Le président de la SSR est un lobbyiste dans l’âme


Qui aujourd’hui en Suisse connaît le nom du pré­sident du conseil d’administration de la SSR? Et a for­tiori, qui connaît son parcours?

PAR ADRIANO BRIGANTE

La Société suisse de radio­dif­fu­sion et télé­vi­sion (SSR) est le groupe audio­vi­suel public suisse. Si sa théo­rique indé­pen­dance struc­tu­relle et finan­cière semble être un acquis inal­té­rable, il n’en demeure pas moins que les risques de dérive sont bel et bien réels et que la situa­tion mérite l’attention du grand public.

Fon­dée en 1931, la SSR est aujourd’hui une entre­prise de ser­vice public à but non lucra­tif, finan­cée à 71,5 % par la rede­vance (payée par le public), à 23,5 % par les recettes com­mer­ciales (publi­cité et spon­so­ring) et à 6 % par d’autres sources (vente d’émissions d’autres dif­fu­seurs, par exemple). Dif­fu­sant 14 chaînes de radio (5 en alle­mand, 4 en fran­çais, 3 en ita­lien, 1 en romanche) et 8 chaînes de télé­vi­sion (3 en alle­mand, 2 en fran­çais, 2 en ita­lien, 1 en romanche), elle est le prin­ci­pal groupe audio­vi­suel du pays, avec plus de 90% de parts des mar­ché de la radio et de la télé­vi­sion et est cen­sée être la garante d’une infor­ma­tion indé­pen­dante, plu­ra­liste et objec­tive, per­met­tant une for­ma­tion aussi libre et informée que pos­sible de l’opinion publique.

Depuis le 1er jan­vier 2012, le pré­sident du conseil d’administration de la SSR est Ray­mond Lore­tan. Déten­teur d’une licence en droit de l’université de Fri­bourg, il est secré­taire diplo­ma­tique du secré­taire d’Etat aux affaires étran­gères de 1984 à 1987, avant de deve­nir le col­la­bo­ra­teur per­son­nel du conseiller fédé­ral Arnold Kol­ler au Dépar­te­ment fédé­ral de jus­tice et police de 1987 à 1990, puis délé­gué aux Affaires euro­péennes et trans­fron­ta­lières du Valais de 1991 à 1992. De 1993 à 1997, il est secré­taire géné­ral du PDC Suisse et devient en 1997 ambas­sa­deur extra­or­di­naire et plé­ni­po­ten­tiaire de Suisse à Sin­ga­pour et au Bru­nei, puis consul géné­ral de Suisse à New York (avec le titre d’ambassadeur) en 2002. En 2007, il revient en Suisse et fonde, avec deux asso­ciés, le cabi­nets de conseil Fasel Balet Loretan.

De l’autre côté du manche

L’année 2007 marque un tour­nant dans la car­rière de Ray­mond Lore­tan. En effet, à l’instar de nom­breux autres per­son­nages publics bien plus renom­més que lui (Tony Blair, Bill Clin­ton), il passe d’une car­rière dans la poli­tique à une carrière dans le privé, sans doute autre­ment plus lucra­tive, pro­fi­tant des avan­tages offerts par son passé poli­tique et ses rela­tions diplo­ma­tiques. Il explique ainsi son choix: «J’ai eu envie de liberté, de retrou­ver une liberté de pen­ser et surtout d’action.» En effet, quoi de mieux qu’un ancien homme poli­tique et ambas­sa­deur libéré de ses obli­ga­tions démo­cra­tiques pour conseiller les entre­prises pri­vées et tirer pour elles le meilleur parti de cer­taines conni­vences (pré­sentes ou pas­sées)? Lore­tan a déclaré, par­lant de la situa­tion simi­laire de Kas­par Vil­li­ger (passé à la tête d’UBS): «aux Etats-Unis, le pas­sage du sec­teur public au privé est ‘busi­ness as usual’. C’est plu­tôt la règle que l’exception. Contrai­re­ment aux Suisses, les Amé­ri­cains ne vont pas confondre UBS et la Suisse, et com­pren­dront très bien la position de l’ancien pré­sident de la Confé­dé­ra­tion.»

En effet, les Amé­ri­cains savent bien qu’un per­son­nage public qui passe dans le sec­teur privé fait tota­le­ment allé­geance à ses nou­veaux inté­rêts. Aux Etats-Unis, le sys­tème de «revol­ving door» voit depuis long­temps des res­pon­sables poli­tiques quit­ter le trem­plin du public pour prendre leur envol dans le privé (avec para­chute doré pour l’atterrissage, et par­fois, retour dans le public). Ce pro­cédé est en effet «busi­ness as usual» et ne pro­voque pas beau­coup de remous dans le débat public, mal­gré les pro­blèmes que cela pose pour le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie. Le site du cabi­net Fasel Balet Lore­tan est d’ailleurs assez expli­cite concer­nant les avan­tages de cette tran­si­tion du public au privé.

Conflit d’intérêts

Bien évidem­ment, on me rétor­quera que Ray­mond Lore­tan fait par­fai­te­ment la part des choses entre le lob­bying qu’il a pra­ti­qué «tout au long de sa car­rière» (et qu’il pra­tique encore dans son cabi­net) et son man­dat à la tête du conseil d’administration de la SSR. Qu’il me soit per­mis d’en dou­ter. Si ses clients vont bien, les finances de son cabi­net vont bien. Alors objec­ti­ve­ment, qu’est-ce qui retient Lore­tan de pra­ti­quer autant que pos­sible le lob­bying pour ses clients à la tête de la SSR? Et qu’on ne me réponde pas «l’éthique».

Res­tons sérieux. Si on fai­sait confiance à l’éthique des diri­geants, on n’aurait jamais à craindre les conflits d’intérêts qui ne seraient dès lors rien de plus qu’une vue de l’esprit. Mais en l’espèce, il y a bien là un conflit d’intérêts. D’autant plus quand on découvre l’offre du cabi­net. Nul doute qu’une posi­tion diri­geante à la tête de la SSR confère un avan­tage cer­tain dans ces divers domaines de pres­ta­tions: «conseiller les organes diri­geants dans la ges­tion de crise et les orien­ter dans leurs rela­tions avec la presse. […] Conce­voir et rédi­ger des sup­ports écrits (com­mu­ni­ca­tion interne, rap­ports annuels, dis­cours, articles de presse, etc.) et en assu­rer une dif­fu­sion ciblée effi­cace (‘ghost wri­ting’). […] Faci­li­ter en tant qu’inter­mé­diaire neutre des prises de contacts infor­melles et des entre­tiens explo­ra­toires en vue de négo­cia­tions d’affaires ou de réso­lu­tion de conflits (‘ghost nego­cia­tions’) […] Plai­der la prise en compte d’intérêts par­ti­cu­liers auprès de par­le­ments et d’administrations can­to­nales et fédé­rales (‘lobbying’).»

Et force est de consta­ter qu’avant même son arri­vée à la SSR, Lore­tan était déjà un habi­tué des stu­dios radio et télé du groupe. Avec une telle visi­bi­lité et une telle faci­lité d’accès à l’antenne, on peut se deman­der pour­quoi Lore­tan, lob­byiste dans l’âme, choi­si­rait de deve­nir pré­sident du conseil d’administration de la SSR (en renon­çant du même coup à pas­ser à l’antenne), si ce n’est parce qu’il pré­voit d’être encore plus effi­cace à ce poste.

Liai­sons dangereuses

En plus des clients de son cabi­net, Ray­mond Lore­tan a égale­ment d’autres inté­rêts plus directs à défendre, car il est égale­ment pré­sident du conseil d’administration de Geno­lier Swiss Medi­cal Net­work (GSMN). Bien évidem­ment, il se défend de tout conflit d’intérêts, comme dans une inter­view pour le maga­zine “EDITO+KLARTEXT“.

Ce pro­blème se pose d’ailleurs égale­ment pour d’autres membres du conseil d’administration de la SSR, qui pour la plu­part ont une trajec­toire simi­laire à celle de Lore­tan (public, puis privé). Par exemple, Jean-François Roth, ancien conseiller d’Etat, est pré­sident de Suisse Tou­risme et de la Com­mis­sion des lote­ries et paris. Luigi Pedraz­zini, ancien pré­sident de la Conférence des gou­ver­ne­ments can­to­naux, est membre du conseil d’administration du Gruppo Ospe­da­liero Ars Medica (groupe hos­pi­ta­lier racheté en 2011 par… GSMN) et de Edy Tos­cano SA (engi­nee­ring & consul­ting, tra­vaux publics, auto­routes, che­mins de fer, tun­nels, ponts, cen­trales élec­triques,…). Hans Lauri, ancien conseiller d’Etat et ministre can­to­nal des finances de Berne, est conseiller indé­pen­dant, membre du conseil d’administration de RUAG Hol­ding AG (muni­tions, arme­ment, avia­tion, aéro­spa­tiale) et de Bas­ler & Hoff­mann AG (engi­nee­ring & consul­ting, tra­vaux publics, aéro­ports, auto­routes, ponts, tun­nels, cen­trales nucléaires, …). Ulrich Gygi, ancien direc­teur de l’Administration fédérale des finances, est quant à lui ancien direc­teur géné­ral de la Poste Suisse, actuel pré­sident du conseil d’administration des CFF, et membre du conseil d’administration d’AXA Win­ter­thur et de BNP Pari­bas (Suisse).

Devoir d’intransigeance

Finance, santé, tra­vaux publics, défense, trans­ports… On le constate, de nom­breux inté­rêts pri­vés sont repré­sen­tés  (direc­te­ment ou indi­rec­te­ment) au conseil d’administration du groupe audio­vi­suel public suisse. Est-ce une preuve indéniable de la subor­di­na­tion totale de la SSR aux inté­rêts en ques­tion? Pro­ba­ble­ment pas. Est-ce une bonne rai­son de res­ter vigi­lants et exi­geants quant à l’indépendance, à l’objectivité et au plu­ra­lisme de la SSR? A n’en point douter.
Les solu­tions à ce pro­blème existent, si tant est qu’on veuille bien se don­ner les moyens et la volonté poli­tique de les mettre en œuvre. Par exemple, il suf­fi­rait d’interdire les man­dats mul­tiples pour les membres du conseil d’administration de la SSR (et pour­quoi pas, d’autres entre­prises de ser­vice public), afin de garan­tir que leurs efforts servent à défendre uni­que­ment les inté­rêts de la popu­la­tion et de la démo­cra­tie. Mais j’entends déjà réson­ner au loin les cris d’orfraie des défen­seurs de la liberté (toute néo­li­bé­rale) des indi­vi­dus à mul­ti­plier à outrance les man­dats et les sources de reve­nus. Cette liberté ne pose théo­ri­que­ment pas pro­blème, à la condi­tion tou­te­fois qu’elle ne nuise pas à l’intérêt géné­ral du plus grand nombre. Mais force est de consta­ter que dans les médias comme en poli­tique, elle pro­voque imman­qua­ble­ment d’inextricables conflits d’intérêts (par­fois obs­curs, com­plexes ou indi­rects) qui risquent à tout moment de court-circuiter le bon fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie. Or c’est un risque qu’une société rai­son­nable ne peut pas se per­mettre de prendre.

Article paru dans “Masse critique

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