Marcel Heimo, l’ambassadeur qui fut un Stéphane Hessel fribourgeois


Comment un diplomate suisse de haut vol en vint à douter des valeurs qui ont fait la renommée de son pays.

PAR CHRISTIAN CAMPICHE

Il fut l’un des diplomates suisses les plus influents de la période des Trente Glorieuses. Décédé en février dernier à Bulle, le Gruérien d’adoption Marcel Heimo porta haut les couleurs de la Suisse à l’étranger, adhérant aux valeurs helvétiques jusqu’au jour où, nonagénaire, il découvrit un pays qui n’était plus l’Eden, “ce jardin magnifique que je contemplais du ciel, lorsque je le survolais en avion, une calme ordonnance des paysages qui m’incitait à croire que les Suisses ressemblaient à leur pays et me confortait dans mes certitudes”.

Commençait alors une réflexion critique, une remise en question douloureuse qui conduisit Marcel Heimo à dépasser sa réserve d’ancien diplomate pour exprimer son dégoût face aux “privilèges énormes” que la Suisse accorde aux riches. Ce n’est pas pour rien que lors de la messe d’enterrement dans la chapelle des Capucins à Bulle, l’abbé Jean-Marie Pasquier a fait le rapprochement avec un autre indigné, Stéphane Hessel.

La comparaison n’est pas fortuite. Nés tous les deux en 1917, Marcel Heimo et Stéphane Hessel sont morts la même semaine du mois de février 2013, largement nonagénaires. Les coincidences ne s’arrêtent pas là. Ces enfants de la Première Guerre mondiale embrassèrent la carrière diplomatique où ils firent un brillant parcours, l’un en Suisse, l’autre en France. Au soir de leur existence, ils connurent les mêmes doutes. Leur révolte, ils tinrent à la proclamer chacun dans un petit livre. Stéphane Hessel dans son manifeste “Indignez-vous”, publié en 2010, une critique des dérives du système économique inféodé au puissances de l’argent. Marcel Heimo dans “Souvenirs anecdotiques”, des propos recueillis en 2011 par Françoise Favre, édités à compte d’auteur.

“Est noble celui qui ose se soumettre à la vérité sans en négocier le prix: rien n’est jamais acquis, ni les idées, ni les biens”. Petit-fils d’un boucher-charcutier de Bulle, orphelin de père, Marcel Heimo n’a pas trahi la devise qu’il s’est forgée au fil des années. Il entre en 1947 aux Affaires étrangères après des études en sciences économiques et un “apprentissage” à la BNS. En mission d’abord à Londres, Bruxelles et Paris, il entreprend de gravir rapidement les échelons de ce qui s’appelle alors le Département politique fédéral. En 1966, il devient le conseiller personnel du président du Ruanda avant d’être nommé ambassadeur en Inde, puis délégué du Conseil fédéral près de l’OCDE à Paris. De 1973 à sa retraite, en 1982, il dirigera la Coopération au développement et de l’aide humanitaire (DDA):  “Il arrivait qu’il y ait des conflits avec des collègues du Département de l’Economie. La section du commerce tentait d’augmenter son influence afin de soutenir le développement dans le tiers  monde au moyen d’investissements financiers et de mesures relatives au commerce. (…) La DDA avait pour but principal la réduction de la pauvreté”.

Comme de nombreux diplomates de sa génération, Marcel Heimo eut la chance de représenter un pays bénéficiant d’une réputation de rigueur civique quasiment intacte. C’est sans problème de conscience qu’il a pu mettre ses compétences au service de valeurs auxquelles il s’est identifié profondément. Elles lui ont été inculquées par un ouvrage qu’il gardera à son chevet jusqu’à la fin de ses jours, “Honneur et fidélité – Histoire des Suisses au service des étrangers” du Capitaine de Vallière. “Ce livre, paru en 1916, avait sans doute dû appartenir à mon père (ndlr: Charles Heimo, mort de la grippe espagnole en 1918). Et il se trouve que ce père, dont l’absence ne pouvait m’instruire des nobles valeurs citoyennes, laissait à ce livre la mission de le faire”.

Pendant des années, confie Marcel Heimo, “le doute ne m’effleura pas: la Suisse était héritière d’une éthique léguée de génération en génération, une éthique qui fondait notre société, notre politique et notre économie. J’en avais la conviction.” Dans la deuxième moitié des années nonante, en pleine affaire des fonds en déshérence, il rejoint le “Groupe de Travail Histoire Vécue” et signe des articles dans le magazine “Civitas” où il défend l’honneur de la Suisse et de ses banques face à des accusations qu’il estime ignominieuses. En 1998, il s’exprime encore ainsi: “L’aspiration à la paix des grandes banques suisses soucieuses – on les comprend – d’échapper à de dures sanctions et au coût exorbitant de procédures judiciaires aléatoires, les a, en effet, obligées de plier le genou (….)”.

Arrive le krach de 2007-2008, “la crise financière qui non seulement n’épargne pas la Suisse mais met à nu une part de sa vérité politique. Je découvre les bonus, les bénéfices distribués par les grandes banques et je réalise le mystère absolu qui recouvre le secret bancaire.” Pour Marcel Heimo “un pan subitement s’effondre”, qui révèle ce qu’il n’avait su voir. Les chiffres astronomiques des avoirs gérés par les grandes banques suisses ne font aucune distinction entre les fonds cachés – étrangers ou suisses – et ceux déclarés. “Ainsi, sous le sceau d’une certaine vertu sont dissimulés des procédés scandaleux. (…) C’est là, dans le secret bancaire, que s’érige la fracture de la société helvétique. D’un côté les citoyens qui consacrent 30 à 40% de leur revenu, ou plus, aux impôts et d’autre part ceux qui soustraient leurs avoirs au fisc  en les dissimulant sous le sceau du secret bancaire. Ceux-ci représentent toute une caste, banquiers en tête.”

Cette profonde injustice, relève l’ancien diplomate, semble échapper à la conscience du peuple qui cautionne le secret bancaire année après année dans des sondages – mais, au fond, sont-ils fiables? – mandatés par les banques. De même les médias ne s’émeuvent pas outre mesure des forfaits fiscaux conclus avec des fortunes étrangères. “Force m’est de constater qu’aujourd’hui la Suisse n’est plus une vraie démocratie mais une ploutocratie qui fait fi de l’honneur dont était animé le peuple de nos ancêtres. Au-dessus de l’argent, ils plaçaient le devoir, les obligations et la patrie”.

Dans le livre, Marcel Heimo relate une brève discussion avec le président du Parti socialiste suisse. “Pour changer la situation, Monsieur Heimo, lui avait répondu Christian Levrat, il faut réunir des majorités!”… Disparu quelques jours avant le vote sur l’initiative Minder contre les rémunérations abusives, Marcel Heimo n’aura pas vécu un résultat historique qui lui aurait mis du beaume au coeur. S’agissait-il déjà de la “réelle révolution dans les esprits et les idées” qu’il appelait de ses voeux?  L’avenir le dira. “L’heure viendra où il faudra aborder la nécessité de changements”, assure le haut fonctionnaire qui traversa le 20e siècle mû par un idéal de justice et d’honnêteté.

“Marcel-Charles Heimo – Souvenirs anecdotiques”. Propos recueillis par Françoise Favre. Editions à la Carte, 2011.

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