Et si tous les Charlie se réappropriaient la politique?


«Le capitalisme canalise les frustrations des hommes, les empile, comme il accumule le capital, et fait gonfler des bulles qui finissent par crever comme des bombes.» Bernard Maris

Il y a presque 20 ans sortait sur les écrans La Haine.

PAR VINCENT LIEGEY, AVEC CHRISTOPHE ONDET ET STEPHANE MADELAINE

Ce film raconte l’histoire de notre pays, la France, en chute libre: «au fur et à mesure de sa chute se répète sans cesse pour se rassurer: jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien. Mais l’important n’est pas la chute, c’est l’atterrissage». Nous ne voulions pas voir la chute. Nous venons de nous prendre en pleine figure cet atterrissage d’une terrible violence. Cette tragédie n’est que la partie émergée, spectaculaire, d’un mal bien plus profond.

Notre société crée des monstres. Ces monstres sont nés en France et ont grandi en France. Comment se fait-il que notre société échoue à faire grandir des enfants dans un environnement serein et apaisé? Comment se fait-il que des franges entières de la population se réfugient dans des communautés étanches, voire hostiles, les unes des autres, qu’elles soient religieuses ou pas (la religion n’explique pas tout)?

N’est-ce pas là une nouvelle occasion d’interroger notre modèle de développement occidental? Sommes-nous assez irresponsables, voire cyniques, pour prétendre qu’il est le père de sociétés sereines, paisibles et fraternelles? Sommes-nous assez naïfs pour s’étonner de la haine et des violences qu’il enfante? 
Le capitalisme, et sa quête morbide et illusoire à toujours plus de croissance, a érigé en système l’individualisme et la performance économique. Il ne cherche pas à atténuer les mauvais cotés de la nature humaine, il les cultive et en fait la «règle unique». De plus, notre mode de vie est responsable d’une quête effrénée vers une énergie bon marché, vers une main-d’œuvre toujours moins chère, vers le pillage des ressources minières. C’est-à-dire qu’il est responsable de l’exploitation d’une grande partie de la population mondiale et de la destruction d’équilibres sociaux et écologiques.
 Certes, dans une compétition, il y a des gagnants, mais il y a surtout des perdants. Et quand le consumérisme marchandise toutes les sphères de la vie, jusqu’à notre propre humanité, il ne reste plus beaucoup d’espace pour rester dignes. Les extrémismes fondamentalistes l’ont bien compris. Le Front-National aussi. La peur, le sentiment d’injustice et de rejet sont porteurs.

Pour continuer à vivre dans nos mirages d’un bonheur illusoire formaté par les publicitaires, sommes-nous prêts à en assumer les guerres économiques, militaires et sociales? Pour nous-même, les autres populations du Monde, et les générations futures? Où sommes nous disposés à prendre collectivement conscience des conséquences de nos actes, mêmes le plus anodins? A payer le vrai prix de notre pseudo-liberté de jouir et consommer sans fin?

N’est-il pas temps de se poser, ensemble, les vraies questions? De se tourner vers l’autre, les autres? Non pas pour afficher une pseudo unitude de façade pour assumer ce qui fait la richesse et la résilience des écosystèmes, la diversité. 
De nombreux témoignages, de magnifiques écrits, dessins et caricatures ont été diffusés et partagés ces derniers jours, avec beaucoup d’émotions, de sincérités, de doutes, de questionnements, d’humilité, de rage, d’amour…
 Mais à terme, sur quoi va déboucher cette unité émotionnelle, récupérée et construite autour de «je suis Charlie»? L’unité médiatique, en s’appuyant sur ce slogan quasi-publicitaire, nous a assignés à choisir entre deux camps. N’est-ce pas une manière de nous contraindre au simplisme, et surtout de nous interdire toute possibilité d’ouvrir le moindre débat qui prend en compte la complexité de la situation? Est-ce ainsi que nous allons nous en sortir?

De tels événements nous ramènent au 11 septembre 2001… Le réveil fut douloureux avec une mégamachine qui a vite repris les choses en main pour nous entraîner toujours plus vite dans sa chute. Les attentats ont d’ores et déjà été récupérés et interprétés selon les techniques que Naomi Klein a brillamment décrit en 2007 dans «La Stratégie du choc», notamment en expliquant comment l’oligarchie (avec les médias qu’elle contrôle) dirige l’opinion vers l’union sacrée autour de ses propositions. 
Les mesures annoncées par Manuel Valls sont à ce titre révélatrices de l’état d’esprit guerrier et répressif qui s’annonce, mais avec l’aval de tous les citoyens encore émus. Il en est de même avec le maintien des budgets militaires que le président Hollande n’entend plus sacrifier. Les armes et la répression plutôt que l’éducation et les crayons, pourtant brandis bien haut le 11 janvier 2015. L’union sacrée est un leurre formidable car la mégamachine avance toujours comme le rappelle l’action d’Areva intentée contre des anti-nucléaires, l’Union Européenne qui facilite la culture d’OGM ou encore la loi Macron qui sera adoptée fin janvier et qui risque d’augmenter la violence économique. Loin de l’unité, c’est le chacun pour soi avec l’avantage aux riches et à l’oligarchie qui est renforcé.

Alors, que faire? Déjà, ne pas tomber dans le piège d’une réaction défensive. Ni dans l’angélisme, c’est à dire dans le piège du simplisme paresseux. Il va falloir faire face, toutes et tous, à ses propres croyances, ses vérités, et être capable de les remettre en cause. Il va falloir s’écouter et se tourner vers les autres.
 Les mêmes mots, les mêmes images, les mêmes déclarations n’ont pas les mêmes sens? Pour mettre des mots sur les maux, il va falloir communiquer. N’est-ce pas là l’une des bases de l’intelligence humaine. La communication non-violente pour débattre au lieu de se battre.

En fait, il va s’agir d’investir le champ politique et le champ de l’action délaissés et marginalisés ces dernières années. C’est urgent! Ne plus subir un système économique et démocratique qui nous est présenté comme naturel et immuable, mais reconstruire une autonomie collective à force de rencontres, de débats, de pensées et d’expérimentations. Cette dynamique est déjà en marche, avec les Décroissants et beaucoup d’autres. Nous avançons avec nos propositions et nos expériences: la relocalisation ouverte, des outils démocratiques conviviaux, des outils de solidarité qui savent se passer de la croissance du PIB, et une décolonisation de l’imaginaire consumérisme et économiciste. Ainsi, nous voulons nourrir le débat politique et citoyen que nous appelons de nos voeux. Car soyons lucides; voter, manifester ou acheter un journal une fois l’an, même en masse, ne sera pas suffisant.

Être ou ne pas être Charlie là n’est pas la question. L’enjeu est de faire preuve, toutes et tous, d’humilité, d’autocritique et d’ouvertures. L’enjeu est de dialoguer, pour sortir de ses vérités. L’enjeu est de (re)faire de la politique pour ne pas laisser les récupérateurs hypocrites de tout bord faire leur beurre… et rajouter une tragédie de plus. Alors, prenons le temps. Faisons de la politique, posons les vraies questions et construisons de nouveaux mondes pleins d’espoir, déjà en construction, afin de sortir de l’impasse mortifère dans laquelle on nous a déjà bien trop engagés!

Les auteurs appartiennent au Collectif  “Un Projet de Décroissance” .

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2 commmentaires à “Et si tous les Charlie se réappropriaient la politique?”

  1. Le Médusé 23 janvier 2015 at 12:39 #

    Kerry Whiteside, vous connaissez? Ce philosophe-politologue américain est, avec Dominique Bourg, co-auteur du livre “Pour une démocratie écologique”: http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-democratie-ecologique.html. Résumé dans la préface de l’ouvrage: “Notre consommation ne cesse d’augmenter et la planète est exsangue. Confier notre salut au progrès technologique et à l’économie relève de l’illusion. Car la solution est politique: c’est à la refondation de notre démocratie représentative qu’il faut tendre”. Jeudi 22 janvier 2015, Whiteside a donné une conférence publique à la HEP de Lausanne. Thème de la soirée: . “Représenter les générations futures? Un échec programmé”. Un pessimisme relatif qui se nourrit de cette constatation: le modèle représentatif politique traditionnel n’offre aucune solution à l’anticipation des soucis des générations futures. D’où l’urgence d’introduire une démocratie délibérative. Dans ce domaine, c’est la Hongrie qui est allée le plus loin. En 2007, elle a introduit un poste de commissaire parlementaire aux générations futures. Avant de faire marche arrière en 2012, hélas. Piste “présentiste” ou “futuriste”? Le choix va de soi, la manière de mettre cette vision en oeuvre beaucoup moins. Comment motiver le monde politique à mettre en place des instruments qui limitent son rôle de lobby? That is the big question, la quadrature du cercle infernal.

  2. BASANO 24 janvier 2015 at 09:30 #

    JE SUIS
    Courageux, Humaniste, Audacieux, Respectueux, Libre, Insolent en m’Engageant

    La journée du 11.01.2015 : « JE SUIS CHARLIE » qualifiée d’historique comme étant le plus grand rassemblement de Français dans la rue depuis le 26 août 1944 (Libération de Paris), démontre bien que nous sommes le Nombre. Le pouvoir c’est nous, il ne nous manque plus que le vouloir. Profitons de cet élan de solidarité. Le temps est venu, nous semble-t-il, de tenter de bousculer l’ordre des choses par un processus de Réveil des Consciences, en utilisant au mieux notre intelligence collective.

    « Pour que le mal triomphe il ne suffit que d’une seule chose…
    que les gens de bien ne fassent rien! » (Edmund Burke)

    ALORS, ON FAIT QUOI ?…

    Vous êtes C.H.A.R.L.I.E, vous avez des idées, des propositions pour changer votre quotidien, n’hésitez pas les envoyer à :
    JELIE2017@GMAIL.COM

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