Depuis deux ans et demi, les élites médiatiques et politiques occidentales «mainstream» nous expliquent que nous sommes en Orbanistan. Mais la Hongrie est aussi un laboratoire politique européen.
PAR VINCZE SZABO
La Hongrie aurait soudainement sombré dans un système autoritaire qui détruit la démocratie mise en place depuis vingt-deux ans et elle menace ses minorités, notamment tsiganes. Un seul objectif pour ces élites: virer Orban et remettre la Hongrie dans le «droit chemin», c’est-à-dire l’orthodoxie économique prônée par Bruxelles, la Banque Centrale Européenne, le FMI et les marchés financiers.
Mon propos n’est en aucun cas de défendre la politique d’Orban. Par contre, je regrette qu’une autre réalité ne soit que trop peu évoquée: une population désespérée qui souffre!
La Hongrie est rongée par la misère, avec plus de 40% de sa population vivant avec moins de 64.000 HUF par mois (225 euros). Les perspectives d’avenir ont disparu, de plus en plus de jeunes sont poussés à partir à l’Ouest, souvent pour faire des petits boulots. Le stress économique permanent a des conséquences terribles sur la fécondité, le bien-être, la santé. Une écrasante majorité de la population (certains économistes parlent de plus de 80% !) est contrainte de survivre au jour le jour, avec la peur du risque de perdre son emploi, de ne pas pouvoir rembourser son prêt et ainsi de perdre son logement, ou encore de ne plus pouvoir payer les charges toujours plus chères tant l’inflation est forte (6% en 2012), etc. Enfin, une dernière étude montre qu’un tiers des Hongrois souffrirait de dépression !
La Hongrie est une société toujours plus dépolitisée. Cette dépolitisation, héritage de la période Kadar, n’a pas été corrigée pendant ces 22 dernières années de soi-disant transition démocratique, seulement menée par l’illusion que des élections libres et l’ouverture des marchés couplés à la croissance suffiraient. Aujourd’hui, d’après les dernières études, on parle de plus de la moitié de la population qui dit vouloir s’abstenir si des élections avaient lieu ce week-end. Avec la mise en place, nouveau coup tordu d’Orban, d’une inscription obligatoire sur les listes électorales, une grande partie de l’électorat n’ira même pas s’inscrire, selon des enquêtes.
La Hongrie, comme de plus en plus de sociétés occidentales, est à bout de souffle…
Orban agace car il ne sert pas que les intérêts des élites occidentales. Il peut se montrer imprévisible et arrogant. Mais là aussi, peu de critiques envers ses plans d’austérité, notamment les derniers annoncés ces derniers jours par son Ministre de l’économie M. Matolcsy et qui touchent encore plus les plus démunis, les retraités et les profs. Au contraire, l’Europe voudrait qu’ils aillent encore plus loin. Par contre, ça grince du fait que les taxes sur les banques ne diminueront pas de 50%. Le tout pour tenir les objectifs européens sur le déficit (moins de 3%). D’ailleurs, Orban a signé le pacte de stabilité qui donne le droit à l’Europe de remettre en cause la souveraineté démocratique de tout état ne respectant pas ses engagements économiques…
Et on nous explique que l’objectif unique est de virer Orban, de remettre la Hongrie dans le droit chemin!
Comme le rappelait Peter Juhasz, du mouvement citoyen Milla lors d’un débat houleux sur la chaine ATV avec un représentant du parti socialiste et un de la Coalition Démocratique (DK), nouveau parti de l’ancien premier Ministre Ferenc Gyurcsany, le «droit chemin», c’est-à-dire les politiques appliquées par le précédent gouvernement, a eu pour conséquence de donner les pleins pouvoirs à Orban lors des élections de 2010! Avec un seul mandat: virer ces anciens communistes convertis à l’économie de marché corrompus et menteurs.
«On ne résout pas un problème avec les modes de pensée qui l’ont engendré.» Albert Einstein
Alors la solution serait de les remettre en place, d’appeler toutes les forces politiques et citoyennes, LMP et Milla en tête, à être responsables et s’allier à MSzP, voire DK, qui plus est autour de la personnalité de Gordon Bajnai (à la tête du premier gouvernement technocratique européen en 2009-2010!). La si chère démocratie en dépend. Mais quelle démocratie? Celle de l’automne 2006 et des violences policières? Avec quel programme politique? Celui des années 2008-2010, avec Gordon Bajnai et la rigueur économique, les plans d’austérités? Ah ces belles années qui ont vu la naissance de Jobbik et de la Magyar Garda? Mais oui, à cette période, Bruxelles acquiesçait, les investisseurs occidentaux se goinfraient…
Ce qui ce passe en Hongrie, que ce soient les ravages sociaux et humains des plans d’austérité, la droitisation et l’extrême droitisation de la société, la dépolitisation, n’est malheureusement ni nouveau ni un cas isolé en Europe. Bien au contraire la Hongrie est un laboratoire européen, pour l’instant du pire… Mais pourquoi pas du meilleur? Comment sortir de cette impasse et faire de la Hongrie un exemple européen d’une transition réussie vers un nouveau modèle économique soutenable et souhaitable? Certainement pas avec les vielles recettes qui nous ont conduits en Orbanistan!
MSzP et ses soutiens occidentaux focalisent tout sur Orban : il est la cause de tous les problèmes que rencontre actuellement la Hongrie. L’histoire récente et aussi une analyse plus globale de la situation européenne, nous montrent que la Hongrie fait face à trois défis:
- Virer Orban: son éventuelle réélection en 2014, avant ou sans Jobbik, représente le risque de voir le pays continuer à s’enfoncer, culturellement et économiquement au profit d’une nouvelle oligarchie composée de proches d’Orban (les Simicska and co).
- Comment tourner la page après ces 22 dernières années d’une transition politique ratée: à chaque alternance, c’était le même imaginaire politique, sur fond de productivisme et d’économie de marché, voire religion de l’économie, qui arrivait aux affaires: prendre le pouvoir pour se partager l’argent public! Orban, pas plus que ses prédécesseurs, n’y échappe, l’histoire se répète, le pays s’enfonce, sa population avec!
- Une crise de civilisation: l’Europe, de manière générale l’occident, fait face à une convergence de crises: crise économique, financière et sociale, mais aussi énergétique et environnementale, sans parler de la crise politique, démocratique, voire culturelle. Ces crises sont liées. L’enjeu n’est pas seulement de rembourser la dette publique, qui vraisemblablement ne le sera jamais, mais de créer une alternative à cette société de consommation qui est dans une impasse!
La question est quel problème résoudre, notamment en 2014 lors des prochaines élections. Ne résoudre que le premier correspond qu’au choix du moins pire… qui finalement ne changera pas grand-chose voire mènera au pire!
Le premier point est la conséquence du 2ème. Mais résoudre le 2ème serait-il suffisant pour faire face aux défis que pose le 3ème ?
Ne pas mettre la charrue avant les bœufs !
S’intéresser au point 3, c’est de cette manière que l’opposition hongroise, honnête et sincère, non discréditée, devrait s’organiser. Avant d’entrer dans des calculs stratégiques autour d’alliances ou pas, de se mettre ou pas derrière Gordon Bajnai, marionnette des occidentaux et des marchés financiers, l’opposition devrait commencer par les fondamentaux: quelle plateforme politique pour faire face à cette convergence de crises? Cette question concerne d’ailleurs tout le monde occidental!
Beaucoup de réponses sont déjà là! Une bonne partie de la population hongroise est très critique envers le système dominant: l’économie de marché qui les a tant déçus et les fait tant souffrir. On assiste aussi à un intérêt grandissant pour les questions environnementales, le développement rural. Tout comme l’effervescence autour d’alternatives concrètes pour une autre agriculture et la création de systèmes économiques alternatifs nous le montre.
De plus, on peut observer aujourd’hui une convergence idéologique historique entre la Hongrie dite rurale (népi) et les celle des citadins (Urbanos). Ce clivage a toujours été une ligne de démarcation politique majeure: les premiers représentant la droite, la nation hongroise et les intérêts hongrois, les deuxièmes représentant la gauche, la démocratie mais les intérêts des occidentaux. C’est ce que l’on retrouve, non sans heurts ni instrumentalisation, au sein du parti LMP. C’est une chance, une opportunité. Il n’y a qu’en Hongrie, que l’on peut voir, ensemble à une conférence dans un bar alternatif, une figure historique de l’altermondialisme, José Bové, avec un Secrétaire d’Etat démissionnaire, toujours membre du Fidesz, Angyan Jozsef et une députée du LMP Szabo Rebeka. On retrouve d‘ailleurs ces deux derniers pour dénoncer le scandale autour de l’appropriation des terres agricoles appartenant à l’Etat par une petite oligarchie proche d’Orban. Là aussi, comme le dit Bové, «une opportunité sans équivalent», plusieurs centaines de milliers d’hectares de terre de qualité à partager, qui plus est couplée à un moratoire qui court jusqu’en 2014 et qui protège la Hongrie des investisseurs étrangers du land grabbing. En effet, une chance énorme d’initier une transition vers un autre monde!
De même, je vous renvoie vers les travaux sur la stratégie de développement rural, véritable projet visionnaire, que je qualifierais de Décroissance!
Cela est couplé à toute cette effervescence autours d’alternatives à Budapest et ailleurs, autour du travail de journalisme d’investigation ou encore de l’action contre Simicska l’été dernier mené par LMP, qui a permis de faire entrer dans le vocabulaire politique hongrois, à une vitesse vertigineuse, le mot Oligarchie.
Il y a en Hongrie un potentiel humain, culturel et naturel propice à la mise en place d’une transition vers une nouvelle agriculture, vers un nouvel équilibre énergétique et aussi à la mise en place de systèmes économiques alternatifs permettant de répondre aux enjeux du XXIème siècle. Cela ne pourra passer qu’avec une rupture, voire une désobéissance institutionnelle, par rapport à ce que les lobbies d’Europe de l’Ouest imposent. Cela ne pourra passer que par une réappropriation démocratique de la création monétaire, donc de la banque centrale et aussi par la remise en question du remboursement de la dette publique qui ne profite qu’à des intérêts privés, en suivant l’exemple de l’Islande. Cela ne pourra passer que par des politiques ambitieuses, à la fois de protection des populations afin de redonner l’espoir, mais aussi de transformation de la société en profondeur.
Tous les ingrédients, les attentes, la nécessité, le potentiel d’un changement sont là pour s’approprier ces défis. Passer à côté de ces questions et se cantonner à des calculs politiciens à court terme, ne feront que le jeu du pire: le désespoir, la dépolitisation et la montée des haines et replis identitaires.
Gordon Bajnai « l’homme providentiel »… mais pour quels intérêts?
Lors des commémorations du soulèvement de 56, le 23 octobre, Gordon Bajnai a fait son coming out à la manifestation organisée par Milla devant plusieurs dizaines de milliers de manifestants, sur le slogan «Együtt 2014» (Ensemble pour 2014). Un accord de coopération a été signé avec Solidaritas (dont on ne connait pas trop les réels liens avec le MSzP), Milla et le mouvement créé par Bajnai, «Patrie et Progrès». L’Ouest applaudit des deux mains cet «homme providentiel», la Hongrie va peut-être être remise dans le «droit chemin», la «démocratie» sauvée ainsi que sa sacro-sainte économie de marché! Business as usual…
La chance de construire une vraie alternative est-elle passée? Espérons que non! Mais quelle serait la réaction des lobbies de l’Ouest face à une telle démarche?
L’auteur est doctorant à l’Université d’économie de Budapest