Pour vivre heureux, vivons caché. L’antique adage connaît un nouvel avatar, le droit à l’oubli.
PAR PIERRE KOLB
Il aura suffi de quelques perversions d’internet et de l’informatique pour que cette revendication d’un droit à l’oubli émerge. Un des points de départ, le candide enthousiame de néophytes des réseaux dits sociaux, qui ne sont de fait que des officines commerciales, où tout un chacun se met en vitrine. Les déconvenues vécues par une multitude d’usagers ont certes incité une partie de ceux-ci à prendre des précautions, faute de disposer de garanties sérieuses de discrétion. Mais personnes ne maîtrise le cas échéant l’éparpillement des données personnelles, qu’il est très difficile, et coûteux, de rattraper.
A cela s’ajoute l’immense stockage de données et leur exploitation ultrarapide par les moteurs de recherche, dont les critères de sélection relèvent du bon vouloir des gestionnaires de ces moteurs. La même information passe du support papier où elle connaît une diffusion relativement limitée à un support électronique, et devient mondialement accessible. Cette bascule explique l’émergence d’une revendication d’un droit à l’oubli. La Cour de justice a ainsi été amenée à statuer sur le cas d’un citoyen espagnol qui avait été l’objet d’une saisie immobilière. Bien après avoir réglé sa dette, cette vieille affaire réapparaissait lorsqu’on tapait son nom sur Google. Décision de la Cour: il n’appartient pas au journal qui avait à l’origine publié l’avis de saisie, mais au moteur de recherche d’en bloquer la rediffusion.
Soit. Mais dans quels cas faut-il gommer des références? Google a surpris tout le monde en mettant à disposition, rapidement après la décision européenne de mai, un formulaire de demande d’effaçage, et en donnant suite à un nombre important de ces requêtes. Mais sur la base de quels critères? Car il est vite apparu que la louable volonté de protection de la vie privée pouvait aboutir à l’escamotage d’informations d’intérêt général. D’aucuns se sont d’ailleurs demandé si le zèle de Google n’avait pas pour but de faire une démonstration par l’absurde de ces contradictions.
Le journal «La Croix» l’avait observé: «Il est bien sûr nécessaire que soient protégés les plus jeunes, y compris contre eux-mêmes quand ils donnent sur Internet des photos ou des écrits qu’ils regretteront plus tard d’avoir ainsi livrés à la curiosité universelle. Que soient plus efficacement traqués les propos délictueux; que soit mieux respectée la vie privée ou protégé le parcours de réinsertion de personnes qui ont certes commis des délits mais ont payé leur dette à la société, nul ne doit s’en plaindre. Mais le droit à l’oubli ne saurait être invoqué en toutes circonstances; le passé ne peut être rayé d’un trait de plume (l’image est ici incongrue). Tout ne peut être effacé, comme tout ne peut être dévoilé. C’est sur ce point, en amont, que doit s’exercer la vigilance des acteurs d’Internet.»
Un problème qui, on le comprend, ne motive pas seulement les journalistes, mais les historiens et les archivistes, à accueillir avec réserves diverses opérations de «nettoyage» de la Toile.
Deux cas ont ainsi été pointés par des éditeurs en ligne: des articles du « Guardian » ont disparu des recherches nominales, qui mettaient en cause un arbitre écossais ayant dû démissionner en 2010 pour avoir menti sur les raisons d’un penalty. Eliminées aussi des références à la BBC ayant trait à la chute de Stanley O’Neal, ancien PDG de la banque Merril Lynch, accusé d’avoir occasionné des pertes colossales à sa banque. Ces escamotages d’une efficacité très relative, parce que limités aux recherches européennes et n’éliminant pas les documents atteignables par ailleurs, n’en ont pas moins été assimilées outre-Manche à des opérations de censure.
Récemment, à l’occasion de la publication, en soi utile, de critères pouvant justifier le «déréférencement» d’informations, le site du «Nouvel Observateur» évoque «l’effrayante logique du droit à l’oubli», en soulignant un report de reponsabilités: «Un acteur privé a été chargé d’un boulot qui devrait normalement revenir au juge, et ce travail est mené dans l’opacité la plus complète.»
Le plus effrayant est que l’expansion sans frein de la révolution numérique crée des effets pervers préjudiciables aux personnes, des atteintes disproportionnées à la vie privée; mais que les antidotes mis en place sous la pression de l’urgence par des autorités judiciaires entraînent des effets pervers contraires, l’affaiblissement du droit à l’information.
On ne maîtrise plus rien? Nuance: les companies majors d’Internet s’adaptent aux variations du cadre légal, les affaires continuent.
Je suis peut-être hors-sujet, mais comme je ne comprend rien à tout ça, on voudra bien me pardonner. Ce que je crois voir, c’est que nous sommes dans une société où espionnage et protection des données semblent se confondre, et qu’en fait plus rien n’est vraiment protégé. La sacro-sainte vie privée, intouchable il y a peu encore, est livrée aux appareils espions. Et quand les quidams ne sont pas soumis à cet espionnage, ce sont eux qui livrent leur vie privée tous azimuts et tous téléphones ouverts.
Même les animaux vivant à l’état sauvage sont bagués, mais eux au moins ne vivent pas cette angoisse de la traque ni ne divulguent leurs petits secrets à tout venant.
Et ce « droit à l’oubli », c’est quoi ? Chaque pet que l’on fait doit être consigné dans le grand-livre-qui-sait-tout ?