Le Conseil des états vient d’ouvrir la voie au «fonds spécial» pour l’achat des avions Gripen et de véhicules blindés. Derrière ce montage se profile un enjeu plus important, celui de l’enveloppe budgétaire globale affectée à l’armée.
PAR BERTIL ROUILLER ET FABIO LO VERSO
Les officiers suisses n’ont pas ménagé leurs efforts pour faire monter les enchères. «En dessous de 5 milliards de francs, l’armée suisse ne peut pas jouer son rôle», affirmait Denis Froidevaux, président de la Société suisse des officiers (SSO), dans une interview accordée au Matin, le 27 décembre dernier. Le haut gradé lançait une pique contre la décision du Conseil fédéral de maintenir le plafonnement du budget de l’armée à 4,4 milliards par an, jusqu’en 2014, alors que le renouvellement du matériel militaire en fin de vie (telle une partie de la flotte des avions de combat) est urgent. Le financement du train de vie des troupes est un sujet très controversé. Longtemps, les montants ont fluctué au gré des besoins, prétendus ou réels, de la Grande Muette. Le Gouvernement entend désormais bloquer le robinet financier.
Sans surprise, ce plafonnement est ressenti comme un corset étouffant, tant par les militaires que dans les commissions parlementaires compétentes, majoritairement à droite. Mais le Conseil fédéral garde le cap. Il est même allé jusqu’à maintenir en dehors du budget ordinaire l’enveloppe destinée à l’achat de 22 avions de combat Gripen, soit 3,126 milliards. C’est au moyen d’un «fonds spécial», alimenté par des acomptes annuels d’environ 300 millions que cette acquisition pourra être effectuée. Mais le peuple aura son mot à dire: les fonds d’acquisition sont sujets au référendum facultatif.
Le Conseil des états vient de donner son aval à ce montage financier (le National se prononcera en juin). Il entérine ainsi la politique du «robinet à jet constant» engagée par le Conseil fédéral. Derrière ce choix se profile un enjeu plus large, celui de l’enveloppe budgétaire affectée à l’armée. Le brouhaha autour des Gripen a jusqu’ici couvert le débat, crucial, sur ce point.
Quel est le coût de l’armée suisse? Les 4,3-4,4 milliards du budget ordinaire ne reflètent qu’une partie de la réalité. à ce montant s’ajoute en effet 1,0 à 1,1 milliard de francs pour les dépenses supplémentaires publiques, notamment les loyers et les baux conclus par Armasuisse Immobilier, les coûts de l’assurance militaire et les coûts militaires des communes et des cantons. Sans oublier le 0,9 à 1,0 milliard correspondant à la somme des allocations publiques pour perte de gain et des compensations de salaires. On additionne enfin à ces chiffres les coûts économiques, sous forme de pertes sur la valeur ajoutée dues aux absences au travail, d’un montant de 0,8 à 1,0 milliard.
Le coût global de la Défense suisse se situe ainsi entre 7 et 7,4 milliards de francs. Ces montants sont issus d’une analyse publiée, en août 2012, par la Commission de milice du chef du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) 1. Ce groupement conclut son étude par une affirmation qu’il oublie étrangement de corroborer avec des éléments chiffrés: «En comparaison internationale, les coûts, mesurés en part du produit intérieur brut (PIB), se situent en dessous de la moyenne.»
Rapporté au PIB suisse, le montant global maximal de 7,4 milliards, calculé par cette commission, correspond à un taux de 1,55%. Or, selon nos calculs, ce taux est comparable à celui de la Finlande (1,5%) — voir infographie ci-après — et de la Norvège (1,6%), mais supérieur à celui de l’Allemagne (1,3%) et du Danemark (1,3%) et presque le double de l’Autriche (0,86%). Ces pays disposent, comme la Suisse, d’une armée de milice.
La comparaison avec les pays européens dotés d’une armée professionnelle (deuxième tableau de l’infographie) montre également des taux plutôt homogènes, à l’exception de la France, dont l’entretien des troupes représente environ 2% du PIB. Selon le Groupement pour une Suisse sans armée (GSsA), la Confédération aurait même dépassé l’Hexagone en 2009, en engageant cette année-là 9,934 milliards de francs, soit près de 2,08% du PIB 2. Il est donc difficile d’être convaincu par les propos «officiels», rappelés par Denis Froidevaux dans Le Matin, qui prétendent que cette part du PIB n’est que de 0,9%.
Combien d’hommes et pourquoi?
En comparaison internationale, la Suisse paie-t-elle le juste prix pour entretenir son armée et sa politique de sécurité militaire? C’est la synthèse entre les doctrines d’engagement et les équipements militaires qui marque la différence. Par exemple, la Norvège, dont le territoire est neuf fois plus grand que celui de la Suisse, emploie moins de soldats, mais la qualité de ses équipements et de ses forces spéciales est, selon l’avis des experts, remarquable, ainsi que leur niveau d’entraînement.
Comme la Belgique, le Danemark et les Pays-Bas, la Norvège a opté pour l’avion de combat F-16 au milieu des années 1970 déjà, dont le prix était d’environ 11 millions de dollars. En Suisse, l’armée a mis en service des avions de la même génération vingt ans plus tard, des F/A-18 payés plus de 100 millions de francs suisses par unité. La Norvège a acquis 950 missiles portables sol-sol, dont 526 à haute performance, c’est-à-dire avec autoguidage incorporé, un choix effectué par plus de 37 autres pays. En 2011, pour sa part, la Suisse détenait encore les missiles Dragon, développés dans les années 1960, sans autoguidage ni caméra embarquée et dont la portée de tir n’est que de 800 mètres, contre 2000 mètres pour les engins acquis par la Norvège, et jusqu’a 4000 mètres pour un autre modèle de missiles portables.
L’armée suisse a également acheté des camions blindés de type GMTF à 1,8 million pièce, alors que bien d’autres pays ont acquis des engins nettement moins chers, de qualité au moins similaire et intégralement motorisés. Cette question est d’actualité puisque la Confédération prévoit notamment l’acquisition de 500 chars de grenadier à roues, ainsi que le remplacement des véhicules routiers et tout-terrain.
Le choix des équipements militaires se fait généralement sur la base du nombre de soldats considérés comme nécessaires pour assurer la sécurité. Mais sur ce point, le flou a longtemps dominé en Suisse. En 2010, un rapport devait mettre un terme au cycle d’évaluations lancé en 1995 avec la réforme de l’armée, devenue par la suite Armée XXI. Approuvé en octobre 2010 par le Conseil fédéral et transmis au Parlement, le document tablait sur le modèle d’une armée de 100 000 hommes et sur un budget annuel de 5,1 milliards de francs. Mais la commission de politique de sécurité des états chargera le DDPS d’étudier des variantes pour des effectifs de 60 000, 80 000, 100 000 et 120 000 soldats, et leurs coûts respectifs avec un équipement complet. Un rapport complémentaire est alors publié en mars 2011.
«Vivre au jour le jour»
Représentante socialiste de la commission de la politique de sécurité au Conseil national, la Bernoise Evi Allemann dénoncera les incohérences de ce complément. Les auteurs y évaluent à 4,6 milliards le coût d’un modèle à 60 000 hommes, qui permettrait la surveillance de seulement 150 kilomètres de frontière. Alors que le modèle à 120 000 hommes, qui coûterait 5,3 milliards, permettrait, lui, de surveiller 1200 kilomètres de frontière. Pourquoi, dès lors, 60 000 hommes ne pourraient-ils pas surveiller 600 kilomètres de frontière, étant donné que 120 000 hommes sont susceptibles d’en contrôler 1200? Et comment se fait-il qu’une armée à 100 000 militaires coûterait 5,1 milliards, et qu’il suffirait d’ajouter 200 millions pour disposer de 120 000 soldats?
En été 2011, le débat s’enflamme. En juillet, la Société suisse des officiers menace de lancer une initiative exigeant une armée de 120 000 hommes 3. En août, l’UDC neuchâtelois Yvan Perrin affirme la position de son parti, pour lequel l’armée aurait besoin d’au moins 5 milliards de francs par an et que, en dessous de 100 000 hommes, elle serait «inutile» 4.
En septembre 2011, le Conseil fédéral penchera pour le modèle à 100 000 hommes et 5,1 milliards. Mais il reviendra sur sa position en avril 2012, en plafonnant les dépenses à 4,4 milliards (plan financier 2012-2014), pour 100 000 hommes. Une décision qu’il confirmera en août de la même année.
Le Conseil fédéral prévoit de relever le plafond à 4,7–4,8 milliards à l’horizon 2016. «Jusque-là, notre situation sera instable», déclarait le général Dominique Andrey (remplaçant le chef de l’armée depuis janvier 2012), dans “L’Hebdo” du 22 août 2012. «Elle sera instable jusqu’au moment où le peuple aura voté sur l’initiative du GSsA, proposant la fin du service militaire obligatoire, et qu’il aura donné son avis sur l’achat du Gripen également et que la nouvelle loi militaire sera sous toit. Jusque-là, nous devrons vivre au jour le jour.»
1. La Commission de milice du chef du Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS) est un groupe composé d’officiers d’état-major général de milice, actifs et anciens. Elle est chargée d’analyser et de commenter, de manière indépendante, à l’attention du chef du DPPS, des questions de principe et des bases décisionnelles essentielles concernant l’armée. La commission a rédigé de sa propre initiative, en collaboration avec de nombreux experts, un rapport, daté du 30 août 2012, intitulé “L’importance de l’armée pour la Suisse. Une analyse économique globale en termes d’utilité et de coûts”.
2. Journal du GSsA n°86. été 2010.
3. Lire “24 Heures” du 13 juillet 2011.
4. “24 Heures”, 15 août 2011.
Article paru dans la “Cité” du 8 au 21 mars 2013.
Mes petits amis,
Il vous faut aller jouer dans le carré de sable, ça c’est à votre portée. Pour le reste et pour l’armée laissez faire les grands, ça vous dépasse.
Faut pas jouer avec des allumettes ou il faudra en assumer les conséquences pour votre avenir.
Bonne nuit les petits, n’oubliez pas votre Nounours.
Maj. I de Lamotta