Leur problème, c’est la démocratie. Ils ne sont, il est vrai, pas les seuls dans le genre.
PAR PIERRE KOLB
N’empêche qu’ils ont fait fort en recourant à un maquignonnage démocratique encore peu répandu, le débat parlementaire couvert par le secret d’Etat. Un parlement est par excellence le lieu de la parole politique, une parole publique offerte en garantie au citoyen. On ne connaît guère, au niveau des assemblées parlementaires plénières, que les débats portant sur les demandes de grâce de prisonniers, demandes au demeurant refusées la plupart du temps, qui soient valablement, par respect des personnes, couvertes par le secret. Mais le Grand Conseil vaudois a instauré un huis clos pour débattre du projet de nouveau palais qu’il a décidé de s’offrir, en remplacement de l’édifice détruit il y a dix ans. C’est le projet Rosebud, dont un premier crédit de construction avait été adopté le 5 juin de cette année.
La polémique sur le toit de cet édifice faisait rage depuis plusieurs mois, et une interpellation avait été déposée au début de l’année. On avait, selon le mot du ministre en charge du dossier, malencontreusement, ô l’euphémisme, présenté un montage photo de l’édifice avec un toit cuivré donnant un effet visuel genre tuiles traditionnelles, alors que le toit projeté était en réalité en inox étamé gris. Le pot aux roses, si l’on peut dire, n’a été découvert qu’incidemment après la clôture de la mise à l’enquête.
Dans le décor de la Cité de Lausanne, c’est un sujet sensible. L’auteur de ces lignes l’a abordé plusieurs fois, notamment dans un article qui prend la défense de ce projet. Mais il a aussi eu l’occasion d’en dénoncer la gestion catastrophique de l’information. Que cela ait été voulu ou pas, la variante malencontreuse ne peut être a posteriori considérée que comme une grossière tenue de camouflage. Or, lors de l’inscription à l’ordre du jour du Grand Conseil, le 2 février de cette année, de l’interpellation qui demandait des éclaircissements sur ces procédés, un débat était possible auquel le Conseil d’Etat s’est refusé en se limitant à une déclaration, unilatérale et lacunaire.
Un débat ouvert, avec des magistrats et des députés courageux et convaincus, eût pu peut-être redresser une situation sérieusement compromise. Mais quelques jours avant cette séance du Parlement, une menace de référendum avait été agitée par le directeur du Centre patronal. Savoir ce que l’organisation patronale cantonale, qui elle-même s’était offert au bord du lac un palais de verre assez quelconque et néanmoins coûteux, savoir ce que ces gens de Paudex ont à faire dans l’esthétique paysagère de la capitale, c’est une question qui n’a pas reçu à ce jour de réponse.
Donc le patronat s’était montré tenté de soutenir un référendum contre le projet. C’était suffisant pour qu’au gouvernement et dans les travées parlementaires, l’inquiétude soit proche d’un état de panique.
S’il a esquivé le débat, l’exécutif cantonal n’avait pas pour autant renoncé au projet, c’est même son mérite… temporaire. Quelques semaines de silence plus loin, et deux mois après le dépôt de l’interpellation, le Conseil d’Etat donne enfin une réponse qu’il aurait pu, au vu de son contenu, livrer immédiatement. Sur les raisons d’avoir fait connaître la variante cuivrée au détriment de la grise, les explications sont oiseuses. Celles justifiant le projet adopté ne manquent en revanche pas d’intérêt.
Lorsqu’enfin cette réponse, à fin mai, passe à l’ordre du jour parlementaire, une curieuse séance privée à l’intention des députés est fixée entre midi et deux heures, soit avant le débat sur l’interpellation. C’est le premier huis clos de l’affaire. Uniquement pour des raisons techniques? Plutôt pour chambrer les parlementaires. Ecoutez l’interpellateur, Marc-Olivier Buffat: «Je n’ignore pas que, suite notamment à la séance d’information à laquelle de nombreux députés ont participé tout à l’heure, dans ce projet de futur parlement, je fais figure de mouton noir, d’empêcheur de siéger en rond…» Un empêcheur neutralisé puis qu’aucun député n’a souhaité s’exprimer alors que le débat était autorisé, à la différence de la séance de février. Nul doute que les meilleurs orateurs avaient épuisé leur salive lors du huis clos précédent.
Ou qu’ils avaient gardé leur énergie pour le débat décisif, qui eut lieu la semaine suivante, et fut nourri. La dominante en a été qu’il était temps, une décennie après l’incendie, que les députés puissent travailler dans de bonnes conditions. Pour certains, l’argument primait sur la polémique au sujet de l’esthétique du toit, et de l’intégration de l’édifice au site, alors que plusieurs députés ont défendu la qualité du projet. Un des trois seuls opposants (sur 150 députés!), le Lausannois Jacques-André Haury, a insisté sur le fait que l’image passait mal dans la population. Mais au Grand Conseil, on était proche de l’unanimité acceptante. il avait donc valu la peine de chambrer les députés toutes portes closes.
Ensuite il y a eu la grosse ficelle du calendrier. La décision parlementaire étant prise fin juin, le délai référendaire courait pendant la période des vacances, pas l’idéal pour cueillir des signatures. Mais ce genre de manipulation ne marche pas toujours, et là, les soutiens venus du Centre patronal et de Franz Weber ont dû contribuer à un résultat surprenant: plus de 16.000 signatures alors que 12.000 auraient suffi. C’était la perspective d’un rejet populaire massif, semant la panique en haut lieu.
A ce moment le ministre Pascal Broulis a pris la direction des opérations, ce qui peut surprendre puisqu’il s’agit d’un projet pour le législatif. Le grand argentier avait peut-être à se faire pardonner les années passées à temporiser, années perdues pour le Grand Conseil mais pas pour l’Etat dont l’argent ne sortait pas de la cagnotte. Et l’on a vu le président du législatif se rallier sans y toucher au plan B gouvernemental, jolie scène quand on se souvient que ce président est aussi fonctionnaire. Il aurait pu dire merci patron.
Mais le plus croquignolesque est dans la manière. Oui, on pouvait redessiner le toit, oui, on allait voir à y mettre des tuiles, non, on ne sera pas obligé de voter si l’on retire tout simplement le premier projet. Bref tout ce dont il n’était pas question avant l’été allait devenir possible après le départ des hirondelles.
Et surtout, haute démonstration de sens démocratique, la nouvelle mouture a été appréhendée par les députés au cours d’un nouveau huis clos, bien sûr pas formellement une séance, mais tenu dans l’arène et sans public ni média. Ce qui n’a pas empêché le ministre d’affirmer que rien de secret n’était dit derrière ces portes closes! et le président du parlement, encore merci patron, qu’il s’agissait de «consolider une position consensuelle entre les députés et le Conseil d’Etat».
Quant à la formule en fin de compte adoptée, cette fois en séance publique, elle est révélatrice du génie boutiquier de Pascal Broulis, inégalable lorsqu’il s’agit de se dépatouiller dans une impasse. Donc on retire le projet porté aux nues avant l’été, on fait plus qu’en arrondir les angles, on renonce à son originalité fondée sur des qualités écologiques, on remplace le gris de l’inox étamé par la rassurante peintureluration de tuiles en terre cuite: plus quelconque tu meurs, comme quoi la grisaille n’est pas celle que l’on croit. Mais elle devrait permettre d’éviter un vote populaire. Devrait.
Tout ça parce que l’attente de dix ans et quelque d’un nouvel édifice s’est transformée en besoin pressant. Les quatre ou cinq ans qu’aurait coûté un échec populaire étaient soudain insupportables. C’est plutôt la démocratie qui leur est invivable, leur problème, c’est le peuple.
On ne serait pas revenu à ce point sur cette mascarade si elle ne s’inscrivait dans des pratiques de plus en plus courantes d’escamotage de la démocratie. Il existe des cas d’autant plus flagrants que les médias n’en parlent presque jamais, les procédés permettant de soustraire des objets importants au référendum facultatif. Dans le domaine des transports, la manière de court-circuiter un référendum sans que cela se dise tient du grand art. Il suffit de régler le problème dans le secret des commissions parlementaires, et l’on ne sait jamais comment les choses sont dites, à moins que cela ne transparaisse de façon fugace dans un rapport de commission. C’est parfois arrivé avec l’Opair, un instrument classique de neutralisation des velléités référendaires. Cette simple ordonnance assez technique de 1985, régulièrement retouchée depuis, postule que l’on doit reporter une part définie du trafic de la route sur les transports publics afin d’améliorer la situation sanitaire de l’air. Elle a un caractère contraignant qui a valu quelques échanges polémiques dans plusieurs parlements cantonaux, où le zèle à l’appliquer est relatif. Le principe de report du trafic intervient par exemple dans des crédits d’agglomération, nouvelles lignes de tram ou autres, comme dans le canton de Vaud d’importants crédits PALM (agglomération Lausanne-Morges) où l’on additionne des dizaines de millions, voire plus. Or, justifiés par les exigences de l’Opair, donc par la législation fédérale qui prime le droit cantonal, ces crédits deviennent des dépenses liées. Outre qu’ils échapperaient aux freins cantonaux des dépenses, ils ne peuvent être l’objet de référendums. Le tour est joué.
Comment on puisse arriver à empêcher des référendums sur des projets de première importance, aux incidences locales fortes, il y a là une perversité juridique extraordinaire. Mais l’administration cantonale serait prête à sortir une expertise juridique d’un éminent constitutionnaliste, s’il faut sur ce point fermer un caquet aventureux.
De toutes façons, les protestations sont rarissimes. Une fois, en septembre 2010, le rapporteur de minorité opposé à un crédit routier, Raphaël Mahaim, s’est élevé contre des conséquences tirées de l’adoption du plan Opair Lausanne-Morges par l’exécutif vaudois. Une voix isolée, sans écho. Pour le reste, l’utilité publique de nombreux projets en cause a sans doute désamorcé les réactions. Il y a peut-être aussi une explication psychologique. Une expertise juridique, en soi, peut-être contestée, mais l’argument de la primauté du droit fédéral déclenche d’ataviques réflexes de servilité. Un proverbe le dit: «Quand Berne lève le doigt, Lausanne lève le bras».
Ces entourloupes institutionnelles s’ajoutent à d’autres, dont particulièrement le maquis des instances de décisions. Des cellules technocratiques, telles les directions des Schémas directeurs, prennent des options d’aménagement que les communes concernées n’ont plus qu’à ratifier. Et l’on s’étonne ensuite des sursauts citoyens lorsqu’un référendum est encore possible, exemple le refus de la construction d’une tour à Bussigny dans la banlieue lausannoise.
Ou pour prendre un cas récent dans un domaine différent, la généralisation de la taxe poubelle au sac dans le canton de Vaud. Soit, un verdict du tribunal fédéral sur un recours dans une commune, décision dont la substance n’est guère attaquable. Mais ensuite, qui a décidé de quoi? A quel niveau cantonal, intercommunal, communal les décisions ont-elle été prises? Un coup d’œil rétrospectif montre, sans clarté, qu’il y a de tout cela un peu, la seule certitude qui en ressorte étant: en 2013 déjà, comme s’il y avait urgence alors que l’affaire bringue depuis les années 80, un sac uniformisé au tarif unique sera imposé dans toute cette région, une des dernières à avoir résisté contre cette mesure qui n’a d’exemplaire que son caractère puissamment antisocial.
Et bien sûr, il n’y a pas de référendum. Alors que lors de l’étape précédente, les socialistes avaient brillamment mené une contre-attaque et les Vaudois, sur leur invite, refusé la taxe au sac en scrutin populaire. On ne leur a plus posé la question depuis.
On dira, et c’est vrai, que les circonstances ne sont pas les mêmes, que l’étau législatif s’est resserré, rétrécissant les marges de manœuvre. Mais on ne peut s’expliquer la situation finale sans mentionner la singulière mollesse des socialistes, devenus incapables de mettre en œuvre des répliques ou parades générales. Car elles existent, ces répliques, on le voit à celle, d’une ampleur limitée, mais méritoire au vu du contexte, de la ville de Lausanne qui a introduit un rabais de compensation sur la facture d’électricité. Et la municipalité de Renens, qui, honneur à elle, n’introduit pas cette taxe, du moment qu’elle n’a pas trouvé de mesure sociale compensatoire.
En face de quoi il y aura, dans ce canton, des communes qui se permettront des baisses d’impôt favorisant les hauts revenus sans compenser d’un kopek la taxe au sac qui pénalise les bas revenus.
Là on bouleverse les modes de vie, on déséquilibre les budgets sans que les personnes directement concernées n’aient leur mot à dire. Les causes ne sont pas les mêmes, mais ce dernier cas concourt à un phénomène de dessaisissement démocratique qui a aggravé, avec la complicité des responsables politiques en place, le déficit démocratique déploré dans les relations cantons-communes-Confédération. Cette dérive profite une fois de plus à des démagogues de type UDC qui diront vouloir donner «la parole au peuple» dans le champ de leurs obsessions, xénophobes ou autres, et seront d’autant mieux suivis que les gens n’ont plus de prise sur des décisions de portée vitale.
Article paru dans « Courant d’Idées«