On se demandait jadis qui, de la poule ou de l’oeuf, vient en premier. Aujourd’hui, un troisième concurrent les a devancés: l’industrie.*
PAR MICHAEL RODRIGUEZ
L’industrie suisse de la viande est dominée par Micarna et Bell, deux entreprises de transformation qui appartiennent respectivement à Migros et à Coop. A elles seules, elles détiennent 76% de parts de marché du poulet suisse. Mais leur rôle ne se limite pas à abattre les animaux et à les transformer en produits finis. Elles sont en effet actives tout au long de la filière, du choix des souches de poules aux conditions d’élevage. Sur son site internet, Bell se targue de mener «une politique d’information transparente ». Pourtant, le numéro deux de la transformation de volaille a refusé de répondre à nos questions, arguant que ses «ressources et possibilités sont très restreintes». Micarna a accepté de nous recevoir et de nous faire visiter son abattoir de Courtepin (FR). C’est là que sont tués tous ses poulets: 25 millions par année environ. A travers le pays, 450 éleveurs sont sous contrat exclusif avec la filiale de Migros.
«Les producteurs sont dans notre famille. Le contrat, c’est comme un mariage», illustre Lutz von Strauss, directeur de la division Volaille de Micarna. Un «mariage» conclu pour cinq ans, renouvelable ensuite d’année en année. Les prix sont négociés avec l’association des éleveurs «maison», et les volumes de production fixés en fonction de la demande. L’entreprise a calculé un revenu horaire – qu’elle ne divulgue pas –, censé valoir pour tous ses producteurs. Depuis quelques années, elle couvre leurs frais fixes (par exemple le chauffage des halles) indépendamment des quantités. Un système mis en place après la grippe aviaire de 2007, qui avait eu des répercussions drastiques sur les éleveurs.
Le géant de la transformation agit comme manager de l’ensemble de la filière – Lutz von Strauss préfère parler de «chaîne de valeur ajoutée». C’est Micarna qui fournit aux éleveurs les poussins d’engraissement, éclos dans son couvoir de Granges-près- Marnand (VD). Les parents de ces derniers – on les appelle «parentaux» – ont été préalablement achetés par Micarna aux industries de sélection génétique. A quelles entreprises? Secret d’affaires. Dix poules parentales (avec un coq) peuvent enfanter en moyenne 1400 poussins.
Micarna utilise trois souches de poulet: une pour la qualité standard, une pour la gamme Optigal et une pour le poulet bio (moins d’un pourcent de la production). Ce qui les différencie? Avant tout la vitesse de croissance des poulets, leurs besoins en aliments et la couleur de la chair, explique Lutz von Strauss. «Nous avons changé une de nos souches il y a quatre ans parce que le marché a demandé une autre couleur de viande, relate-t-il. Le filet était gris pâle, alors que les consommateurs le voulaient rose.» Sur quoi se base-t-il pour affirmer cela? «Les responsables des achats des coopératives Migros nous relaient les informations qu’ils reçoivent des magasins», complète Patrick Wilhem, chef de la division Marketing-Export de Micarna.
Mais un changement de souche ne se fait pas à la légère. De l’achat des parentaux à la mise en vente de la viande, le processus dure un an et demi. «Nous avons fait un projet avec un spécialiste venu de France, détaille Lutz von Strauss. Nous avons acheté un colorimètre pour être sûrs que notre perception de la couleur était objective. Et à la fin, nous avons renoué avec le succès.»
Le choix des aliments est également crucial. La nourriture pèse en effet pour 60% dans le coût de production du poulet jusqu’à l’abattage – bien plus que le travail du paysan. Là encore, c’est Micarna qui fait la liste des commissions. Le transformateur commande les aliments auprès de firmes spécialisées. Parmi les principaux acteurs de la branche figurent Kunz Kunath, UFA (Landi), et Provimi Kliba, qui appartient au groupe Cargill, un géant du négoce de céréales. «On donne aux fournisseurs les critères techniques de performance et nos résultats d’engraissement. Ensuite, ils ont une certaine liberté pour choisir les composants en fonction des cours mondiaux des céréales.»
La provenance n’est donc pas un critère. Par contre, Micarna exige des aliments sans OGM. «Ce sont nos clients qui le demandent. Mais nos fournisseurs nous disent que cela devient de plus en plus difficile de le garantir.» Quant à savoir comment sont nourris les animaux reproducteurs, c’est encore une autre affaire, ajoute Lutz von Strauss: «Je ne sais pas ce que mangent les parentales et les grand-parentales. Personne ne me le dira, même si je le demande.»
Le transformateur est en discussion avec l’association des producteurs de céréales suisses. «Mais les prix sont encore très élevés», estime le chef de la division Volaille. Un éleveur travaillant pour Micarna, et qui cultiverait également des céréales, pourrait- il nourrir ses poules avec sa récolte? «Non, répond Lutz von Strauss. Nous devons assurer une qualité homogène sur toute la chaîne.»
En cas de maladie, c’est aussi l’entreprise qui a le remède. Micarna a ses propres vétérinaires, qu’elle salarie. Ces «conseillers» font des visites non annoncées dans les poulaillers. Pas une seule série de poulets des 450 éleveurs de Micarna n’échappe à ce contrôle, ce qui suppose la bagatelle de 2700 visites chaque année environ! «Seuls nos vétérinaires ont l’autorisation de donner un médicament aux bêtes, que ce soient des vitamines, des antibiotiques ou autre chose, souligne Lutz von Strauss. Comme ils gagnent leur salaire indépendamment des soins qu’ils donnent ou non, ils n’ont pas d’intérêt à vendre le plus possible de médicaments.» En moyenne, 5% des troupeaux se voient administrer des antibiotiques. Lutz von Strauss se demande donc comment cela se fait que les analyses effectuées sur mandat de la Confédération dans les élevages de poules du pays montrent des taux de résistance à certains antibiotiques parfois supérieurs à 40%. «Je ne comprends pas. Dans le cadre de l’association CH-IGG (Communauté suisse d’intérêts de la volaille), nous allons mandater un professeur pour essayer de tirer cela au clair.»
Pour une industrie comme Micarna, on peut imaginer que les épizooties comme la grippe aviaire constituent le plus gros risque commercial. Mais Lutz von Strauss voit plus grave que ça: le risque médiatique. «Une épizootie, on peut au moins prendre des mesures, on sait que c’est une maladie. Alors qu’avec un emballement médiatique, on ne maîtrise rien. Cela peut commencer avec un article, qui est repris ensuite partout sans vérification de l’information.» Les photos sont un thème particulièrement sensible. «Il y a cinq ans, personne ne s’y intéressait. Maintenant, quand des journalistes viennent visiter nos installations, ils prennent des photos sans demander. C’est presque de l’inquisition.» Lors de notre visite, nous avons pu photographier les étapes après le déplumage, lorsque le poulet est déjà un produit, mais pas avant, lorsqu’il est encore un animal. «On ne fait pas de show avec la mort», justifie Patrick Wilhem. Une fois déchargés des camions, les poulets sont placés sur la chaîne, suspendus la tête en bas. Ils ne se débattent pas mais poussent de petits cris. Il flotte une lumière bleue qui n’est pas perceptible pour les poulets, de sorte qu’ils se croient dans l’obscurité. Le contact de la tôle contre leur poitrine les rassure, explique Lutz von Strauss: «C’est un réflexe, comme quand vous tenez un petit chat ou une petite chienne contre vous.» Les poulets sont ensuite plongés dans un bassin d’électrocution. La décharge les étourdit, avant qu’une machine ne leur sectionne le cou.
Les activités de Micarna ne se limitent pas à la volaille suisse. L’entreprise importe également de la viande, à hauteur de 20% du volume de production total. Il s’agit entre autres de poulet congelé du Brésil, un pays où nombre d’élevages recourent à des hormones de croissance. Mais le fournisseur brésilien certifie ne pas utiliser de telles substances. «Le marché demande cette sorte de viande, argumente Lutz von Strauss. Si on ne la propose pas, les clients iront ailleurs.»
Reste que la hausse de la consommation mondiale de viande pose problème. Lut zvon Strauss ne le nie pas. Et il a beau être manager dans l’industrie de la viande, il estime personnellement qu’à l’avenir on pourrait «manger moins de viande, mais avec plus de plaisir». «Aujourd’hui on a toujours tout à disposition, et cela ne concerne pas que la volaille. J’ai grandi en Allemagne de l’Est, dans un système politique et économique différent. A la maison, on discutait le mardi de ce qu’on allait manger le week-end. A partir du mercredi, on essayait d’organiser ça. C’était déjà une satisfaction personnelle d’arriver à faire nos achats, et un deuxième succès quand on mangeait. Aujourd’hui, on n’accorde pas assez de valeur à la nourriture. La durabilité, selon moi, c’est de bien vivre sans croître.»
Le système de production industriel ne contribue-t-il pas justement à la dégradation de la nourriture? «Est-ce que c’est le système ou la demande qui était là en premier? Je ne sais pas. A Micarna, nous faisons ce que le consommateur nous demande, dans les meilleures conditions possible.»
Micarna en chiffres:
Chiffre d’affaires (total): 1, 24 milliard de francs
Chiffre d’affaires secteur volaille: 250 millions
Nombre de postes à plein temps secteur volaille: 536,4
Nombre d’éleveurs sous contrat: 450
Nombre de poulets abattus / année: 25 millions
Nombre de souches: 3
Taux de mortalité dans les élevages: moins de 2%
Et maintenant…
– L’industrie de la viande dicte à ses éleveurs le choix des poules et de la nourriture. Sommes-nous conscients de ce système ou gardons-nous en tête l’image du paysan indépendant?
– Les éleveurs sous contrat avec Micarna ou Bell deviennent quasiment des employés de ces entreprises. Les économies d’échelle que permet cette organisation justifient-elles de priver les paysans de la maîtrise de leur outil de travail et de certains savoirs-faire?
– Les grands distributeurs se servent deux fois au passage: ils prennent une marge à la transformation (via leurs filiales Micarna et Bell), et une deuxième marge à la vente de détail (Migros et Coop). Où sont les contre-pouvoirs dans ce système? Les paysans sont-ils encore en position de négocier des prix acceptables? Les consommateurs ont-ils les moyens de savoir s’ils se font plumer? Comment peuvent-ils influer sur les conditions de production et sur les prix?
– Il est souvent difficile d’obtenir des informations et d’aller voir sur place comment la filière industrielle fonctionne. Les différentes étapes (sélection, élevages de parentales, couvoirs, fermes, abattoirs) sont morcelées, ce qui réduit encore la possibilité d’avoir une vision globale du processus. Comment construire des filières qui permettent au citoyen d’influencer la manière dont est produite la nourriture?
– Rien qu’à l’abattoir de Micarna, 25 millions de poulets sont tués chaque année. L’industrialisation de la mort est-elle un progrès, synonyme de moindre souffrance pour les animaux, ou un problème, car elle fait disparaître l’animal derrière le produit?
– Micarna a ses propres vétérinaires. Faut-il y voir un conflit d’intérêts (entre business et éthique) ou un garde-fous contre une médication abusive?
* Cet article est le deuxième d’une série publiée par “Courant d’Idées” dont le premier chapitre avait pour thème “Des poules programmées par l’industrie génétique” (la Méduse du 18 juin 2013). Le prochain sera “Gérer le risque sanitaire: le rôle de la pharma”. Pour l’ensemble: “Faut-il abandonner la poule à l’industrie?”, 47 pp, 9 francs. La brochure peut être commandée auprès de M. Reto Cadotsch, 9 quai Capo d’Istria, 1205 Genève, raeto.cadotsch@wanadoo.fr.