Le chant du livre


Aucun objet n’atteint cette force symbolique : le livre. Ici se séparent les amateurs – du vieux latin “celui qui aime” – et les consommateurs. Apparemment le camp des premiers, ceux qui aiment le support papier, résiste. Même si l’électronique triomphante avance. Tout indique que nous allons vers un aiguillage décisif. Encore faut-il savoir ce qui est au cœur de cette bataille de notre temps: le livre.

PAR ROBERT CURTAT

Livre, liber: l’étymologie commande la fonction par un détour bizarre. C’est par le liber, ce tissu végétal placé entre le bois et l’écorce que circule la sève. C’est par le livre que circulent les idées et les mots.

De fait le plus ancien livre qui nous soit parvenu est une bible chrétienne du IVe siècle rédigée en grec sur un solide parchemin. Livre et non pas rouleau de papyrus parce que dans cette forme la succession des pages favorise la référence. Mais l’essentiel est moins dans le contenant que dans le contenu. Le livre par extension n’existe que pour porter l’écriture, ce moyen ardent et fort d’enjamber toutes les contradictions d’une société qui accède à la civilisation.

Notre longue histoire passe des tribus vivant dans la solitude de la montagne aux concentrations des peuples dans des villes énormes. Jonas (huit siècles avant J-C) nous dit qu’il fallait trois jours pour traverser Ninive. Les peuples de ces agglomérations massives imposaient une forme de communication adaptée. Dans cette course à la nécessaire invention, a surgi l’écriture, la possibilité de tenir en quelques lettres – vingt-six depuis trois mille ans, pour notre monde gréco-latin – des concepts, ces représentations mentales qui sont les passerelles des idées.

Un incendie et une invention

De l’écriture naît le livre, des milliers de livres composés en rouleaux mais aussi en pages assemblées. En 47 avant Jésus-Christ la bibliothèque d’Alexandrie brûle et avec elle, quatre cent mille livres, tout le savoir de l’Antiquité jusqu’à la description de la production d’énergie par la vapeur d’eau surchauffée. L’humanité sera orpheline de cette force pour les dix-huit siècles qui suivent, contrainte de limiter sa survie à la seule énergie animale!

Si un livre nous a manqué c’est bien celui-là..

A la folie d’un tel événement répond l’invention des hommes: on a vu naître l’écriture voilà vingt-cinq siècles. Et ce jour de 1455 dans la belle demeure patricienne de la mère de Johannes Genfleisch, la maison Gutenberg à Mayence, naît la Bible à quarante-deux lignes, le livre qui efface toutes les contraintes du manuscrit parce qu’il n’est pas produit à un seul exemplaire mais à cent quatre-vingt exemplaires. L’humanité est sortie du piège.

La diffusion du savoir sera portée sans faillir, au long des siècles, par une corporation qui s’est mise spontanément au service du plus grand nombre, du peuple illettré. Bascule des faits, force des idées, résistance de la Curie et de ses affidés. La chose imprimée va changer en profondeur les sociétés d’hier, faire avancer le charroi des idées envers et contre tous les puissants.

Quelque trois siècles – 1763 – après que Johan Fleisch ait produit dans la solitude de la grande maison de sa mère, la Guttenberghof, la première bible à quarante-deux lignes (1) il y avait suffisamment de gens qui savaient lire dans le canton de Vaud comptant un peu plus de deux cent mille habitants pour qu’on lance un journal: la “Feuille d’Avis de Lausanne”. Cette progression continue de la lecture passait longtemps par le livre, l’Almanach des Anciens. Avec le journal on met en circulation un objet plus réduit et plus attractif parce qu’il nous apporte essentiellement des nouvelles.

En soutien de la révolution

En parallèle la connaissance de l’alphabet, partant la source du savoir, va se diffuser à l’instar des fleurs pour le miel avec des imprimeurs pour abeilles. Cette diffusion de la connaissance soutiendra les révolutions, l’américaine comme la française, impossibles à concevoir sans l’accès à la lecture par le peuple qui trouve au matin, sur les bancs des Halles, dix, vingt placets portant les idées du Palais comme de la Convention, des clubs comme des officines de la contre-révolution. Cette abondance de «lectures» sans égale, particulièrement lors de la Révolution française, témoigne pour la réalité de la chose écrite, composée à la main le soir venu dans une multitude d’ateliers, imprimée au rouleau selon un dictionnaire d’impositions (2) proposé, entre autres, par Monsieur de Félice d’Yverdon. Et livrée pliée au petit matin sur les bancs du marché.

Ainsi en est-il de toutes les histoires: celle qui rompt avec l’ancien régime établi sur l’inégalité entre les hommes à la naissance, celle qui, dans notre bon canton de Vaud, cherche à favoriser l’essor du progrès là où ses dirigeants veulent à jamais que le peuple reste les pieds dans la glèbe. Il faudra des imprimeurs, créant et développant dans les districts une «Feuille d’Avis» – d’Oron, de Sainte-Croix, de Cossonay, etc… pour faire passer l’idée de progrès. De ces héros solitaires et obstinés dont ne savons rien. Ingratitude du siècle…

Cette longue digression par les chemins de l’histoire, de celle des imprimeurs qui portent le livre comme une femme porte enfant, comme saint Jean, leur saint patron porte la tine (le tonneau) ramène à l’essentiel, le livre que l’on mange, que l’on dévore et qui nous dévore. De ce cheminement particulier personne n’a mieux parlé qu’un écrivain espagnol réfugié en France lors de la dictature militaire du capitaine général de Catalogne, Primo de Rivera au cours des années vingt du siècle que nous venons de quitter. Miguel de Unamuno, parle somptueusement des rapports entre le livre et son lecteur. Il le fait à travers un personnage de son invention dont il nous explique longuement les racines (4) U. Jugo de la Raza qu’il trouve: «errant sur les rives de la Seine, le long des quais tombe sur un roman qui, à peine commencé de le lire, avant même de l’acheter, l’intéresse extraordinairement, le tire de lui-même, l’introduit dans le personnage du roman (…) lui donne une histoire enfin».

Le livre tyran, le livre qui vous fait passer de la vie à la mort, c’est sous la plume de notre écrivain espagnol du siècle passé, l’extrême pouvoir de l’écrit.

Pouvoir qui s’oppose frontalement à la religion: livres brûlés avec leurs auteurs; autodafés: mot venu directement de l’espagnol, terre de l’Inquisition.

Et tant d’autres dogmes, ukases, diktat qui forment la chaîne et la trame des peuples, qui condamnent des contemporains des modernes Etats-Unis à renier la science de Darwin parce qu’elle serait en contravention avec la Bible.

Livre tyran, livre nourriture, livre sentier du savoir.

Livres que l’on brûle ou que l’on indexe.

Livre, témoin immarcescible de la civilisation.

 (1) L’histoire est encore plus compliquée mais l’essentiel tient en un fait: par son travail continu, Gutenberg a inventé l’imprimerie, une invention que plus personne ne lui conteste aujourd’hui. – cf Yves Perrousseaux –

«Histoire de l’écriture typographique».

(2) L’imposition est une technique qui permet de placer les pages dans l’ordre qu’elles auront lorsque la feuille sera repliée pour former un cahier.

(3)  Miguel de Unamuno – Avant et après la Révolution – Editions Rieder, Paris.

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