Ce jour-là, le 5 août 1944 – Le combat perdu de jeunes travailleurs catholiques romands

L’histoire regorge de souvenirs douloureux vécus par des porteurs d’idéal – Ozanam (1), Marc Sangnier (2) – et tant d’autres qui ont tenté de relier le peuple à la foi chrétienne contre l’avis des hiérarques de l’Eglise catholique. L’interdiction de l’expérience française des prêtres-ouvriers par Pie XII (3) relève de la même détermination. Qui a commandé en Suisse romande, plus spécifiquement à Genève, la fin d’une belle aventure conduite par de jeunes travailleurs (JOC) engagés avec leur aumônier à «sortir des ombres du désespoir un grand peuple juvénile».

PAR ROBERT CURTAT

Connu pour son rôle dans le développement de l’ASLOCA Jean Queloz (4) a été témoin de ce combat perdu des jeunes travailleurs catholiques romands. Il avait découvert la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) entre deux guerres lorsque le mouvement avec ses correspondants du monde agricole (JAC), étudiant (JEC), etc. – y compris ses déclinaisons féminines représentait un groupe important – 85000 participants à Bruxelles pour les 10 ans du mouvement en 1935 – mais aussi une réponse aux sinistres «solutions» que les pouvoirs fascistes ou nazies proposaient, voire imposaient à leur jeunesse.
En progression continue le mouvement suscitait pourtant au cœur du monde catholique de vigoureuses oppositions. Son fondateur, un chanoine bruxellois du nom de Cardijn, (5) rappelle s’être heurté très vite au «paternalisme hautain de la Centrale libre du travail». (6).

Au milieu des années trente du XXe siècle la JOC suisse est active, entre autres, par sa «centrale» de Genève qu’entraîne un aumônier, Albert Maréchal. Né en 1896 dans une famille de paysans, ce prêtre tente passionnément de transmettre l’Evangile aux jeunes travailleurs. Il s’est engagé en 1935 dans l’aventure de la JOC comme aumônier diocésain contre sa hiérarchie qui lui marque son opposition en lui refusant tout traitement.

Au fil de son engagement auprès des jeunes travailleurs, l’abbé Maréchal a pu mesurer à quel point l’Eglise catholique navigue dans le domaine social entre l’aveuglement et la peur. A Genève, la bonne société n’a pas oublié la grève de 1918 et moins encore le drame du 9 novembre 1932 – 13 morts et 65 blessés – lors d’un affrontement aggravé par l’incompétence de l’armée. Albert Maréchal est convaincu que cet événement dont le souvenir a resurgi curieusement en 1944 a joué un rôle prépondérant contre la JOC suisse et son «petit frère» le Mouvement populaire des familles (MPF) fondé en 1942. Active, la «centrale» de Genève avait en effet imaginé les moyens d’améliorer la vie des familles ouvrières au quotidien par le relais du MPF qui procédait à des achats groupés de charbon et de pommes de terre, proposait une organisation d’épargne et d’aide aux jeunes mères. En 1945, le mouvement achète des machines à laver qu’il transporte dans les quartiers à la demande des mères de famille. Une autre bataille contre la vie chère aboutira à la création d’une boucherie de l’avenir. C’est ce mouvement qui sera à l’origine de la défense des locataires.

Août 1944 : sois fier ouvrier…

Attachés à une vision du monde développée par le fondateur de la JOC qui «fait de chaque jeune travailleur un apôtre du Christ en pleine vie d’usine et de quartier» (6) l’aumônier et les quinze jeunes travailleurs du secrétariat de Genève proclament ce qui leur apparaît comme «une merveille». On imagine, au milieu de cette équipe enthousiaste, Jean Queloz qui avait si vite et si bien compris le message à porter. Sur les instances du groupe des copains, et bien sûr d’Albert Maréchal, il avait quitté «la t’chaux» pour venir vivre à Genève. Secrétaire national de la JOC en 1939, président de 1940 à 1946, il précise:

– Le rassemblement de mille deux cents militants(es) de la JOC en 1943 à l’aula de l’Université de Fribourg donnait la mesure du travail accompli. On allait atteindre le point d’orgue au congrès de la JOC le 5 août 1944 avec messe de minuit au parc des Eaux-vives et reconduite des délégations aux flambeaux jusqu’à la gare. A une période où Genève était encore soumise aux directives d’obscurcissement!

Cet événement témoigne pour la dignité retrouvée de centaines de jeunes gens, chemise blanche et cravate bleu nuit, traversant la ville en direction du Parc des Eaux-vives. Et aussi de ce groupe imposant de jeunes filles, corsage blanc et jupe bleu sombre, réunies pour un moment de réflexion. Les chants, les slogans portaient haut et loin la conviction heureuse de ces jeunes qui trouvaient, par le travail, une place dans la société.

– Un de nos chants commençait par : «Sois fier ouvrier», nous confie Cyrille, un ancien du mouvement qui a participé au mémorable défilé.

Ce congrès de 1944 à Genève présente la JOC comme un véritable espoir pour la jeunesse ouvrière romande. C’est compter sans la bonne société des cantons catholiques, particulièrement Fribourg, siège de l’évêché face à Genève dont personne n’a oublié que l’évêque a dû fuir par la fenêtre.

Ainsi, dans le droit fil du congrès de 1944 «des peurs et des critiques ne manquent pas de contester l’orientation que l’Abbé Maréchal, aumônier diocésain du mouvement, donnait à la JOC» (7). Accusé d’ouvriérisme mais aussi – on tombe dans la mascarade judiciaire – de «semi-pélagianisme» (8), l’abbé Maréchal doit quitter ses fonctions.

Les deux années qui suivent vont marquer la fin programmée de la JOC romande. Le coup de grâce sera porté par l’évêque Charrière lors d’une réunion convoquée en mars 1946 où, nous rapporte la chronique, les laïcs n’eurent pas le droit à la parole sinon pour se soumettre à une organisation animée par un autre aumônier, contraint à son tour à la démission en janvier 1948.
J’ai gardé, comme un trésor en châsse, le souvenir de ce soir d’automne de 1990 où j’échangeais avec Jean Queloz, champion silencieux, sentinelle de l’espérance dans la Genève des années quarante, gardien de l’espoir porté par sa génération de travailleurs qui a cru pouvoir relier le monde du travail et l’Eglise catholique, dépositaire d’un message d’amour vieux de vingt siècles.

Dont elle ne se révèle pas toujours la meilleure gardienne.

NOTES

1 – Fréderic Ozanam (1813 – 1853) – intellectuel catholique, l’un des fondateurs de la société de Saint-Vincent de Paul, considéré comme le promoteur de l’action catholique.
2 – Marc Sangnier (1873 – 1950), polytechnicien passionné par le mouvement d’éducation populaire, il développe les «cercles d’études catholiques» destinés à réconcilier les ouvriers et le christianisme. Cette formule obtient un très grand succès en France où elle réunit près de mille cercles à son congrès de 1905. En 1910 Pie X condamne le mouvement pour «propager des notions fausses de justice, d’égalité et de dignité».
3 – Dix ans plus tard, le Concile Vatican II autorise à nouveau les prêtres ouvriers mais l’élan est cassé. De nos jours on ne compte plus que quelques dizaines de prêtres dans les milieux de travail
4 – Association suisse des locataires, développement de l’association vaudoise des locataires fondée en 1972. Jean Queloz (1918 – 1993) fut jusqu’à la fin de sa vie son infatigable animateur.
5 – C’est la qualité qu’il a gardé pour la postérité. Même s’il finit cardinal.
6 – Plaquette éditée à Genève par l’organisation JOC en mai 1983.
7 – Albert Maréchal, un parcours de vie sacerdotale – plaquette souvenir
8 – Condamnée par le concile d’Ephèse en 431, l’hérésie du moine Pélage met en avant l’effort personnel dans la pratique de la vertu.
13 – Document Mouvement populaire des familles – Wikipédia 7700 si

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