Je dis non et, déjà, j’entends les cris, les appels au bûcher.
PAR PIERRE CREVOISIER
Ainsi, je serais de ceux qui « plébiscitent les bourreaux ». C’est précisément ce climat délétère qui m’a incité à écrire ceci. Car j’aimerais affirmer la nécessité d’un combat moral contre les moralistes, parce que je n’aime pas le monde qu’ils nous promettent.
Je ne reviendrai pas ici sur les arguments, plusieurs fois exposés, des opposants à l’initiative de la marche blanche – c’est à dessein que je n’utilise pas l’énoncé officiel « anti-phédophile » qui voudrait que s’y opposer est se ranger dans le camp de l’abject. Pour y répondre, je commence par une histoire vécue.
Je me souviens de cette place. Un temps de printemps, au tout début, lorsque la saison se couche encore tôt et que le soleil, à quatre heures, projette des ombres longues. C’était une place de jeux, avec ses humeurs légères, des cris d’enfants, les cordes à sauter et, surtout, les mômes qui vont avec. Je passais au-dessus, à la verticale de la scène, et mon œil a saisi tout cela d’un coup: les gosses, les danses joyeuses, le soleil, les marronniers aux branches nues à leur sortie d’hiver, et les ombres longues. J’ai vu la photo. Je me suis arrêté pour attendre le moment de l’image.
Dans mon observation des ombres, je n’avais pas vu la mienne, celle que je projetais, malgré moi, sur l’insouciance apparente. Il n’a pas fallu plus de cinq minutes: elles étaient trois, trois mamans. Elles sont venues se poser dans mon viseur et, à voir leur regard, mon objectif s’est transformé en voyeur. Avec ma gueule de début de printemps, je ne devais pourtant pas avoir l’air du dégénéré en pardessus gris qui attend les petites filles pour leur dévoiler son zizi. Elle me regardaient ainsi. J’ai souri, j’ai rangé mon appareil et je suis parti.
L’épisode m’a inquiété. Quel est ce monde dans lequel un geste simple transforme illico son auteur en pervers polymorphe? Les pédophiles existent. Réalité incontestable. Et la souffrance des enfants dont ils violent l’intime est insupportable. Contre cette abjection, la loi punit. Elle le fait et le fera de manière plus rigoureuse encore l’an prochain. Normal, puisque cette législation est née sous l’aiguillon de la marche blanche. Mais elle garde une mesure. Elle laisse un peu d’air là où c’est humainement possible de respirer encore. Le gouvernement a gardé l’intention, l’appréciation, là où l’initiative anti-pédophile passe tout au lance-flamme.
Les moralistes de la croisade blanche se trompent. Je ne leur conteste pas le coeur et une honnêteté dans leur volonté de protéger les enfants. Mais leur croyance les aveugle. Si nous les suivions au bout de leur logique, c’est une société figée, crispée, pétrifiée même qu’ils engendreraient. Et cette société est plus dangereuse que celle qui palpite, hésite et parfois se trompe.
Prévenir et combattre la pédophilie, c’est être capable d’entendre la souffrance des enfants. Il faut savoir tendre l’oreille, être tout ouïe, écouter ce qu’ils disent, avec leurs mots à eux. Si l’adulte – parent, enseignant, éducateur, assistant social – leur accorde attention et bienveillance, ils diront, d’une manière ou d’une autre, à cloche-pied peut-être, la parole balbutiante, mais ils exprimeront ce qui leur fait mal dedans. Or, pour libérer les esprits, le premier besoin est d’éviter les tabous: on appelle un chat un chat et un sexe un sexe. Certes, pas n’importe comment, ni n’importe quand, mais en évitant la bouche en cul-de-poule à chaque fesse qui s’aventure dans la vie. Parce qu’en nommant les choses, on les reconnaît on se les approprie et, en fin de compte, on donne à un enfant le savoir que son corps lui appartient – à lui/elle et à personne d’autre. Et, partant, que le corps de l’autre exige un respect identique. Cette conscience-là n’est-elle pas la meilleure garantie que l’enfant perçoive, identifie, reconnaisse l’intention de la main qui franchit le seuil de sa maison intime?
Avez-vous pourtant remarqué qu’une partie des tenants de la marche blanche – pas tous, mais une part – sont aussi ceux qui veulent interdire l’éducation sexuelle à l’école avant 9 ans? Ailleurs, ce sont les cris, la censure réclamée pour écarter des lectures scolaires ou des bibliothèques publiques des livres comme « Tous à poil » – où l’on voit un colonel, un patron, le facteur, une grosse dame ou un chien se désaquer, parce que le corps à des formes, que le montrer est drôle et que l’on peut en rire. Lorsque les culs cousus veulent brider l’école dans sa capacité à désamorcer les tabous, imposer le silence à une parole où la sexualité s’exprime naturellement, ils ne protègent rien, ni la morale, ni les enfants. Au contraire, ils nous mettent en danger d’asphyxie.
Je ne m’égare pas. Si je dis non à l’inititive de la marche blanche, c’est pour toutes ces raisons-là. Les intolérances exprimées lors de cette campagne participent du même esprit: j’ai lu, dans l’un ou l’autre forum public, que le résultat du vote, le 18 mai au soir, permettra de « compter les pédophiles », soient celles et ceux qui glisseront un bulletin négatif dans l’urne. Cette parole est d’une gravité extrême. Est-ce ce monde-là que vous voulez?
Article paru dans « Courant d’Idées«
Bravo Pierre pour ce coup de gueule salutaire !
Bien à toi.
J’adhère complètement à ces propos. Il y a certainement une bonne dose de pudibonderie chez la plupart des initiants et ceux qui les suivent.
Tout à fait d’accord. Cette pudibonderie est bien hypocrite à l’air de facebook et du tout laisser faire. Le devoir de parent, plus que d’interdire est de mettre en garde et d’éveiller l’enfant aux dangers éventuels . La loi est là pour le reste. Cette initiative est de trop.
Et je dirais même plus, dans ce beau témoignage, qui sont les pédophiles finalement? A force de vouloir traquer la petite bête chez l’autre, elle monte elle monte chez celui qui accuse et la traque! Méfiance sur les dérives d’une société qui se veut tellement sécuritaire et au-dessus de tout soupçon.
J’ai un ami curé qui ne porte plus les bébés lors des baptêmes, trop dangereux.
Belle prose Pierre, merci.