La Suisse va-t-elle vers une catastrophe financière après l’échec du Gripen devant le peuple?
PAR BERTIL ROUILLER
Le vote du 18 mai 2014 n’empêchera pas l’armée suisse de se doter de nouveaux avions de combat, s’il faut en croire Berne. A quel prix? L’acquisition du Rafale français, par exemple, coûterait 5 milliards de plus.
Le Département fédéral de la défense (DDPS) a certifié se distancier d’un «plan B» en cas de refus du mode de financement par le peuple. Il a assuré aussi qu’il s’en tiendrait aux décisions prises démocratiquement. Mais en toute contradiction, dans son rapport du 27 août sur le concept pour la sécurisation à long terme de l’espace aérien, le Conseil Fédéral affirme que les Tiger devront être remplacés dans les quatre ans.
Le DDPS prévoit l’acquisition de 22 avions de combat avec le programme d’armement de 2022. Mais ce n’est pas tout. Il aimerait encore acheter, environ 5 ans plus tard, d’autres avions pour remplacer les F/A-18. Il prétend avoir besoin d’un minimum de 55 avions de combat. Si la Suisse se rabattait sur le Rafale, cela lui coûterait au bas mot plus de 14,1 milliards en incluant les frais de vol. A titre de comparaison, le choix du Gripen impliquerait une dépense de 9,3 milliards.
Imbroglio politique
L’UDC Thomas Hurter, nouveau président de la commission de politique de sécurité au conseil national, (CPS-N), a toujours été un farouche opposant au Gripen et un défenseur du Rafale à l’instar de beaucoup de militaires. La sous-commission qu’il présidait était composée de 7 conseillers nationaux, dont Evi Allemann (PS) et Josef Lang (Verts), cofondateur du GSSA en 1982. Mais les représentants socialistes et Verts étaient également contre le Gripen, pour des raisons différentes, croyant que l’armée n’achèterait plus d’avions de combat en cas de refus. Ce qui permet aujourd’hui au DDPS de s’orienter vers un autre avion de combat, qui coûtera 5 milliards de plus que le Gripen.
Armasuisse est responsable des acquisitions du matériel militaire. Mais elle semble prête à imposer des avions inadaptés et bien trop chers pour notre armée. Dans l’amas d’informations qui a précédé la votation, beaucoup de contre-vérités ont circulé. Des militaires restés anonymes ont prétendu que le Gripen n’avait pas assez d’autonomie pour réaliser le service de police aérienne. Cet argument ne tient pas debout. Le nouveau Gripen a 1574 kilomètres de rayon d’action pour une mission d’interdiction, avec 6 missiles air-air, dont 4 longues portées. Il peut parcourir 2500 kilomètres sans réservoir supplémentaire. Saab affirme que le Gripen dispose d’une autonomie de police aérienne de 2h45 pour la Suisse.
D’autres arguments militent en faveur du Gripen. Notamment ce sont des Gripen C/D Tchèques qui ont remporté Tiger Meet 2010, qui comporte de nombreux exercices de combat. Par ailleurs la Thaïlande a approuvé, en 2007, un budget de 1,1 milliard de dollars pour l’acquisition de 12 Gripen C/D, 2 avions radar Saab 340 Erieye et un avion de transport Saab 340, équipements, formations et frais associés inclus.
Alors que faire?
Exigeons une étude technique et financière indépendante au sujet des forces aériennes. Car on le voit bien une fois de plus, l’armée est sur le point de programmer, avec l’absence de communication pertinente, une grande acquisition inadaptée qui dilapiderait les caisses de l’État au détriment de biens autrement prioritaires. La gauche devrait être moins naïve et voir qu’en contrant l’armée comme elle le fait, elle rend service aux lobbyistes et œuvre plus en faveur des profits des industries de l’armement qu’à la création d’une armée performante et économique et au bon usage des deniers des citoyens.
Les industriels de l’armement profitent de l’incohérence des partis de gauche et les antimilitaristes réagissent à l’instinct sans avoir de visions réalistes permettant d’avoir une armée efficace avec des coûts optimisés. Dans de telles conditions, toute réforme cohérente de l’armée sur le long terme aura beaucoup de difficulté à se concrétiser. Il est temps que les politiciens, consultants et membres d’associations se mettent sérieusement au travail pour nous proposer un modèle d’armée efficace et pertinente afin de contrer les propositions d’Armasuisse.
La votation ayant porté sur le mode de financement, l’armée devrait pouvoir acheter quand même le Gripen avec son budget normal. Sans financement particulier. Par contre ce qu’il faudrait aujourd’hui, c’est que le peuple vote pour savoir s’il veut un avion de combat plus cher que le Gripen.
D’un point de vue politique et démocratique, il serait excellent que les commissions de politique de sécurité au national et aux états bénéficient enfin de plusieurs informateurs indépendants des industries de l’armement et travaillant par groupes, en concurrence.
D’un point de vue technologique et sur le long terme, il est certain que les forces aériennes seraient nettement plus efficaces et économiques en utilisant un maximum de 34 Gripen aidés par deux avions-radars (AEW&C) S-2000 Erieye de Saab. Parallèlement elles seraient bien inspirées de porter leur choix sur d’autres avions à réaction, beaucoup moins chers et plus lents, comme le Scorpion de Textron. Déjà proposé à l’armée Suisse, ce dernier pourrait assurer le soutien des troupes au sol, des interventions de police aérienne, des missions de surveillance et de reconnaissance, ainsi que les formations avancées des pilotes. En répartissant ces propositions d’achats en six étapes et sans financements particuliers, l’armée pourrait faire 7,2 milliards d’économies pour des forces aériennes de performance similaire.
L’auteur est consultant en armements à la Chaux-de-Fonds
Les coûts unitaires des trois concurrents
Avion | Coût unitaire | Coûts à l’heure de vol | Coûts d’achat et de 30 ans d’utilisation |
Gripen EGripen E et F | Suisse: 142 millions CHFBrésil: 143,19 millions CHF | 4’490 CHF | Suisse: 166,246 millions CHFBrésil: 168,436 millions CHF |
Rafale C/D | Inde: 172,67 millions CHF | 15’750 CHF | Inde: 257,72 millions CHF |
Eurofighter 3A | 193,48 millions CHF | 17’180 CHF | 286,252 millions CHF |
Les coûts des différentes escadres
Avion | Coûts d’achat et de 30 ans d’utilisation avec 22 avions | Coûts d’achat et de 30 ans d’utilisation avec 34 avions | Coûts d’achat et de 30 ans d’utilisation avec 55 avions |
Gripen E et F | 3,706 milliards CHF | 5,727 milliards CHF | 9,264 milliards CHF |
Rafale C et D | 5,670 milliards CHF | 8,762 milliards CHF | 14,175 milliards CHF |
Économies du Gripen par rapport au Rafale avec 30 ans d’utilisation | |||
Avec 22 avions | Avec 34 avions | Avec 55 avions | |
1,964 milliards CHF | 3,035 milliards CHF | 4,911 milliards CHF |
C’est dommage qu’ils aient abandonné les Gripen. L’image de la Suisse aurait été renforcée en acceptant l’initiative de base. Les finances sont un faux argument, nos comptes ne sont pas au rouge. La dissuasion n’est jamais inutile.