Lettre de Lima à un ami lecteur (V) – La sirène et le bateau


J’ai tardé, depuis ma dernière lettre, à donner de mes nouvelles. 

PAR PIERRE ROTTET

Vois-tu, la retraite n’est pas de tout repos. Au point que j’en arrive à me dire que si j’avais su, j’aurais continué le boulot, histoire d’avoir le temps de réaliser ce que je n’arrive plus à faire aujourd’hui. Un comble, si tu sais que je n’avais aucun problème auparavant.

Là, avec cette entrée en matière, c’est aussi un peu ma manière à moi de répondre à celui qui, un jour, prédisait idiotement: «Tu vas t’emmerder à ta retraite». Quel con! Pour en être si convaincu, il devait savoir de quoi il parlait, le pauvre. Tu l’as compris, j’ai des envies de communications qui me titillent. Surtout au moment où j’entame ma troisième traversée de la gouille de l’Atlantique, depuis ladite retraite, pour te laisser dans les froideurs de ton hiver. Histoire de prolonger personnellement mon été à Lima. Mon été désormais perpétuel. Et pas n’importe comment, puisqu’en bateau de croisière.

Or donc, disais-je, je me suis embarqué pour traverser l’Atlantique, pour rejoindre sur l’eau Lima et son soleil, via Buenos Aires. Mais pas sur n’importe quel paquebot. Je ne suis pas de ceux qui montent à bord du premier venu! D’un de ces bateaux couche-toi là… D’ailleurs, à peine à bord, il fallut sacrifier à l’exercice du sauvetage en mer. Au cas où! J’avais pas l’air marin avec mon gilet.

A mes côtés, une fille de l’équipage, patiemment, mimait les gestes à faire en cas d’évacuation du bateau. Elle était belle. Et la vue de sa démarche chaloupée rendait moins triste l’hypothèse de m’enfoncer dans les abysses. Un fatalisme qui allait me rendre téméraire: « Si on devait sombrer, est-ce que je peux couler avec vous? » Elle n’a pas chaviré de bonheur, la gamine. Elle m’a regardé, vexée et peut-être même méprisante du peu de cas que je faisais de ces explications. Puis elle m’a fixé sans un sourire, avant de s’éloigner. De mettre les voiles. Après m’avoir coulé un sombre regard. On ne mène pas si facilement semblable sirène en bateau.

Des sirènes? Faut croire qu’elles ont changé d’apparence, sur ce transatlantique. Au point que j’en arrive à fermer les yeux lorsqu’elles s’approchent, me croisent. Les canons de la beauté ont bien changé, tu sais. Sans doute le miroir déformant des années renvoie-t-il à des rondeurs. Et même à d’immenses rondeurs. Heureusement d’ailleurs que le prix du voyage ne se calcule pas en poids. J’en paierais moi aussi le prix fort. Je t’avoue que mes yeux, complaisants, se sont depuis fort longtemps habitués à se baisser pudiquement sur mon physique.

D’accord, il y a bien quelques exceptions, mais elles sont maigres. Et puis, pour être honnête, afin aussi de ne pas tomber dans la discrimination sexiste, machiste, les bedaines des hommes exposées sans pudeur sur les chaises longues aux abords des piscines ont, elles, tout à envier à celles que connurent jadis d’autres chairs plus tentantes. Moins gélatineuses… Il y a bien des années. Il ne reste aujourd’hui que des réminiscences, qui se font de plus en plus lointaines. Lointaine comme la jeunesse.

Tout ça pour te dire que le paquebot qui m’emmène retrouver mon hémisphère sud a les entrailles solides pour loger tout ce petit monde en vadrouille, en quête d’amusements. De sensations.

Tu m’connais! Depuis l’heure et le temps que je t’écris, j’ai encore et toujours la chance d’être guidé par ma bonne fée, ma bonne étoile. Elles ne me lâchent d’ailleurs jamais, ces complices de mon existence. Chaque soir, à l’heure de l’apéro, puis à celle du digestif, entre celui-ci et le dernier verre, tard lorsque la nuit se prend à nous faire le coup du sommeil, on se retrouve, mes amis et moi autour d’un des nombreux bars pour écluser de mérités godets. Histoire de tremper nos langues dans nos breuvages, leur donner la souplesse pour des discussions, je t’assure animées, où les rires occupent une prépondérante place de choix.

Il y a d’abord Sophie – je dis d’abord parce que sa cabine se situe à deux pas de la mienne, dans les profondeurs du bateau. Un peu plus de vingt et un an, la timidité qui sied à son âge, ajoutée à une assurance née d’une expérience du vécu bien en place, la chevelure abondante, elle est blonde. Mais loin de l’être, crois-moi. Elle est Allemande, ce qui n’est pas un handicap, surtout lorsqu’elle y va de son accent chantant. Elle bénéficie de la part de notre groupe de cette petite attention de protection que s’autorisent les personnes un peu moins jeunes. Elle voyage seule, sac au dos et envisage pour horizons la découverte d’une partie de l’Amérique latine. Dont le Pérou. Tu comprends pourquoi j’éprouve pour cette «gamine» une tendresse particulière. Elle me fait faire un bond de plus 45 ans dans le passé. Le mien, lorsque sac au dos, j’avais entrepris le tour du monde en stop.

Il y a ensuite Sophia, dont la cabine se situe au pont 7, plus loin de l’eau mais très proche des cieux. Elle aussi est belle comme un coeur. Un peu plus de la trentaine. Un tempérament et du caractère, crois-moi. Et si elle ne se laisse pas marcher dessus, elle n’est pas avare dans son amitié. Et ça me flatte. Je t’assure qu’elle connaît autant la planète terre que moi. Sauf qu’en ce qui me concerne, il m’a fallu une vie ou presque pour en dessiner quelques contours. Française, bronzée, le sourire communicatif, elle bosse dans les TGV. Sont pas cons, les gars qui l’emploient: rien que pour aller à sa rencontre, j’crois que tu prendrais le TGV. En te foutant pas mal de la destination du train. Pour le plaisir de sa compagnie. Je crois que Sophie et Sophia me rendent bien l’amitié que je leur porte. Et puis, avec elles, j’ai ma dose quotidienne de gent féminine…

L’autre jour, nous faisions escale à Maceido, sur la côte est au nord du Brésil. Le calendrier égrainait les premiers jours de décembre. Cette précision pour m’excuser de te parler de l’anecdote qui suit, alors que toi, tu subis les assauts des flocons de neige. Alors que toi, peut-être, tu te les gèles! Il faisait bien 33 degrés au soleil. La mer était couleur émeraude, les vagues, peu agressives, se teintaient de blancheur en venant mourir sur la plage. La plage! Avec un sable blanc, plus blanc que ne le sera jamais l’âme d’un banquier qui aurait passé sa vie à blanchir l’argent sale. Tu vois le décor. Et nous trois comme acteurs sur cette scène? Parmi d’autres baigneurs. D’autres baigneuses. Tu suis mon regard?

La troisième personne, la cinquantaine légèrement entamée, qui forme notre quatuor aux apparences disparates, aux apparences seulement, mais solide comme les pieds des tables des bars du bateau que nous écumons, la troisième personne, disais-je, a pour nom Fabrice. Parisien, il occupe une suite au pont 11, avec sa maman. Chouette rejeton! Neuf ponts au-dessus du nôtre, à Sophie et moi. On fait un peu rikiki, nous, avec nos cabines de prolo, si on les compare à celle de Sophia, avec son balcon pleine vue sur la mer, et celle de Fabrice, plus proche de Dieu, s’il existe, que tout le monde sur ce navire. Je dis Dieu, car je ne suis pas certain de son existence, comme je suis certain de la non existence des nuages dans le ciel en longeant les côtes du Brésil. Tu vois, lui, je veux dire Fabrice, il n’a pas besoin de confiture pour étaler sa culture, parce qu’il l’est, cultivé!

Voilà, en quelques lignes, ma vie à bord de ce machin sur la mer, sur l’Atlantique, 21 jours de croisière résumés, effleurés. Tu t’en doutes, je ne terminerai pas cette lettre sans y ajouter mon coup de gueule, sans égratigner, sans m’indigner de la bêtise des hommes. Les quelques escales passées au Brésil m’interrogent. Comme moi, tu as applaudi l’arrivée au pouvoir du Parti des travailleurs du Brésil, avec Lula puis celle qui lui succède. Comme moi, tu as applaudi, et tu continues à le faire, à l’annonce du taux de croissance de ce pays, à faire pâlir les pays européens. Mais comme moi aussi, tu te demanderais, s’il t’était donné de contempler ce que mes yeux ont pu constater, à qui profite ce taux de croissance. A qui?

A Salvador de Bahia, on construit le nouveau stade qui accueillera l’une ou l’autre rencontre du mondial de foot en 2014. A coup de luxe et de millions de dollars. Comme si les pontes de ce foot, ces faiseurs de rêves et de fric pour les plus nantis, étaient frappés d’amnésie. Et pourtant l’Afrique du Sud est lointaine de quatre ans. De quatre ans seulement!

Il est près de 19 heures, la nuit tombe sur Rio. Mon embarcation quitte le port pour rejoindre, dans 4 jours, Buenos Aires. Le ciel s’est mis au pastel. Une sorte d’arc-en-ciel qui s’étendrait sur la ville, sur le pain de sucre et sur le Christ qui dominent Rio et ses habitants. Leurs croyances. Mais c’est là une autre histoire…

 

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