On a volé mon ego – Récit d’une abomination vécue et vaincue

Jacques-André Widmer aime se définir comme un Vaudois en exil (volontaire) à Genève. Cet ancien journaliste à la TSR et au Journal de Genève vient de publier sur Amazon « On m’a volé mon ego – Récit d’une abomination vécue et vaincue« , e-book décrivant, sur la base d’une expérience médicale personnelle de quatre ans, un univers médical ésotériste. «Il s’agit avant tout pour moi d’un ouvrage « thérapeutique et de mise en garde du public », explique l’auteur. Le texte que nous publions est constitué de larges extraits des trois premiers chapitres. Réd.

 

 On a volé mon ego

Récit d’une abomination vécue et vaincue

PAR JACQUES-ANDRE WIDMER

Chapitre I

Un tailleur sur chair vive

 – Est-ce que moi, je suis toi ? Ou est-ce que toi, tu es moi ?

Qui peut être assez fou pour poser une question aussi absurde : un échappé d’un asile d’aliénés ? Un minus habens grave ? Un inquisiteur espagnol accoutumé à écrire les points d’interrogation à l’envers ¿

Non. Cette question, c’est un homme bardé de diplômes universitaires, très instruit, grand esthète et chirurgien de son état, qui me la pose à brûle-pourpoint alors que je suis alangui sur un de ses fauteuils Le Corbusier … Un spécialiste grand teint qui fait partie de la Foederatio medicorum helvetorum (FMH), organisation altière et faîtière des médecins suisses diplômés. Du solide et fiable, quoi ! Avec pour devise : Primum non nocere et un serment d’Hippocrate brandi comme brevet de vertu. Un illustre chirurgien auquel la République et Canton de Genève a octroyé un droit de pratique officiel. Une alcôve réservée à sa collection de diplômes glanés dans le monde entier, à commencer par les plus grands hôpitaux et cliniques privées des États-Unis témoigne de la  réputation du Maître qui s’étend donc bien au delà de la Ville de Calvin. Le Réformateur eût d’ailleurs à coup sûr ajouté à ses interdits celui de la chirurgie esthétique…si cette discipline pour bourgeoises nanties avait existé au temps de la Réforme. J’ai donc affaire au Phœnix de la sculpture sur chair humaine vive mais si je le rencontre, ce n’est certainement pas pour corriger ma physionomie dont je me suis accommodé au fil des ans. Il m’est même arrivé – je crois – de plaire aux dames, ce dont je ne leur fais pas grief.

L’homme est « soft spoken », d’un commerce agréable, d’une douceur surprenante pour un carnassier dont la morsure des instruments vise à redonner beauté et jeunesse à des femmes qui s’imaginent avoir perdu l’une et l’autre.

Les grandes bourgeoises du quartier huppé de Champel viennent en rangs serrés le consulter  car non seulement il pratique la chirurgie esthétique, mais il a manifestement des capacités relationnelles et un tour de main exquis avec sa clientèle féminine. Il leur redessine le nez, les fesses, les seins au crayon dermographique puis leur présente un miroir : Spieglein, Spieglein an der Wand, wer ist die Schönste im ganzen Land ? Mais ce chirurgien de renom de se borne pas à embellir et à corriger la plastique de ses clientes:  il pratique aussi la peinture sur toile et la sculpture sur pierre avec tout autant de talent et la même assurance, caressant sa palette de ses pinceaux, pelotant sa terre glaise comme il pénètre dans la chair des belles avec ses bistouris.

Last but not least, cet artiste aux mains délicates est capable d’entailler délicatement les paupières ou les seins de ses patientes, de conférer une forme de cœur à leurs aréoles ou de les liposucer jusqu’à l’os. Il est de surcroît aussi motard à ses heures et c’est bien ce sujet qui fut à l’origine de notre première conversation.

Les deux-roues me sont très familiers depuis ma jeunesse: à mon premier vélo militaire noir de l’armée suisse avec frein à rétropédalage de style « torpédo » a succédé un Vélosolex, puis une «mobylette» de marque Peugeot, puis une Vespa d’occasion de 125 cm3,  suivie d’une Honda 250 cc, délaissée pour une Honda 550 cc. et enfin, à l’âge de 45 ans, une impériale grande routière Honda Paneuropean de 1200 cc qui ne commençait vraiment à exprimer ses sentiments par des vagues de ronronnements sourds qu’à partir de 150 km/h. Six heures et demie de St Moritz à Genève, par le col de l’Albula (2312 m), qui dit mieux ? C’était avant que le geste auguste du policier ne sème à tous vents des radars sur les routes les moins fréquentées de nos Alpes … et qu’une vague de répression ne s’abatte sur la gent routière, avec pour cibles favorites… des parias, des hérétiques: les motards !  Le réseau des cols routiers alpestres suisses fut jadis un véritable carrousel mondial pour tous les motards dignes de cette appellation. Je les ai tous franchis, d’abord quelques-uns à vélo puis à moto : de l’Umbrail (en terre battue) jusqu’aux plus impressionnants: le Stelvio (2758 m.) et le Splügen, taillé dans une paroi verticale… Sans le moindre accroc.

(…)

Dr Factice, (puisque c’est le surnom de mon fameux spécialiste!) possède, lui, un destrier rouge tout neuf, bien plus impétueux que ma Honda 4 cylindres ou ma défunte VW: une moto de luxe comme il ne doit s’en vendre que trois ou quatre exemplaires par année en Suisse : un bijou d’esthétique et de mécanique sans pareil, la seule moto six-cylindres alors sur le marché. Elle vaut son pesant de chromes étincelants …et de poitrines gonflées ou remodelées. Une moto de chirurgien esthétique à la mode, somme toute.

(…)

C’est donc par du parler-moto que je fais la connaissance de Dr Factice, dont j’ai déjà découvert les oeuvres ornant à profusion les parois et guéridons de la salle d’attente qu’il partage avec mon propre médecin.

Ah, vous admirez les oeuvres de mon colocataire ? m’interpelle mon chirurgien qui me trouve comme extasié devant tant d’étranges beautés…

Ce jour là, j’ai la tête penchée, non pour ressembler aux visiteurs avertis contemplant les oeuvres accrochées aux cimaises pour mieux les détailler mais parce que je souffre d’une péridurale-rachidienne loupée.

– Vous ne resterez pas paralysé, m’avait rassuré l’anesthésiste, un peu penaude. Il y a eu une « fuite » , une perte de liquide céphalo-rachidien si bien que votre cerveau ne baigne plus entièrement dans ce liquide amortisseur. Ca provoque des maux de tête. Il faut attendre que la bouteille se remplisse ! Tout rentrera dans l’ordre dans quelques jours.

Pour chasser la douleur, l’espace d’une minute, j’ai découvert qu’il me suffisait de pencher la tête quelques secondes pour obtenir du répit.

Et c’est précisément dans cette posture que mon gastro-entérologue me découvre absorbé que je suis dans la contemplation de cette singulière galerie.

– On se croirait presque au MOMA, n’est-ce pas ?

Et d’ajouter, narquois : C’est un sculpteur sur femmes accompli !

Dans cette salle d’attente commune, voisinent donc le frivole et le gravissime, sorte de cohabitation aigre-douce qui rend parfois les conversations chaotiques entre patientes aux prises avec des problèmes vitaux et dames soucieuses de leurs capacités de séduction. Du reste, peu après, Dr Factice, l’esthéticien, installera son luxueux cabinet dans une demeure historique du XIXe siècle. On aura enfin séparé les genres.

Les immenses toiles abstraites où le rouge-sang le dispute au noir-ébène sont toutes signées du Dr Factice, l’artiste dont les modèles se couchent sur sa table d’opération qui tient lieu de Fontaine de Jouvence. Des formes anatomiques agitées dessinent des entrelacs si complexes sur la toile que même des spécialistes en géométrie descriptive auraient du mal à les décrypter: morceaux de foie ceignant des portions d’intestins grêles, fragments de reins jouant avec des tranches de pancréas, estomac rose vif dansant la sarabande avec un cœur béant posé sur un lit de poumon frais. Le tout ponctué par d’admirables virgules qui ressemblent à des rognons de veau. Un art chirurgical torturé comme une pièce anatomique sur une table de dissection. Le tout en une symphonie de couleurs vives qui éblouissent même le daltonien que je suis. Oui, il s’agit là d’une nouvelle école, celle de la peinture et de la sculpture anatomiques, à n’en pas douter. Ma contemplation fait surgir un exquis souvenir gastronomique, celui des tranches de foie gras « au torchon » dégusté au restaurant La Balance à Toulouse. Précédés de gésiers exquis…

Côté sculptures, pas besoin d’herméneute ou d’exégète: un superbe phallus en bronze à reflets bleutés s’exhibe sur une table dont la marqueterie en bois exotiques rappelle que la chirurgie esthétique est un métier de rapport. L’opus, en grandeur nature et apparemment non-circoncis, est flaccide. Il repose dans un écrin de velours bleu sur un guéridon de style Empire. Observant le rendu très détaillé du méat et de la collerette du prépuce, je me hasarde :

A en juger par l’hyperréalisme fidèle de la grosse veine bleue, il s’agit d’un moulage, n’est-ce pas ?

Seul un petit rire nerveux me répond. C’est celui du Dr Factice, ravi qu’un nouvel arrivant s’intéresse de si près à ses œuvres et – qui sait – à  la réplique figée dans l’airain de ses propres attributs…

Au centre de la pièce, une oeuvre plus inquiétante: une femme en tôles pliées et soudées, scindée en deux, transversalement, à la hauteur du nombril. Rien n’y manque : en se penchant un peu, on distingue des organes comme si elle venait de passer par les mains d’un équarrisseur… ou d’un de ces apprentis magiciens  inexpérimentés qui scient mal les femmes captives de leurs caisson dans les foires populaires.

J’affecte un air d’impassibilité alors que je trouve cette création d’un morbide achevé…

(…)

C’est alors que Crucia, sa compagne, entre en scène. Assez belle femme de style germanique, aux yeux bleus comme ceux des chats persans en porcelaine de Meissen.  Contre toute attente, elle n’est pas du tout fleur bleue mais plutôt du genre volontariste, décidée et corsetée dans ses convictions étranges. Je ne tarde pas à la voir à l’œuvre, passant sa main armée d’une sorte d’antenne de Lecher sur divers objets, et s’exclamant sur un ton incantatoire : «  Positif ! Très positif ! Ou, sur un mode déçu où perce le reproche et la contrition:  Négatif ! Très négatif !

Crucia se gave de livres d’ anthroposophie ou de l’École Arcane... Elle cite aussi le Lucis Trust dont l’ancienne appellation fut… Lucifer Trust ! Économiste de formation, c’est une zélée au pas très rapide. A l’aube, elle se jette parfois nue avec son compagnon,  dans une fontaine publique aux eaux glaciales, proche de sa résidence. De quoi étonner les voisins qui, agacés par d’étranges totems plantés dans le jardin commun, ornés de bandes de textiles colorées flottant au vent, ont déjà déposé plainte devant les tribunaux pour « trouble de voisinage ».

(…)

Me voici donc transformé en agent de propagande touristique, vantant les merveilles du canton des Grisons devant un Dr Factice très attentif.

– Venez donc dîner à  la maison la semaine prochaine ! Nous sommes végétariens mais si vous voulez bien manger du poisson, nous n’avons aucune objection, nous propose Crucia, très avenante.

Puis, le sourcil froncé et l’index dressé comme une maîtresse d’école, elle ajoute,  à la fois enjouée et prévenante :

– Je vois que vous fumez. C’est très mauvais pour …la Hiérarchie cosmique et ça dérange Maitreya. Je vous expliquerai tout …

La Hiérarchie cosmique ? Maitreya ? Là, j’avoue mon ignorance. Enfant, j’avais déjà de la peine à distinguer entre les contes de Perrault, les contes de Grimm, les contes d’Andersen, l’histoire biblique et la mythologie gréco-latine de l’Antiquité. Je n’allais pas encore me brouiller l’esprit en mémorisant tous les noms des divinités de ses propres panthéons orientaux.

Jusque là, des médecins m’avaient bien récité leur catéchisme sur la nocivité du tabagisme mais personne n’avait encore invoqué le Ciel, la Trinité, la Sainte Vierge ou … Maitreya pour condamner le tabac et prolonger ma vie, sans que je n’en aie d’ailleurs émis le souhait.

Mes nouveaux amis ne sont donc pas des « normopathes », ouf !  Et  bien que fils de bourgeois et  assez respectueux des codes de la société bourgeoise ordinaire, j’ai toujours eu une affection particulière pour les marginaux, les dissidents, les originaux, les artistes, les reclus et les exclus. Seule la marge est capable d’innovation et, parfois, de saine subversion, donc de progrès. Il a bien fallu qu’un homme ose proclamer, contre la doxa des maîtres-à-penser du moment, que la Terre est ronde, qu’un autre prenne le risque d’ouvrir un corps humain pour en connaître le contenu et – qui sait – son fonctionnement. Et qu’un Jaurès s’insurge pour mettre un terme aux abus des maîtres-de-forges.

En l’occurrence, je ne sais pas encore que je vais être servi au delà de mes espérances…

 CHAPITRE II

Les apprentis sourciers

La fragrance de son cuir m’est familière… Les motifs de la ronce de noyer et les instruments de bord circulaires de même: à n’en pas douter, nous ne sommes pas dans une contrefaçon de Jaguar.

– Elle appartenait à Elizabeth Taylor autrefois, me précise Dr Factice qui m’emporte allègrement dans cet équipage vers sa résidence rurale aux confins de la République et Canton de Genève. Nous sommes à la frontière franco-suisse, dans une commune viticole.

Là, dans mon jardin, ce sont mes totems protecteurs. Je les change selon la saison et la position des astres dans le ciel…Ils rétablissent l’harmonie cosmique alentour. Mais entrez, je vous prie, je vais vous présenter les lieux…

Cette cossue demeure villageoise est accueillante…

Vous verrez, au début, ça peut surprendre, mais on s’y habitue…

Passé le corridor menant au living room, je comprends le sens de sa mise en garde. Je me heurte à un squelette humain d’un blanc éclatant, suspendu par une élégante cordelette tressée en raphia bleu. Il faut l’écarter un peu pour faciliter le passage et parvenir au centre de la pièce. Les ossements tintinnabulent en signe de bienvenue. La sentinelle que je croyais muette a donc même une capacité d’expression sonore comme dans l’opus macabre de Saint-Saens.

– Ah , je suppose que c’est votre aide-mémoire anatomique professionnel ? C’est une excellente réplique en matière plastique, d’après nature, je pense ?

– Non, non, c’est un authentique spécimen humain, celui d’un jeune homme indien, âgé de vingt ans probablement, dans un état  de conservation excellent et il est complet, ce qui est très rare sur le marché…se rengorge mon aimable hôte.

Crucia ne me laisse pas le temps de me ressaisir et de méditer sur la rareté croissante des bons spécimens: elle met déjà le cap sur les restes du singulier pendu-indien, munie de deux baguettes de radiesthésiste qu’elle approche prudemment de la cage thoracique de notre singulier compagnon :

– Vous voyez, mes baguettes s’écartent : c’est PO-SI-TIF ! Très PO-SI-TIF même ! Son chakra du cœur était ouvert ! Il a une bonne énergie. Et regardez maintenant, quand je sonde l’os iliaque où se trouvaient ses genitalia, c’est NE-GA-TIF….Très NE-GA-TIF !

Quels griefs ses dieux auraient-ils contre les genitalia masculins ?

Effectivement les deux baguettes se sont refermées sous la poussée de quelque force ou de la rotation des poignets de notre hôtesse. Le jeune homme s’était-il souillé par la luxure telle qu’on la décrit dans le Kamasutra en termes élogieux et en croquis suggestifs pour que sa région pelvienne soit devenue négative au sondage de Crucia  ? D’ailleurs, le négatif n’est-il pas indispensable pour assurer l’équilibre yin-yang ? 

J’apprends ainsi par la compagne du Dr Factice que tout l’univers est électromagnétique, que nous vivons dans une soupe de réseaux d’ondes et que tout ce que nous voyons, les étoiles dans le ciel comme les comédons sur le visage de nos amantes,  n’est qu’illusion car il y a plus de vide que de plein dans notre galaxie. Elle ajoute qu’il n’y a pas de hasard et que les humains qui tombent malades ou sont victimes d’accidents n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes car ces punitions sont providentielles puisqu’elles leur permettent d’éteindre leurs dettes karmiques. Il en va de même pour les enfants Noirs dénutris en Afrique « qui expient les mauvaises actions de leurs vies antérieures. » Il convient surtout de ne jamais les aider: un très mauvais service à leur rendre, paraît-il ! Par politesse, je ne conteste pas ces châtiments rédempteurs mais suis indigné de tels propos.

Elle m’explique, si j’ai bien compris, que je ne dois plus aider les vieilles dames à traverser la route sur les passages cloutés car je les empêche ainsi de solder leur passif karmique et les condamne à tourner,  comme des hamsters en cage, inlassablement,  dans la « roue des naissances et des morts ». Celle-ci ne semble d’ailleurs ni munie de pneumatiques ni d’amortisseurs…

Cette philosophie ne me convainc pas mais, comme invité, je ravale donc mes objections.

(…)

 CHAPITRE III

Pas d’avenir pour les vies antérieures

Les honoraires se paient d’avance et la science de Torquemada n’exige aucun interrogatoire d’anamnèse. Les rideaux sont tirés et la lumière s’estompe decrescendo, alors qu’une légère musique de fond, de style planant, se fait entendre. Il faut s’allonger sur un divan et porter un casque acoustique pour entendre la musique, les bruitages et surtout …les consignes de Torquemada. Le paisible Inquisiteur a une voix de basse profonde qui me parvient avec un tel écho que je me crois seul au milieu de la Chapelle Sixtine. La sensation, plutôt agréable, ressemble à celle que l’on peut éprouver en flottant dans l’eau saturée de sel d’un caisson d’isolation sensorielle7 après avoir fumé un joint. Une technique de relaxation aquatique qui m’avait aussi été recommandée « pour le bien de mon évolution spirituelle ». Après deux séances, je m’étais lassé et avais cédé mon abonnement à une consœur journaliste, friande de telles sensations. L’odeur âcre du liquide non amniotique, pire que le chlore des piscines, dans lequel je flottais, m’indisposait…

Chez Torquemada, inutile de se doucher et se sécher après la plongée dans ses vies antérieures. Tout se passe à sec, hormis les éventuelles éclaboussures, émotionnelles, que l’on peut ressentir parfois comme désagréables à l’évocation d’épisodes tragiques. Un voyage sans fil d’Ariane…

Au bout d’une dizaine de minutes, bercé par la voix de Torquemada et la musique d’ambiance, je commence à voir défiler quelques images. Des moines vêtus de bure…Un couvent à la toiture en tuiles vernissées de quatre couleurs, formant des motifs entrelacés du plus bel effet… Une cloche qui appelle aux Vêpres… Voilà, j’y suis et je reconnais les Hospices de Beaune, bien sûr ! J’ai visité trois fois les lieux dans ma vie présente, le petit jardin aux plantes médicinales, le Polyptique du Jugement dernier de Rogier van der Weyden où angelots et diablotins coexistent en bonne intelligence, les damnés brûlant vifs à droite de l’opus et les bienheureux voletant et jubilant, à gauche du chef d’œuvre monumental.

Ces plongées dans les vies antérieures, je n’y croyais qu’à moitié, mais là, soudain, tous mes doutes se dissipent car le film de mon lointain passé se déroule sous mes yeux clos. Les images sont aussi vraies que celles que je vois passer depuis des années sur les écrans des tables de montage ou de la télévision.

Maintenant, je m’approche d’un grand vase en céramique, orné de motifs bleus semblables à des azulejos portugais… Je me vois soulever le couvercle du vase et y puiser une substance visqueuse, avec une longue cuiller en bois… Goulûment, j’avale la purée verte –  légèrement aigre-douce –  et regagne ma cellule par un long couloir éclairé par quelques rares méchants lumignons. Je viens de me goberger de thériaque, la panacée à base de plus de cent plantes mélangées à de l’opium pur. Je me sens au paroxysme de ma forme. Une substance préventive contre la peste, le choléra, la danse de Saint-Guy et autres petites véroles. Une gelée qui m’a réchauffé le cœur.

Mais soudain, alors que je pratique l’hésychasme, des coups violents sont frappés à la porte de ma cellule. Le Prieur et son Sous-Prieur se saisissent de ma personne et s’exclament : Tu as volé de la thériaque réservée à nos blessés de guerre et à nos malades. A cause de toi, frère indigne, nos moines-soldats vont souffrir sur les champs de bataille des Croisades. Tu as touché à la Sainte Propriété collective. Pour cela in pulverem reverteris !

J’entends alors au loin s’élever des chants grégoriens répercutés par mille échos dans le dédale des couloirs du couvent et les coups d’une cloche qui sonne le glas. Que va-t-il se passer ? N’y aurait-il point de pardon dans ma communauté religieuse ?

– Et ensuite, m’interroge Torquemada, de sa voix caverneuse ?

– Ensuite ? Je ne vois que ma tête qui tournoie et mes sandales qui « frottoyent » le sol rugueux du couloir. Je crois qu’ils sont deux à me traîner de force vers une destination inconnue…sans que je puisse me dégager de leur étreinte...

Les images s’estompent puis disparaissent et réapparaissent par fragments, comme sur un poste de télé déréglé.

Et là, soudain, je me trouve à proximité du jardin aux herbes médicinales, maintenu solidement à genoux par deux paires de mains. Je ne vois pas le visage de mes geôliers mais j’entends leurs voix:

– Pour ta forfaiture et ton sacrilège, c’est ici que tu reposeras ad aeternam comme le veut et l’exige la Sainte Eglise  catholique, apostolique et romaine, bâtie sur la pierre de Pierre.

Il imprime un mouvement de torsion brusque à ma tête et je découvre un tombeau béant dont le couvercle, en belle pierre de Bourgogne légèrement ambrée  a été soulevé et déposé à proximité.

Des prières en latin sont débitées sur un ton funèbre. Un Sprechgesang est entonné sur le mode grégorien. A en juger par le volume des voix, la communauté tout entière est présente, mais je ne peux la voir puisqu’un bâillon très serré me bouche maintenant la vue et m’empêche de crier. Je sens qu’on me dépose délicatement sur le sol. En fait, le contact est si dur et froid qu’il ne peut s’agir que du fond du tombeau entr’aperçu. Je tente d’appeler au secours en gesticulant, mais mes pieds et mes mains sont liées. Comme celles d’Isaac avant son sacrifice… Et aucun bélier salvateur en vue…

Les litanies se poursuivent et je perçois le halètement de mes frères qui peinent à rabattre le couvercle. Le bruit sec de la pierre qui entre d’un coup  dans son logement déclenche une panique dans tout mon corps. Mes cris sont étouffés. Mes tentatives pour me libérer de mes liens demeurent vaines.

Oui, je viens d’être enterré vivant ! Et paniqué, je me dresse sur le divan de Torquemada en hurlant : Non  ! Tout mais pas ça !!!

Le câble de mes écouteurs est trop court: ils tombent à terre. J’ouvre les yeux et comprends que mon cauchemar est bel et bien la preuve que je n’ai pas eu que des vies antérieures heureuses ! On m’avait prévenu. La rétro-vita-thérapie n’est pas un chemin jonché de roses.

– Qu’est-ce qui s’est passé ? me demande, affable et prévenant, Torquemada en me tendant un verre d’eau.

– Ce qui s’est passé? Insupportable ! Je viens d’être enterré vivant aux Hospices de Beaune, pour avoir chapardé un quart d’once de thériaque ! Et sans le moindre jugement ni pardon ! Ah les salauds !

Torquemada tire les rideaux et ouvre la fenêtre . Le soleil inonde la pièce.

– Ces abréactions cathartiques ne sont pas rares, m’explique-t-il doctement. Il faut parfois quelques heures pour s’en remettre. Mais ces purgations de l’âme sont bénéfiques et ne laissent aucune séquelle, ajoute-t-il comme pour me rassurer. Il faut brûler tous vos souvenirs de vies antérieures pour être heureux dans votre vie présente. Le chemin du bonheur est à ce prix…Tout est dans le lâcher prise, le combat contre son ego. Ensuite il faut apprendre à s’ancrer dans le sol et à vivre le hic et nunc pleinement en oubliant passé et avenir. Seul compte l’Eternel présent.

Mon cœur bat la chamade comme si j’étais encore captif au fond de mon trou, pour un péché, ma foi, bien véniel. Pas plus d’une minuscule cuillerée à café de thériaque et c’est tout, promis juré ! Du simple chapardage !

Torquemada me propose un nouveau rendez-vous, « dans un mois » car il ne faut pas accélérer la remontée des souvenirs, sous peine qu’ils tarissent ou nous submergent dangereusement.

– Vous avez de la chance  et vous êtes doué ! De nombreux consultants ont besoin de douze séances avant d’avoir le moindre indice de vie antérieure, m’explique encore Torquemada en me raccompagnant avec beaucoup d’égards vers la sortie.

Pour me dégourdir et les jambes et l’esprit, je cours jusqu’à la gare CFF de Lausanne pour attraper le prochain train. Le soir,  je suis plongé dans une réalité moins éprouvante mais agitée tout de même: je dois rédiger le compte-rendu des débats du Grand Conseil de Genève pour un quotidien. Cent-deux points à l’ordre du jour, 100 orateurs potentiels, sans compter les sept membres du Gouvernement de la République et Canton de Genève (prolixes, eux aussi) qui vont, une fois de plus, s’entre-déchirer avec la même hargne sur des objets critiques ou dérisoires. Pour mon malheur, je n’ai que 6000 signes disponibles pour résumer près de six heures de débat. Je m’emploie à gérer le hiatus entre mon trip onirique et les préoccupations des députés que je dois capter, résumer et transmettre à l’opinion publique.

(…)

Le récit complet a paru  sur amazon, en deux tomes en e-book, accessibles sur liseuse KINDLE et autres formats :

htp://tinyurl.com/necyoek

© jawidmer décembre 2013

jawidmer@bluewin.ch

 

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2 commmentaires à “On a volé mon ego – Récit d’une abomination vécue et vaincue”

  1. Michèle Herzog 6 février 2014 at 13:47 #

    Cher Monsieur, Vous aimez les gens originaux … Je vous félicite d’avoir osé entreprendre l’expérience que vous décrivez. Pour ma part, je pense qu’il existe des entités au-dessus de nous (anges gardiens par exemple). A chacun de traiter ces énergies comme cela lui convient. Soit en les ignorant (à mon avis c’est dommage), soit en créant un dialogue. Merci pour votre récit fort bien écrit. Bonne journée.

  2. Michèle Herzog 6 février 2014 at 16:02 #

    C’est pareil concernant la mort. Soit les gens sont terrorisés et ont peur, soit on se crée une relation plus calme avec la mort. Etant donné que personne ne va y échapper, à mon avis, il vaut mieux se dire qu’il va s’agir d’une nouvelle aventure. Et d’une vie peut-être plus agréable que celle vécue sur terre. Qui sait ? Meilleures salutations.

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