Delle-Belfort, une aventure exemplaire

L’actualité estivale se sera conclue, cette année, sur une touche ferroviaire.

PAR PIERRE KOLB

Pas seulement à cause de l’inauguration de la rénovation commerciale de Cornavin, mais du fait des accords franco-suisses passés en faveur de la ligne Delle-Belfort.

Et cet événement transfrontalier, dont Doris Leuthard a été partie prenante le 21 août, marque un tournant dans l’histoire des relations ferroviaires franco-suisses, et l’aboutissement d’une politique menée avec constance et persévérance par les autorités jurassiennes dès leur installation au pouvoir il y a plus de trente ans. Son annonce, simultanée à l’inauguration d’un tronçon de l’autouroute transjurane, a été éclipsée par cette célébration routière. Sans doute était-il d’autant plus justifié de «bénir» ce ruban de bitume qu’il y allait, cette fois-ci d’un raccordement au réseau autoroutier français. Avec la ligne Delle-Belfort on se trouve tout autant dans une problématique franco-suisse, mais ferroviaire et ce n’est pas rien, puisqu’en enfilade il y a le TGV Rhin-Rhône, et donc un des accès à Paris.

Les deux problématiques, la routière et la ferroviaire, ont occupé leur place dans les débats de la Question jurassienne, mais le volet routier plus que le ferroviaire: parce que dans les décennies antérieures aux plébiscites jurassiens, la voiture, sur le plan des mentalités, avait réponse à tout, et que l’absence de projet autoroutier pour cette région illustrait au plus haut point la condamnation à la marginalisation de cette région par les instances bernoise et fédérale.

Aussi, une fois la création du canton décidée il y a quarante ans, c’est tout naturellement que la construction d’une autoroute transjurane a été considérée comme un acquis moral, une suite logique de l’insertion du Jura dans le concert fédéral. Bien sûr des tentatives de sabotage ont eu lieu, sur un mode référendaire qui a échoué, confirmant la légitimité du projet.

On a toutefois pu entendre, mezzo voce, une importante observation: l’option transjurane arrivait bien tard, et il fallait autre chose pour vraiment construire l’avenir. Il fallait un développement ferroviaire qui éloigne un gros risque de désertification. Seules les nouvelles autorités jurassiennes étaient susceptibles d’en prendre les moyens, et elles l’ont fait. Cette démarche reste, rétrospectivement, impressionnante. Car doter ce nouveau canton de 65000 habitants d’une cellulle administrative dédiée aux transports a paru plutôt insolite. Son responsable, Alain Boillat, n’a pas tardé à donner la mesure de cette ambitieuse entreprise, en devenant acteur confédéral et transfrontalier des grands projets ferroviaires environnants: ce qui allait devenir Rail 2000, les transversales alpines et le raccordement de la Suisse au réseau à grande vitesse. En obtenant que ces réalisations permettent et favorisent le désenclavement du Jura.

La cohérence de cette politique tient aussi à un important projet cantonal interne, celui d’une refonte du réseau des Chemins de fer du Jura par une liaison directe La Chaux-de-Fonds – Delémont. Ce n’est pas allé sans heurts politiques et le projet a paru sombrer; il est aujourd’hui en salle d’attente, mais préservé. Il confirme la nécessité, pour ce canton, d’exploiter à fond la position ferroviaire de Delémont sur la ligne Bâle-Bienne-Lausanne et Genève.

Le dossier Delle-Belfort a été posé très tôt dans ce contexte. Les trains de la capitale cantonale vers Porrentruy courraient le risque du cul-de-sac, même si la ligne va jusqu’à Boncourt, à la frontière franco-suisse, et au-delà: on pouvait encore, dans les années 80, monter à Delémont dans un train voyageurs pour Belfort, et y trouver une correspondance pour Paris. Mais entre Delle et Belfort la ligne n’avait toujours pas été électrifiée et la menace de sa fermeture planait.

D’ailleurs, qui y tenait? Au début de cette première décennie de souveraineté jurassienne Roger Despont, directeur général des CFF en visite à Delémont, rassure: il ne pense pas condamner cette ligne parce qu’il ne peut pas prévoir quels seront, à l’avenir, les passages ferroviaires franco-suisses nécessaires. Quelques années plus tard, s’étant fait confirmer verbalement ces assurances par le directeur Bendedikt Weibel, le conseiller national ajoulot Pierre Etique se rend au siège de la SNCF à Paris, où on lui met sous lesyeux une lettre du même directeur de la régie fédérale, indiquant que les CFF ne s’opposent plus à la fermeture de la ligne! L’anecdote peut figurer au catalogue des promesses que l’on a intérêt à sérieusement recouper avant d’y croire.

La liaison sera effectivement fermée au trafic voyageurs en 1992, sérieuse déconvenue pour Delémont. Mais auparavant, Alain Boillat avait travaillé aux conditions de la sauvegarde ultime de cette ligne en empoignant le dossier du TGV. Le futur de la grande vitesse était alors complètement ouvert avec deux régions, la Franche-Comté et l’Alsace, en concurrence pour obtenir une bonne liaison avec Paris. Rien ne garantissait encore le tracé de l’actuel TGV-Est Paris-Strasbourg. Imprégné de sa philosophie de raccordement du Jura aux grands réseaux européens, le responsable jurassien des transports cherche une porte de sortie aux polémiques sur le TGV, proches de l’impasse. Il va voir Jean-Pierre Chevènement, plusieurs fois ministre sous Mitterrand, ainsi que député-maire de Belfort. Son idée est d’utiliser un corridor Dijon-Mulhouse pour une ligne TGV à trois branches qui permettra à des rames à grande vitesse d’atteindre Paris en rejoignant la ligne Paris-Lyon, tandis que d’autres TGV pourraient gagner le sud, Lyon puis Marseille.

Chevènement est enthousiaste, et dit dans sa tribune de la mairie de Belfort le bien qu’il pense de la solution ramifiée, «la patte d’oie imaginée par l’excellent Alain Boillat». On est en juin 1987. Le Jurassien prend aussi appui sur une assemblée de la CTJ, Communauté de travail du Jura, organisme transfrontalier créé par François Lachat, Roger Schaffter et Edgar Faure. Puis le 10 décembre de la même année, à Besançon, le groupe de travail rail-route de la CTJ privilégie à l’unanimité cette proposition du TGV à trois branches. Le projet Rhin-Rhône est lancé, même si, comme le soulignait, prudent, Jean-Pierre Chevènement, «ce n’est pas pour tout de suite». Des discussions intenses auront encore lieu, des remises en question, mais sautons les années puisque le 28 septembre 2011 la branche Est de ce TGV, qui dessert Belfort, est inaugurée.

Un an avant les assises de Besançon, lors d’une réunion de cette CTJ à Boncourt, Alain Boillat avait plaidé l’électrification de la ligne Delle-Belfort en rappelant la fonction d’un axe allant de Belfort à Bienne. Il avait mis l’accent sur la desserte voyageurs dans la perspective de l’arrivée du TGV.

On l’a vu, le pire devait encore survenir à cette liaison, mais le dossier présenté alors, construit sur l’utilité d’une telle ligne, a gardé sa crédibilité et permis ensuite, en appui à la revendication jurassienne, un soutien fédéral déterminant. Les conventions signées cet été stipulent que l’apport jurassien à la restauration de cette ligne sera de 3,2 millions d’euros, celui de la Confédération de 24,7 millions. Une preuve de l’intérêt que la Suisse porte à cette entreprise, puisque la ligne est entièrement sur territoire français. Le coût total est devisé à 110 millions d’euros.

Il fallait encore, gage de l’utilité du projet, que le tracé de la ligne TGV, et tout particulièrement le site de sa gare belfortaine, soient accordés à la ligne de Delle, et le Jura y a veillé, avec succès. La ligne à grande vitesse passant à l’extérieur, cette gare ne pouvait être la gare ordinaire de Belfort. Le site choisi, à portée d’un échangeur de l’autoroute qui prolonge la Transjurane, croise comme espéré la ligne de Delle, «côté suisse» au sens où les voyageurs arrivant de Delémont descendront à Belfort-TGV avant le terminus en ville de Belfort. Le détail est précieux pour le gain de temps – l’économie d’un arrêt – qu’il offrira aux usagers, l’idée étant à terme de faire circuler des directs qui, en-deça de Delémont, partiraient de Bienne, voire de Soleure.

«Ce n’est pas pour tout de suite», dira-t-on en paraphrasant Chevènement, mais on voit déjà que pour avoir su définir il y a plusieurs décennies ses besoins ferroviaires vitaux, en avoir confronté la faisabilité aux tendances lourdes européennes, et veillé sans relâche aux décisions prises ailleurs, le Jura a pu infléchir en sa faveur le tracé d’une ligne à grande vitesse, alors qu’il risquait de voir ce TGV lui passer sous le nez. Cet été, le financement de Delle-Belfort a été décidé, avec un calendrier de réalisation à l’horizon 2017.

Il aura aussi fallu modifier la vision nostalgique que d’aucuns avaient de la ligne. Ne plus rêver aux grands trains de jadis, les Paris-Belfort-Jura-Simplon, et se fonder sur une nouvelle conception d’un trafic voyageurs interrégional et transfrontalier.
Voilà le travail.

Courant d’Idées

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