«Goldman Sachs n’est qu’un acteur parmi d’autres»

Auteur d’un film sur la faim dans le monde, l’ancien patron du Seco David Syz (photo DOCMINE Productions) relativise la puissance de la banque d’affaires américaine et se veut l’ambassadeur d’un modèle proche du microcrédit pour aider les pays pauvres.

Propos recueillis par Christian Campiche

C’est un parcours pour le moins atypique qu’a récompensé la Conférence des Evêques suisses en attribuant à David Syz, le 27 juin dernier, le Prix catholique des médias 2012 pour son film «Faim et abondance» réalisé avec Christian Neu. Ce documentaire de 75 minutes analyse pourquoi un milliard d’êtres humains souffrent de malnutrition alors que les ressources de la planète permettraient à 12 milliards de personnes de se nourrir correctement. En 2004, David Syz quitte la direction du Secrétariat d’Etat à l’économie, le Seco, un Etat dans l’Etat qui gère la politique économique de la Suisse. Il a tout juste 60 ans quand il part à New York étudier à la New York Film Academy. Il en revient avec des projets de films dont trois ont déjà trouvé leur aboutissement à ce jour. Comme «Faim et abondance», les deux premiers, «Steel War» et «Beyond a dollar day», traitent des dysfonctionnements de la mondialisation. Ils témoignent d’une originalité de pensée étonnante pour un personnage qui reste un ténor du monde économique helvétique. David Syz est également membre du conseil d’administration du groupe bancaire Credit Suisse.

Qu’est-ce qui vous motive à vous lancer dans des films à fibre sociale?

David Syz: C’est l’expérience accumulée à Berne. Après tous ces voyages, j’ai pensé qu’il valait la peine d’avoir une vue plus neutre sur les problèmes de l’économie mondiale et de la diffuser auprès des gens directement concernés et des décideurs.

Quel enseignement avez-vous tiré du tournage de «Faim et abondance»? S’agissait-il de confirmer une hypothèse de base?

«Faim et abondance est mon troisième film. Le premier traite des perdants et des gagnants de la mondialisation du commerce, le deuxième de la pauvreté sous l’angle du microcrédit dont je suis un promoteur, le troisième de la faim. Nous vivons dans un monde de surabondance mal distribuée. Le message du film est qu’avec de la bonne volonté, on peut résoudre le problème de la faim aisément. Mais, plutôt que de donner de l’argent, de recourir aux «cadeaux» politiques, il faut aller vers les gens et les aider à s’aider eux-mêmes. La dynamique doit venir du bas, non du haut de la hiérarchie sociale.

Vous interprétez votre rôle dans votre propre film, un conseil que vous a donné le réalisateur Christian Neu. Dans quels pays avez-vous été amené à tourner et quelles difficultés avez-vous rencontrées?

Nous avons tourné aux Etats-Unis, en Suisse, des pays où règnent la surabondance et les subsides agricoles, ainsi qu’au Sénégal et en Ethiopie, régions en proie à une dépendance par rapport à la politique des pays industrialisés. Sur place je n’ai pas rencontré tellement de difficultés, en fait. Un peu partout les portes m’ont été ouvertes assez spontanément. J’ai pu m’entretenir facilement avec plusieurs ministres. Le seul refus que j’ai enregistré a été de la part d’un investisseur français qui n’a pas voulu ouvrir les serres où il cultive ses légumes. J’en ai déduit que les conditions de travail ne devaient pas être des meilleures.

Comment le film est-il accueilli?

Le film est très bien reçu partout où il est présenté. Il nourrit beaucoup de discussions. J’ai fait à ce jour environ 60 projections dans des écoles, des collèges, des universités, des paroisses. Les gens viennent chercher des pistes, ils veulent s’informer sur le microcrédit. Les jeunes sont tout particulièrement réceptifs. A l’Ecole hôtelière, par exemple, les étudiants m’ont demandé comment ils pouvaient être utiles à la société. Je leur ai conseillé de prendre une année sabbatique et de partir en Afrique développer une activité touristique. A l’étranger, j’ai envoyé le film au Sénégal. J’aimerais sensibiliser les ONG sur place au problème de la faim.

En quoi votre expérience au Seco vous aide-t-elle dans cette démarche insolite?

Le Seco possède tout un secteur qui fait de l’aide au développement. Elle ne le fait pas au sens de la Direction du développement et de la coopération, la DDC, dont l’aide est humanitaire, mais à un autre niveau, en créant des emplois par des investissements et un soutien technologique.

La Suisse a-t-elle un rôle particulier à jouer sur ce plan?

Les Suisses sont plus sensibilisés aux problèmes des PME. Ils sont aussi moins sceptiques par rapport au microcrédit. Leur approche de la pauvreté est moins politisée, moins «intéressée» que dans les grands pays.

«Goldman Sachs, la banque qui dirige le monde» est le titre d’un film terrifiant qui sera diffusé prochainement à la RTS. Il montre comment cet établissement américain influence la gouvernance mondiale à la manière militaire, hors du contrôle des peuples, dans l’opacité totale. La «méthode suisse» peut-elle régater contre un tel monstre?

Dans les grands pays, l‘aide au développement est souvent utilisée comme un instrument de leur politique économique. Les grandes banques d’investissement sont bien sûr très intéressées à ce mécanisme et ne se gênent pas d’en tirer profit. Proche du gouvernement, elles utilisent la manière forte. A côté, la Suisse donne l’image d’un pays innocent. Cet aspect fait que son aide à la pauvreté est plus crédible que celle en provenance des Etats-Unis.

Vous pensez vraiment que la Suisse est un pays innocent?

Ce n’est peut-être pas le bon mot, je l’admets. Mais je suis convaincu que la Suisse n’a pas d’intérêt dissimulé quand elle aide les pays pauvres.

Elle n’a pas de visées impérialistes?

Je ne pense pas qu’elle en aie, contrairement à d’autres.

Pourtant la Suisse mise sur son image de marque, l’arbalète.

Oui mais cela n’aide que les PME qui n’ont que des ambitions commerciales, seulement. Les grandes entreprises suisses n’ont pas besoin de ce label. Elles ont certes leur siège social en Suisse mais leur chiffre d’affaires s’effectue sans l’intervention de l’Etat. Rien à voir avec la France où le président s’investit en personne pour soutenir les grands industriels. En Suisse, le poids de la politique est minime, en comparaison. Les PDG de Nestlé ou de Roche traitent directement avec les présidents étrangers.

Pour revenir au grand problème de la faim: vous tenez un discours optimiste, dans le sens qu’il y aurait assez de nourriture pour tout le monde…

Absolument. Et les gouvernants seraient beaucoup plus efficaces s’ils ne commettaient pas l’erreur d’écouter les grands intérêts économiques et politiques plutôt que les pouvoirs locaux. Il y a une certaine arrogance dans le discours de la Banque mondiale, quand elle impose au Sénégal de ne plus cultiver de riz et de l’acheter en Thaïlande. Mais à peine cela décidé, la Thaïlande est en manque de riz et les prix montent. Le résultat, c’est que ce pays doit recommencer à zéro et replanter pour ne pas devoir importer. On se moque des besoins de ces régions.

La Banque mondiale, le FMI sont arrogants. L’Organisation mondiale du commerce, l’OMC, aussi?

Moins. Les pays en développement poussent pour ouvrir les marchés, ce qui est quand même la vocation de l’OMC. C’est pour ses vues sur le subside agricole que je donne la parole à son directeur Pascal Lamy. Je le connais bien.

L’Europe est-elle concernée par les thèses de votre film?

Oui car il est inacceptable qu’elle subventionne son agriculture pour faire de l’exportation dans des pays où la famine menace.

Vous ne croyez pas à l’autonomie alimentaire?

La solution idéale est une certaine autosuffisance alimentaire. Mais chacun doit faire ce qu’il fait le mieux. En Suisse: du fromage, pas du riz. Croire que chaque pays pourrait être autosuffisant est une illusion. L’Arabie saoudite n’a pas d’agriculture mais ses habitants peuvent acheter du terrain n’importe où dans le monde. L’essentiel est de ne pas priver les autochtones de leurs ressources et d’employer les gens de l’endroit. En la matière, on ne peut pas dire que les Chinois qui débarquent en Afrique soient un modèle.

Vous confirmez le rôle néfaste des grandes institutions bancaires qu’elles s’appellent FMI ou Goldman Sachs.

Avec les hedge funds, les fonds d’investissement, la spéculation touche les matières premières, ce qui est néfaste. Mais il faut relativiser la puissance de Goldman Sachs. Cette banque d’affaires n’est qu’un acteur parmi d’autres. Les Etats-Unis conservent certes une culture plus capitaliste qu’ailleurs mais on ne peut pas jeter la pierre seulement aux Américains. Il existe des institutions similaires au Japon, au Brésil, en Espagne. Même en Suisse. 

Interview parue dans « La Liberté » du 6 juillet 2012

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