Les journaux du groupe St-Paul ne seront plus imprimés à Fribourg. Une page se tourne, porteuse d’inquiétudes pour l’identité médiatique du canton.
PAR CHRISTIAN CAMPICHE
La direction du groupe St-Paul, l’une des plus grandes entreprises fribourgeoises, a annoncé cette semaine la fin programmée de l’impression à domicile de ses journaux et la disparition d’une cinquantaine d’emplois à l’horizon 2015. L’impression des travaux dits de ville va subsister mais cela n’empêche pas une page de se tourner désormais pour la presse du canton.
L’abandon de l’impression des journaux traditionnels fribourgeois prélude-t-elle à d’autres sacrifices susceptibles d’accroître le malaise identitaire? Le danger le plus grand serait une mainmise sur la “Liberté“, fleuron de la presse fribourgeoise, l’un des derniers bastions médiatiques indépendants de Suisse romande. Le propriétaire de ce quotidien, la congrégation religieuse des Soeurs de St-Paul, ne fait pas mystère depuis plusieurs années de sa volonté de céder une participation majoritaire au journal. Mais les choses ne sont pas simples.
D’abord parce que le contexte économique, marqué par une chute de la publicité, n’encourage pas les prétendants à se rendre au bal. Prédateur insistant, le groupe français Hersant, à qui appartiennent déjà la “Côte”, “L’Express/L’Impartial”, le “Nouvelliste” et la télévision genevoise Léman Bleu, figure certes toujours sur les rangs après avoir reluqué la “Liberté” pendant une dizaine d’années. Mais il n’est pas dit que le prix proposé lui convienne encore. Ensuite les religieuses, encouragées par la rédaction du journal dont la culture d’entreprise se situe aux antipodes de celle du papivore de l’hexagone, ont repoussé jusqu’ici ses avances.
Revenant sur ses déclarations passées, la direction de St-Paul assure aujourd’hui qu’elle tient plus que jamais à l’indépendance du groupe. Le cas échéant, elle privilégierait plutôt une solution fribourgeoise. Réalité ou intox? Depuis mercredi dernier 30 janvier 2013 se renforce l’option que St-Paul pourrait céder aux sirènes d’un deuxième larron, le groupe Tamedia. L’éditeur zurichois contrôle désormais toute la presse lémanique après la reprise du monopole Edipresse. A ce jour Tamedia n’a pas manifesté un intérêt débordant pour d’autres titres romands et l’on a pu se dire que la “Liberté” allait échapper à son emprise. Mais l’annonce du renoncement à l’impression locale des journaux fribourgeois change la donne.
Par l’intermédiaire de son maillon bernois “Berner Zeitung” (BZ), Tamedia entretient déjà depuis plusieurs années des contacts privilégiés avec les “Freiburger Nachrichten” (FN), pendant alémanique de la “Liberté”, au capital duquel participent des industriels singinois. Des échanges rédactionnels ont été mis en place avec la BZ et le scénario d’aujourd’hui, un déplacement de l’impression, est déjà dans l’air depuis plusieurs années. Face aux appels du pied de Berne, les FN ont fini par céder aux sirènes de Tamedia.
En l’état, il paraît logique que la “Liberté” aille se faire imprimer à son tour sur les presses de Tamedia à Berne, imitant en cela son partenaire fribourgeois, bien sûr, mais aussi le “Bieler Tagblatt” et le “Journal du Jura”, qui viennent de faire le pas. Une telle solution permettrait à l’ogre zurichois de renforcer son emprise non seulement sur les médias mais également sur les imprimeries, l’exemple le plus récent étant l’émigration chez Tamedia à Zurich du centre d’impression de la “Basler Zeitung”.
La perte de substance du tissu médiatique fribourgeois est-elle de nature à émouvoir le monde politique? Sur les ondes de la radio romande, la conseillère d’Etat Isabelle Chassot promet la solidarité du canton en cas de coup dur. Mais on est bien loin du tohu-bohu créé par le brasseur argovien Feldschlösschen en 1996. Tout le monde a en mémoire les événements qui ont vu la population de Fribourg se soulever littéralement pour maintenir sur son sol la brasserie Cardinal menacée de délocalisation par son propriétaire d’alors. Une “saga” qu’ont décortiquée récemment quatre jeunes historiens fribourgeois, dont Delphine Dumoulin, François Ingold et Floraine Stauffer dans “Retour sur l’affaire Cardinal”, étude réalisée pour le compte de l’Université de Fribourg. Interviewés dans le bimensuel la “Cité“, ces chercheurs expliquent la réaction fribourgeoise de l’époque, alimentée notamment par une formidable campagne médiatique au son du cor de… la “Liberté”.
Ils montrent aussi la démobilisation rampante qui a accompagné au cours de la première décennie du millénaire l’agonie de Cardinal. Une brasserie qui finira par mourir sur l’autel des grandes manoeuvres brassicoles européennes. Celles-ci aboutiront au rachat de “Feld” par Carlsberg.
On voit mal la “Liberté” emboucher les mêmes trompettes aujourd’hui. Comment le pourrait-elle d’ailleurs puisque l’enjeu est la défense de sa propre chapelle? Dans l’édition du 2 février 2013, le rédacteur en chef Louis Ruffieux ose imaginer l’impensable, la disparition pure et simple de la “Liberté”, dernier symbole de Fribourg avec le HC Gottéron depuis la fin de Cardinal: “Bonjour le désert arpenté par quelques Touareg politiques inconnus! Sans parler de la vie associative, économique, sportive, culturelle…”.
Les lecteurs prendront-ils le relais? Ils devraient s’organiser à l’instar de la communauté citoyenne qui avait soutenu avec succès le “Bund” quand ce quotidien bernois luttait contre la fermeture pure et simple. Tant que la “Liberté” gardera un semblant d’indépendance, une telle solidarité sera difficile. Le jour ou le titre intègrera un ensemble plus vaste, les esprits pourraient s’échauffer mais, à l’heure de la migration numérique qui noie le poisson de l’information, il faudra une sacrée énergie pour empêcher que la lassitude et le fatalisme l’emportent sur une dynamique d’indignation.
“Imprimer la Liberté à Berne ?
J’ai écouté les réactions : dans le cercles catholiques (pour autant que j’ai pu entendre) c’est plutôt insipide
A la radio : c’est mieux, Mme I. Chassot, un matin, s’est insurgée et disait ne pas vouloir que la Liberté sorte du canton (pour ce qui est de l’imprimerie je suppose.)
Ma question : y a-t-il eu échanges entre le Freiburgernachrichten et la Liberté avant que le premier aille ailleurs ? La Gruyère est aussi concernée (le journal) qu’en est-il?
Ce que je pense : quelle priorité : il y a des investissements dans des projets de prestige à bien long long terme, des millairds sur 10 ans (voyez le projet Human Brain à UNIL je crois) la nourriture de l’intelligence des gens ordinaires par un journal sérieux régional, on s’en fout. Le journal doit se débrouiller soi-même, mais qu’en est-il de la solidarité des lecteurs ?” Pourquoi ce vide de solidarité, ou d’une solidarité molle et tiède qui freine les trop peu nombreuses personnes à descendre dans la rue? claire-marie
Au début des années 70, quatre ou cinq réunions ont eu lieu à Lausanne. Il y avait une bonne vingtaine de journalistes (alors jeunes…) – dont Pierre Kolb, sauf erreur, et Jacques Pillet – lors de la première réunion. But de la rencontre: le lancement d’un “journal de journalistes romands”, journalistes qui auraient investi chacun quelques milliers de francs pour amorcer la pompe. La vingtaine de journalistes n’était plus qu’une quinzaine à la deuxième réunion et à peine une dizaine à la troisième. A la quatrième, nous n’étions plus que quatre (dont Kolb ?) et le projet s’est évaporé…
J’ai alors compris que les journalistes, s’il savent “faire des articles”, ne savent pas “faire des journaux”, simplement parce que, dans l’économie générale d’un journal, la rédaction n’a qu’une part de l’ordre du quart ou du cinquième, le reste étant de la technique, de la publicité, de la distribution, etc…
“La Liberté” (papier) va donc mourir.
S’il y a une porte de sortie, ce sera du côté du “papier électronique” ou des tablettes. Mais rien n’est sûr. Je crois qu’il va falloir recommencer tout en bas, avec des journaux régionaux quasi artisanaux…