L’affaire de l’immunité parlementaire de Christoph Blocher aura connu des soubresauts judiciaires jusqu’au coeur de l’été. Un sujet d’été, donc? Pas vraiment. Mais un sujet tout court.
PAR PIERRE KOLB
Alors que le mois de juin se terminait sur une annonce de recours au Tribunal fédéral, de la part de Blocher, contre les perquisitions dont il avait été l’objet dans l’affaire Hildebrand, ce qui laissait présager de longues procédures, un nouveau rebondissement il y a dix jours faisait état, sans explication, de l’abandon de ce recours. Les choses vont-elles se décanter plus vite que prévu, y a-t-il eu quelque part un arrangement? On n’en sait rien. Quoiqu’il en soit, si la portée juridique de l’affaire est une chose dont l’issue devrait être instructive, du moins peut-on l’espérer, il n’est pas nécessaire d’attendre ces conclusions pour l’aborder sur le plan des principes: qu’en est-il de l’immunité parlementaire, cette institution qui a évolué, jusqu’à une nouvelle Loi fédérale adoptée l’an dernier, dont l’actuel cas Blocher est la première application.
Deux précédents
A noter que l’homme politique zurichois a précédemment été l’objet de deux demandes de levée de son immunité parlementaire, à chaque fois refusées. La première remonte à 1994 et paraît quelque peu anecdotique. Christoph Blocher s’était alors signalé d’étrange manière en abusant du vote électronique au Conseil national. Il avait utilisé la clé de sa voisine de travée pour voter à la place de cette dernière, absente. Un citoyen ayant déposé plainte, la justice a demandé la levée de l’immunité parlementaire du conseiller national, demande qui fut rejetée, alors que ce dernier tentait de bagatelliser son geste.
Ce refus n’équivalait pas pour autant à un soutien, puisque l’homme politique fut l’objet d’un blâme public: une mesure considérée comme suffisante pour ce qu’un autre député avait qualifié de gaminerie. Une «gaminerie» tout de même peu appréciée. Cela n’avait pas été dit en ces termes, mais l’impression qui s’était dégagée de l’affaire est qu’une fessée eût pu être une mesure appropriée, mais qu’elle n’existe pas dans l’arsenal pénal.
La deuxième affaire date de 2001. Elle est nettement plus classique, des propos publics de Christoph Blocher étant en cause, plus précisément un discours prononcé à Oerlikon en 1997, sur l’affaire des biens juifs en déshérence. A-t-il enfreint la norme pénale contre le racisme? Pas de manière évidente, a-t-on statué au Conseil national en réponse négative à la demande de levée de son immunité parlementaire, et l’on a rappelé le droit pour un député de tenir des propos polémiques. Sur cette base on peut admettre que la démarche incriminée contenait les éléments justifiant la protection particulière – c’est le sens de l’immunité – à laquelle un élu doit avoir droit en vue d’exercer pleinement son mandat. L’élu doit être protégé contre toute intimidation émanant des pouvoirs politiques ou autres. On comprend en outre qu’immunité ne signifie pas impunité.
Ce deuxième refus de lever l’immunité ne semble pas alors avoir posé de gros problèmes, c’est plutôt la démarche visant à livrer le conseiller national à la justice qui a été parfois fustigée. Ou des parallèles tirés avec le socialiste genevois Jean Ziegler, qui n’avait pas eu droit à autant d’indulgence.
Il n’intimide plus
Il reste que la tonalité ambiante fut à l’égard de Blocher différente de celle d’aujourd’hui. En dehors de ses amis politiques, on n’assiste pas vraiment, maintenant, à une levée de boucliers en sa faveur. Deux explications peuvent être avancées. D’abord l’infraction reprochée n’est pas un simple discours, mais une liberté prise avec le secret bancaire, le sacro-saint secret bancaire. Qu’il soit attaqué avec raison par tous les Etats partenaires financiers de la Suisse n’a pas encore porté ses fruits à l’intérieur du pays. Ici, les autorités se bloquent. Nul doute que des commissaires des Chambres fédérales se sont inclinés devant le dogme. Ils ont d’autant moins hésité, c’est la deuxième explication, que Blocher n’est plus ce qu’il était. En deux temps, lors de son éviction du Conseil fédéral puis de sa médiocre élection fédérale de l’an dernier, il a perdu énormément de son aura. Il n’intimide plus.
En soi on ne va pas s’en plaindre, mais dans cette affaire le moins que l’on puisse ressentir est un malaise. En faisant connaître les opérations spéculatives douteuses effectuées dans l’entourage de Philipp Hildebrand alors patron de la BNS, Christoph Blocher méritait d’être reconnu comme un «lanceur d’alerte», cette fonction sociale pour laquelle certains pays ont pris des dispositions légales de protection. Mais en Suisse on continue à poursuivre systématiquement les révélateurs de scandale. Pire, vu son statut de député, on lui a raboté sa protection de l’immunité alors que, de tout ce que l’on en sait, il n’a tiré aucun avantage personnel de son initiative et que c’est le devoir d’un député de ne pas laisser passer des anomalies telles que celles dont il a eu connaissance. Les inimitiés personnelles entre Blocher et Hildebrand n’y changent rien.
On a en outre joué sur des arguties juridiques, en prétendant qu’au moment d’agir, Blocher n’était pas encore député parce qu’il n’avait pas encore prêté serment. Depuis quand est-ce le serment, et non l’élection, qui fait l’élu? Que voilà une dérive typique des pouvoirs en place qui se protègent contre la représentation populaire.
Nuançons. C’est un fait que du côté de Blocher, de l’UDC, des anti-européens de l’ASIN, règne un climat d’absolutisme démocratique annonciateur du pire. Heureusement refusée, l’initiative dite «La parole au peuple» aurait dévalorisé les consultations populaires sur les accords internationaux. C’était une solution absolutiste à un problème réel, la manipulation des règles du jeu par le pouvoir fédéral lors de récents engagements européens. De même l’initiative de l’UDC de prétendue élection du Conseil fédéral par le peuple (quel peuple?) est un dispositif pervers qui fait des éventuelles candidatures romandes les jouets de la majorité alémanique, sans parler des barrières quasi infranchissables dressées contre les candidatures italophones. Là aussi, on a affaire à une solution absolutiste au problème réel des intrigues électorales du Palais fédéral.
Mais on ne peut pas parler de dérive absolutiste dans le cas des élections parlementaires fédérales ou cantonales, qui se déroulent dans des circonscriptions appropriées, selon des systèmes, proportionnel ou majoritaire, reconnus. Là, c’est le résultat qui fait l’élection, qui légitime le mandat. La prestation de serment confère à la fonction une solennité appréciable, et particulièrement justifiable au niveau des exécutifs, où elle aide à garantir un bon exercice des responsabilités. Cependant, elle ne saurait devenir une condition de l’immunité. L’élu doit pouvoir en bénéficier dès son résultat connu. A la limite l’élu devrait assumer un risque: au cas où la validation formelle des élections remettrait son propre mandat en question. Les protections de ses premières activités liées à son mandat pourraient en pâtir. Une situation exceptionnelle, et plutôt prévisible dans la mesure où une contestation des résultats est en général rapidement connue. Mais l’exigence d’une validation formelle de l’élection ne peut être un prétexte pour retarder la protection de l’immunité.
Un carcan réglementaire
En réalité, ce déplacement de légitimité du moment de l’élection à celui de la prestation de serment est typique des limitations que le pouvoir en place introduit dans l’exercice des mandats électifs. Les formules de serment comportent presque toutes des engagements à respecter les secrets, ces secrets dont les autorités exécutives et administratives, très souvent, abusent. Cette systématisation du secret est devenu le problème central des déficits démocratiques.
On s’éloigne du sujet? Pas tant que ça. Christoph Blocher a de bonnes raisons de se défendre en invoquant son statut de parlementaire, dont il incarne au cas particulier la dignité contre les formalisations du pouvoir, qui tend à imposer à tout élu légitimé par le suffrage universel un rite d’adoubement, la prestation de serment. Laquelle prélude au carcan des réglementations parlementaires (limitation des temps de parole, secret des commissions, entraves aux investigations dans l’administration, etc.).
On n’a jamais entendu autant évoquer qu’à l’occasion de cette affaire le caractère relatif de l’immunité parlementaire, qualifiée par d’aucuns de privilège désuet. Cette relativisation a toujours existé au sens où c’est bien le lien de l’acte incriminé avec l’activité parlementaire qui justifie l’immunité. Le problème est que la législation la plus récente a favorisé à l’excès la pose de conditions à l’immunité, ainsi que le montre la pinaillerie sur le report de l’immunité à la date de l’assermentation. Curieusement, alors que les parlementaires fédéraux ont toujours refusé de se soumettre à une juridiction constitutionnelle, dans ce cas, la majorité des commissaires a préféré l’avis des juristes de la couronne à une approche politique de la question. Voilà qui ne rassure guère.
Article paru dans « Courant d’Idées«