Lampedusa, onze ans et rien n’a changé…


Chaque jour y amène son lot de drames. Ce 12 octobre 2013, des dizaines de personnes ont encore perdu la vie lors de naufrages au large de Malte et Lampedusa. L’opinion publique semble prendre conscience tout à coup de l’étendue de la tragédie et s’émeut avec raison du destin souvent funeste des migrants africains qui tentent de traverser la Méditerranée. Interpellés, les gouvernements européens paraissent pétrifiés. S’il est vrai que Kadhafi n’est plus là pour faire la police à sa place, on peut aussi se demander pourquoi Bruxelles n’a pas empoigné le dossier plus tôt. Car l’épopée des migrants est connue depuis longtemps. Voici l’enquête que l’auteur de ces lignes publiait dans le journal «La Liberté» le 28 janvier 2003, il y a bientôt 11 ans.

PAR CHRISTIAN CAMPICHE

 

LA MORT AUX PORTES DE L’EUROPE

 

Deux à trois mille morts. Terrible, ce chiffre qui circule d’une ONG à l’autre mais toujours sous le manteau. Il correspond à la comptabilité macabre des cadavres sans nom qui flotteraient actuellement dans la Méditerranée, quelque part entre les côtes du Maghreb et les confins de la vieille Europe.

Qui réclamera un jour les dépouilles de ces migrants africains qui n’ont pas eu de chance? Hommes, femmes, enfants, ils se sont embarqués un jour sur un rafiot craquant, engageant toutes leurs économies, dans l’espoir de gagner une terre d’asile. Mais ils ne sont jamais parvenus à bon port. Vivants, du moins. Combien de pauvres carcasses humaines, parfois amputées d’un bras ou d’une jambe, voire décapitées, échouent en effet chaque semaine sur une plage d’Italie ou d’Andalousie?

Ne comptez pas sur un organisme officiel pour vous le confirmer. Surtout ne pas effrayer les touristes qui, pour 15 euros, font le tour de leur rocher préféré, qu’il s’appelle Pantelleria ou Gibraltar! Une chose est sûre: les petites croix qui peuplent les cimetières de Porto Empedocle, au sud de la Sicile, ne sont pas toutes destinées à honorer la mémoire des indigènes. «Sale coup pour l’image traditionnelle de nos contrées», commente Loris de Filippi, au siège italien de Médecins sans frontières. Ce spécialiste de l’humanitaire sait de quoi il parle. Depuis le temps qu’il sillonne les côtes italiennes à la recherche de témoignages! Il y a deux semaines, il rendait visite aux rescapés d’un naufrage au large de l’île italienne de Lampedusa, située à 70 kilomètres de la côte tunisienne.

Quatorze survivants sur une centaine de passagers, couverts de plaies et d’ulcères, réduits à l’état de larves humaines. Perdus en mer, dérivant pendant une dizaine de jours sur un youyou de bois, sans eau potable et sans nourriture, frigorifiés, les autres n’ont pas tenu le coup. Une cinquantaine d’entre eux ont été jetés par-dessus bord. Aucun enfant n’a survécu. Miraculée, une jeune femme d’une vingtaine d’années vient enfin de sortir du coma à l’hôpital de Palerme où elle avait été envoyée d’urgence. Découverte inanimée sous un amas de couvertures humides, les sauveteurs la tenaient d’abord pour morte.

«Pression trop forte»

Dans un pays qui entretient le culte des «bimbi» (les enfants), l’affaire a marqué incontestablement les esprits. Pourtant l’archipel pélagique n’en est pas à son baptême du feu, si l’on peut dire. Depuis plusieurs années, les drames de l’émigration clandestine via la mer font quasiment partie de son quotidien. D’abord concentrée dans les Pouilles parce qu’originaire d’Albanie, elle se déplace aujourd’hui vers l’est de la Méditerranée.

«La pression des pays subsahariens est trop forte», commente Loris de Filippi. Sur l’ensemble de l’année 2003, ce dernier estime à 9000 le nombre de réfugiés clandestins qui accosteront en Sicile. Un chiffre comparable à celui de 2002. Le 29 octobre encore, six embarcations ont débarqué d’un coup 500 personnes à Lampedusa, soit l’équivalent de 10% de la population locale. Sans dommages, cette fois, fort heureusement.

La plupart des récits de réfugiés concordent pour dresser le portrait type de ces damnés de la terre prêts à risquer leur vie pour trouver une terre d’accueil. Partis du port de Zuwara, près de Tripoli, ils ont déjà fait un long chemin à partir de leur terre d’origine, Somalie, Congo, Cameroun, Soudan, des endroits où règnent la guerre civile, la famine. Leur embarquement, ils le paient cher, très cher: entre 800 et 1000 dollars par personne, versés à des réseaux interlopes. Sur le bateau, ils se retrouvent à la merci de passeurs qui n’ont rien à envier aux négriers d’autrefois.

«Le grand problème est là, dans ces sommes considérables payées aux filières criminelles de l’émigration clandestine, un chiffre d’affaires entre 6 et 12 milliards de dollars par an», s’indigne Jean-Philippe Chauzy, porte-parole de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Et d’en appeler à l’institutionnalisation de ces mêmes filières par l’Etat, sur le modèle de ce qui se pratique aux Philippines. «La main-d’oeuvre féminine qui part en Grande-Bretagne, le fait avec un contrat de travail en bonne et due forme. Une partie de son salaire revient ainsi tout à fait légalement au pays».

Projet pilote

«Un autre exemple intéressant est le projet pilote mené récemment en Albanie avec l’Italie. 4000 Albanais sont ainsi partis, recrutés par des patrons italiens sur la base de données de l’OIM. Ici, plus question de sélection par l’argent. C’est tout bénéfice à la fois pour le migrant, les autorités et les employeurs».

Christian Campiche

 

A Lampedusa, un infirmier de MSF raconte leur calvaire

Quand, à Noël, il retournera dans son val d’Aoste natal, Andrea Felappi aura certainement un pincement au coeur en pensant aux familles africaines laissées là-bas, sur la perle de la Méditerranée.

Une véritable vocation, celle de cet infirmier envoyé par Médecins sans frontières pour faire rapport sur le flot continu des réfugiés qui débarquent à Lampedusa, au large de la Sicile. «La Liberté» l’a contacté par téléphone. Sur l’île de 6000 habitants où l’automne a chassé les touristes, l’homme a loué un studio où il vit pratiquement en ermite. «La seule industrie est la pêche et il n’y a même pas de librairie. Je n’ai donc pas grand-chose pour me distraire. Le soir je me couche tôt».

Centre gardé par la police

«Le dernier arrivage date de vendredi dernier: 80 personnes qui sont toujours ici au centre d’accueil de Lampedusa. Sur le papier, beaucoup de ces réfugiés disent venir de Palestine. En réalité, il s’agit de Maghrébins. Parfois ils viennent aussi du Pakistan et du Bangladesh. Une minorité parle l’italien, le français ou l’anglais. Leur voyage a duré entre un et deux jours. Leur point de départ: la Tunisie, distante de 70 kilomètres, et la Libye».

Contigu à l’aéroport, ce centre est jalousement gardé par les «carabinieri» (gendarmes). Pas question d’y pénétrer sans montrer patte blanche. Un journaliste du quotidien «La Repubblica» qui s’y était essayé le mois dernier l’a appris à ses dépens: il s’est fait éjecter manu militari.

Andrea Felappi n’a pas ce problème. Il est toléré dans le bâtiment, à l’instar d’une vingtaine d’employés de l’association catholique Misericordia qui loue une maison dans l’île.

«Je suis ici pour deux raisons. D’une part je dois soigner les réfugiés blessés, d’autre part, il me faut veiller au respect des droits de l’homme». L’infirmier convient qu’il s’agit d’«un travail un peu difficile». Il parle du fameux débarquement du 19 octobre (plus de 30 morts, 50 disparus) qui a laissé les survivants en état de choc profond. A l’heure actuelle, ils sont tous repartis vers des «camps de transit», qui vers Agrigente, qui vers Rome où ils seront triés sur le volet. Ceux qui ne seront pas expulsés au bout de 60 jours iront rejoindre une cohorte d’immigrés parqués dans une gare désaffectée de la capitale italienne, en attendant d’obtenir l’asile politique».

«A cet égard, la chance joue un rôle important. La persévérance aussi: il m’est arrivé de reconnaître deux ou trois fois le même visage. Il s’agissait de personnes déjà refoulées qui ont repris le bateau à peine reconduites à leur point de départ. Avec le temps, elles finissent par obtenir leur liberté en Italie».

Il évoque la détresse de ces individus à qui la police demande de se déshabiller en public. «J’ai bien essayé d’intervenir et de proposer pour cela l’infirmerie, mais sans succès pour l’instant. En outre j’ignore totalement ce qu’il advient de ceux que la police considère comme des suspects. Ils sont pris à part…» ChC

 

 L’hiver ne dissuade plus les migrants

C’est un phénomène nouveau: il n’y a plus de saisons pour les migrants. L’approche de l’hiver, constatent les experts, ne les dissuade plus de prendre des risques insensés. Ainsi à Gibraltar, il n’est plus de jour sans que des réfugiés n’accostent dans des conditions plus ou moins dramatiques. Il y a une semaine, le confetti britannique a été le témoin impuissant du naufrage d’un navire transportant vers l’Espagne des immigrés africains. Le bilan provisoire est le plus meurtrier de l’année 2003: il s’élève à 35 morts. Selon l’agence Reuters, en 2002, les autorités espagnoles avaient renvoyé chez eux près de 75 000 candidats à l’immigration, dont près d’un tiers de Marocains. Mais combien restent en Europe?

«C’est la grande question, même si, depuis les années nonante, les opérations de régularisation sont menées régulièrement. Elles constituent un bon indicateur», répond Jean-Philippe Chauzy, à l’Organisation internationale pour les migrations. L’expert détaille ainsi le nombre de migrants: 716 000 en Italie, 370 000 en Grèce, 260 000 en Espagne, 78 000 en France, 61 000 au Portugal. Soit un total d’environ 1,5 million de personnes.

Tout aussi importante est la question de l’asile politique. Combien de réfugiés tombent sous le coup de la convention européenne y relative? Jean-Philippe Chauzy se montre prudent: «Un noeud gordien, en effet, car on recense beaucoup de migrants économiques qui intègrent le secteur informel.» ChC

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