La chronique de Marc Schindler – Mes souvenirs du Mur


Je n’étais pas là, le 9 novembre 1989, quand le Mur de Berlin s’est ouvert. J’ai suivi l’événement à la télévision, comme des millions de gens dans le monde. Mais je garde du Mur des souvenirs qui m’ont marqué.

PAR MARC SCHINDLER

La première fois que j’ai franchi le Check Point Charlie, c’était en mars 1963, deux ans après la construction du mur. La “Gazette de Lausanne” m’avait envoyé en reportage à la foire de Leipzig, en Allemagne de l’Est. Avant de m’y rendre, j’avais pris rendez-vous à Berlin-Est avec un fonctionnaire du ministère de l’Economie. Il avait neigé sur Berlin, ensevelie sous 50 centimètres de neige. Je suis arrivé le soir au seul point de passage pour étrangers vers Berlin-Est, avec ma valise et ma machine à écrire. Je revois encore la baraque des Vopos, le guichet où un fonctionnaire impassible vérifiait votre visa en scrutant trois fois votre visage – d’abord le front, puis les yeux, enfin le menton. Puis, le coup de tampon libérateur: bienvenue en RDA!

En réalité, les journalistes étrangers étaient juste tolérés, pour glorifier la patrie des travailleurs. Sous la neige et dans le froid, j’avais un sentiment étrange, comme dans «L’espion qui venait du froid», le roman de John Le Carré. J’avais demandé au Vopo où trouver un taxi. Il avait ricané: pas de taxi. Alors, je ne sais pas ce qui m’a pris, j’avais sorti un billet de 20 DM et je lui avais demandé de me commander un taxi. Il avait empoché mon argent en se demandant qui était ce type qui osait donner des ordre à un policier est-allemand. Le lendemain, j’embarquais sur un avion est-allemand qui amenait les hommes d’affaires et les journalistes de l’aéroport de Schönefeld et Leipzig.

Ma seconde visite au Mur de Berlin, c’était en février 1969. Pour la Télévision suisse, je couvrais la visite du président Richard Nixon. Nous étions une centaine de journalistes: les stars, les correspondants à la Maison Blanche, qui suivaient le président en avion spécial. Et les autres, entassés dans la caravane de bus, qui se bousculaient pour prendre la photo de Nixon devant le Mur. J’avais réussi à me glisser près de la limousine présidentielle, à quelques mètres des agents du Secret Service. A la Postdamer Platz, Nixon est sorti de sa voiture, maquillé comme un comédien, le sourire figé. Il avait grimpé les quelques marches pour regarder par dessus le mur. Des centaines de journalistes et de cameramen immortalisaient l’événement. Le souvenir que j’en ai gardé, ce sont les Vopos du côté est, qui photographiaient le président américain! Le mur était omniprésent à Berlin. On allait voir les rues aux fenêtres bouchées, les points de passage, le monument aux morts soviétiques, le Reichstag. Je pensais que le mur était là pour plusieurs générations.

Troisième visite, en 1980. Avec le réalisateur Michel Heiniger, nous avions obtenu un visa d’une journée pour visionner un film de propagande de Leni Riefenstahl, la cinéaste d’Hitler, sur l’armée allemande, «Tag der Freiheit: Unsere Wehrmacht» (1935), dont une des seules copies se trouvait aux archives films de la RDA, à Postdam. Il fallait un visa pour quitter Berlin-Est et se rendre à Postdam, à 17 kilomètres. Nous avions rendez-vous avec le chef du Filmarchiv der DDR, dans une maison de campagne. Une fonctionnaire avait apporté comme un trésor une bobine de film 35 millimètres inflammable. Après visionnement, nous avions demandé une copie de quelques minutes. Pas de problème, mais on nous avait soumis un document juridique que nous avions dû signer: ce film de propagande appartenait à la RDA et nous nous engagions à refuser toute demande de Leni Riefenstahl à faire valoir ses droits.

Dernière visite, en 1990. Pour le magazine économique de la Télévision romande, nous avions réalisé une enquête des deux côtés, en République fédérale et en RDA, quelques semaines avant la Wende, le tournant de la réunification. A Karl-Marx Stadt, l’ancienne Chemnitz, j’avais loué une voiture pour rejoindre mes collègues à la Porte de Brandebourg, à Berlin. Sur l’autoroute où ma vieille Ford doublait les Trabant poussives qui crachaient noir, je m’étais arrêté dans un Imbiss pour boire une bière. J’avais remarqué que les clients me regardaient d’un drôle d’air, avec ma veste de cuir et mes lunettes de soleil. Plus tard, on m’avait expliqué: c’était la tenue des agents de la Stasi, la redoutable police secrète.

C’était la première fois que je voyais le mur du côté est. J’avais longé le mur où on avait enlevé les miradors, les chevaux de frise et les fils de fer barbelés qui avaient tué tant de Berlinois qui voulaient fuir Berlin-Est. A la Porte de Brandebourg, un Vopo m’avait refusé le passage, malgré mon visa pour la RDA. J’avais dû insister pour passer à Berlin-Ouest. C’était la fête et le marché aux souvenirs. On vendait des morceaux du mur dans des sachets plastique, des décorations des Vopos, des casquettes d’officiers soviétiques. Le soir, pour rentrer à mon hôtel à Berlin-Est, j’avais pris un taxi à l’ouest. Mais il ne connaissait pas les noms des rues, ses clients ne lui demandaient jamais d’aller à Berlin-Est.

Je ne suis plus retourné à Berlin, mais j’ai envie d’aller voir ce qu’est devenue cette ville divisée pendant 28 ans par un mur de 43 kilomètres qui coupait en deux les rues, les maisons et les familles. Le mur n’existe plus, il ne reste que quelques sections laissées en souvenir et classées monuments historiques. Mais, pour des millions de gens, le souvenir immortel de la chute du mur de Berlin restera l’image du grand violoncelliste russe Rostropovich jouant une partita de Bach devant le mur.

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