.000 environ sur un minimum exigé de 100.000, aussi près de l’expiration du délai, cela s’appelle un projet mené plutôt laborieusement à chef. Sans qu’il soit facile d’expliquer ce presque échec. Le fait qu’il y aille d’une réforme de type institutionnel – on sait que les médias, par paresse intellectuelle, sont allergiques à ce genre de sujets – ne plaidait pas en faveur d’une mobilisation, mais tout de même, l’idée force, élection par le peuple, est un slogan porteur. Et la motivation revancharde de départ, le choc ressenti par ces gens lors de la non-réélection de Christoph Blocher au Conseil fédéral en décembre 2007, fut un bon déclic. Mais sans doute les difficultés rencontrées lors de la rédaction du texte ont refroidi les enthousiasmes. Pour que l’initiative serve de bon plan de revanche du camp blochérien, il eût fallu un dispositif utilisable fin 2012, pour la nouvelle législature. C’est bien sûr impossible. Les autorités fédérales savent très bien faire traîner le traitement d’une initiative. On peut compter sur elles pour que cela dure plusieurs années. Blocher lui-même n’a guère de chance de prendre sa revanche par ce moyen. Bref l’opération est mal emmanchée.

Absolutisme démocratique 
Mais au-delà – ou en deça – de ces perspectives floues, cette opération est révélatrice des théorisations de la démocratie, très répandues à l’UDC. On en avait connu une autre démonstration dans le cas de l’initiative fédérale que ce parti avait développée, sans succès à terme, l’initiative dite «pour des naturalisations démocratiques». C’était une suite de l’affaire des naturalisations sur catalogue d’Emmen. Le projet était de confier les décisions d’octroi de la citoyenneté au verdict populaire, commune par commune, et ce sans recours possible. Un cas flagrant d’un absolutisme démocratique en vogue dans les officines blochériennes.

Cette problématique d’absolutisation de la démocratie est perverse, parce qu’elle est fondée sur des présupposés de bon sens et que l’on ne saurait contester. En démocratie, le pouvoir politique tire sa légitimité du peuple. Cet axiome n’est-il pas le moteur des révolutions arabes.

Nuance tout de même importante, dans la plupart des démocraties, le pouvoir souverain s’exerce de façon indirecte. La démocratie directe est possible, mais certains régimes, dont on ne conteste pourtant pas le caractère respectueux des droits fondamentaux, n’y ont jamais recours; et la plupart des démocraties ne recourrent aux instruments de la démocratie directe, référendums ou plébiscites, que rarement. Le peuple souverain, en général, délègue ses pouvoirs. Même en Suisse, on a tendance à l’oublier par un abus de l’expression «démocratie directe» qui n’est effective qu’aux conditions strictes de la législation sur les initiatives et les référendums.

Confusion
Il n’en reste pas moins que l’arme à disposition, en Suisse, des initiatives et des référendums renforce le sentiment d’un pouvoir sans appel. «Le peuple a toujours le dernier mot», aime-t-on souligner. Encore faut-il constater une confusion qui veut que l’on dise souvent non pas «Le peuple a toujours le dernier mot», mais «Le peuple a toujours raison», ce qui est une aberration. 
Rappelons encore que la consultation populaire, qu’elle soit référendaire ou électorale, postule le suffrage universel. La tendance a toujours été à sa généralisation, mais en se heurtant à des limites. Ainsi la plupart des élections judiciaires restent l’apanage des parlements ou des exécutifs. C’est même le cas de magistratures nouvelles, telles les cours des comptes.

Et le temps n’est pas si lointain où la désignation d’instances politiques restait réservée aux Parlements. On a vécu encore il y a quelque décennies le cas des conseillers aux Etats: les deux sénateurs fribourgeois ne sont désignés par le peuple que depuis 1972. Bien des gens l’ont oublié tellement cette «révolution» s’est faite sans histoire.

L’élection au suffrage universel peut ainsi être considérée comme le point d’aboutissement d’un processus de démocratisation. Voire! Des expériences négatives existent aussi, telle celle du canton de Berne. L’instauration de la démocratie dans ce canton a sans doute connu sa phase la plus problématique lors de l’élection au suffrage universel du Gouvernement, parce qu’il soumettait la désignation de ministres jurassiens à la sanction de la majorité alémanique du canton, distorsion que l’exigence d’une représentation francophone à l’exécutif ne corrigeait pas. Semblable problème se posait lors des élections au Conseil national. Et d’aucuns pensent que si ce canton, lors de la laborieuse mise en place d’un statut régional pour le Jura en 1973, avait accédé à la revendication d’un cercle électoral jurassien pour l’élection au Conseil national, il aurait pu éviter le scrutin de séparation du Jura de 1974.

L’erreur de la circonscription unique 
C’est une question de délimitation de circonscriptions, et elle est essentielle dans cette affaire de l’initiative UDC. Ces gens croient, ou feignent de croire avoir résolu la question des équilibres linguistiques en prévoyant une représentation linguistique minimale. Mais ils font de la Suisse une circonscription unique pour cette élection du Conseil fédéral. Cela veut dire qu’un candidat romand ou italophone au Conseil fédéral sera toujours tributaire de la majorité alémanique, ce qui ne sera pas le cas dans la réciproque: adossé à la majorité linguistique, un Suisse allemand pourra très bien se passer des voix francophones et italophones.

L’initiative UDC dit en outre que le Conseil fédéral devra comprendre «au moins deux citoyens domiciliés dans les cantons du Tessin, de Vaud, de Neuchâtel, de Genève ou du Jura, dans les régions francophones du canton de Berne, de Fribourg ou du Valais ou dans les régions italophones du canton des Grisons». C’est une institutionalisation de la pratique actuelle, dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est vicieuse. Déjà au niveau de l’Assemblée fédérales, les appétits alémaniques sont tels qu’«au moins deux» tend à devenir «deux au maximum», et qu’un italophone ne peut espérer accéder à l’exécutif central qu’en brûlant la politesse à un Romand. L’UDC aurait pu éviter cet écueil en s’appuyant sur deux définitions territoriales et en distinguant un siège italophone garanti des deux sièges Romands à garantir par ailleurs. C’est la seule façon de promouvoir un équilibre. Mais ce serait battre en brèche un non-dit selon lequel la majorité alémanique ne suporte pas la perspective de n’avoir «que» quatre représentants au Conseil fédéral, malgré que cela lui offre une majorité permanente. L’exigence de deux Romands et un italophone, pour un Conseil fédéral de sept membres, ne devrait pas être négociable. Si l’on veut plus de souplesse, il faut composer un autre équilibre dans un Conseil fédéral de neuf membres. Quand on sait le peu de cas que l’état-major alémanique fait de ses propres Romands, on est pas surpris qu’ils aient commis cette faute.

Il y a eu, dans les années 80, une démarche jurassienne en vue d’une élection du Conseil fédéral par le peuple. Elle supposait la délimitation de circonscriptions linguistiques. Cette initiative de «l’Association féminine pour la défense du Jura» n’a pas dépassé le stade du débat cantonal, mais reste intéressante parce qu’elle postulait «une représentation équilibrée des différentes communautés linguistiques de Suisse. L’élection du ou des représentants d’une de ces communautés ne devra pas, précisait encore cette association, dépendre du vote des autres communautés.» C’est toute la différence.

Seulement, la mise en forme de cette exigence linguistique s’ajouterait aux autres problèmes d’équilibres partisans et régionaux. Est-il possible d’aménager une procédure d’élection populaire du Conseil fédéral qui tienne compte de tout? Ce tout paraît trop compliqué pour qu’un dispositif légal puisse y répondre.

Des mesures ponctuelles 
Il est vrai que le mode d’élection actuel, perméable aux pires intrigues, est mauvais. Mais faute de trouver une procédure alternative qui ne risque pas d’empirer la situation, il vaut mieux attaquer une à une les tares du système actuel. L’incapacité des Chambres à trouver des candidats hors du sérail parlementaire, par exemple, qui va jusqu’à une incapacité à puiser dans le vivier des ministres cantonaux, cette tare ne découle pas des structures législatives, mais des oeillères des caciques des partis. Et de la complaisance des médias. C’est à ces derniers qu’il appartiendrait de secouer le cocotier. En revanche des mesures ponctuelles pourraient être prises, comme d’introduire une obligation pour les parlementaires de déposer leurs bulletins d’élections des septs conseillers fédéraux en une fois, avant les dépouillements respectifs, ce qui éviterait ces cascades de manoeuvres d’une élection à l’autre. Diverses choses mériteraient ainsi d’être faites, en regard desquelles la réforme lourde, et nocive ainsi qu’on l’a vu, de l’UDC , sent la gesticulation signée.

Article paru dans “Courant d’Idées

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2 commmentaires à “Une gesticulation encombrante”

  1. Alex Dépraz 11 juillet 2011 at 22:42 #

    Je ne partage pas votre critique s’agissant de la circonscription unique. Historiquement, certains radicaux défendaient déjà en 1848 l’idée d’une circonscription unique pour l’élection du Conseil national. Aujourd’hui, on sait que l’élection du Conseil national est une fausse proportionnelle en raison de la taille trop petite des circonscriptions électorales que sont les cantons. En outre, Micheline Calmy-Rey et Didier Burkhalter sont des conseillers fédéraux pour l’ensemble de la Confédération et pas seulement romands. La Suisse romande et la Suisse italienne ont donné aux pays quelques uns de ses plus grands hommes d’Etat. Il n’est pas du tout certain que même sans garantie de représentation la Suisse “latine” (pour autant que ce concept existe) soit moins représentée qu’actuellement au gouvernement. Si on veut que le peuple élise le Conseil fédéral (ce qui est le seul débat), la circonscription unique s’impose.

  2. Pierre Kolb 13 juillet 2011 at 15:03 #

    Alex Dépraz ne répond pas à l’objection faite dans le Jura à la circonscription unique, à savoir que les candidats romands ou italophone seraient choisis par la majorité alémanique tandis que les Suisses allemands n’auraient pas besoin des voix romandes ou italophones pour se faire élire. Ce n’est tout de même pas un détail. Certes dans le système actuel les candidats romands ou italophone dépendent aussi de la majorité germanophone de l’Assemblée fédérale, et c’est en soi déplorable. Mais l’élection par le peuple en discussion ne guérit pas cette tare, pire, les effets pervers de cet état de fait seraient sans doute amplifiés dans un débat électoral qui quitterait le cénacle pour passer au plan de masses populaires hétérogènes. Sous cet angle, nul doute que l’élection par le peuple équivaudrait à une régression.

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