Ce jour-là… 24 janvier 1848 – Et si c’était de l’or!


Traçant son chemin à grands coups de raquettes dans la neige qui tombe en plaques des sapins, guidé par le courant joyeux de la rivière Sacramento John Marshall arrive après dix-huit heures de marche dans le décor glacé de la scierie Coloma.

PAR ROBERT CURTAT

Parti depuis fort Suter, le cœur du domaine du «colonel» qui l’emploie comme charpentier il a traversé ce long espace de forêt et de marais gelés pour remettre en marche la roue à auget qui prend sa force dans la rivière Sacramento et la déverse dans un bief qui apporte l’énergie à la scierie.

Marshall lève sa pioche, le laisse retomber dans le chenal où court un mince filet d’eau. Quelque chose sonne à son oreille, un bruit différent, inattendu. Il se penche sur le fond du bief, sort un caillou jaune, le tient un instant dans la main, l’enveloppe dans son mouchoir de curé et l’enfouit dans la poche de son pantalon de gros coutil.

Vaillant, fier de son métier, le charpentier Marshall mesure mal l’importance de sa découverte. S’il veut en savoir plus il doit s’engager sur la longue piste du retour pour arriver le lendemain à Fort Suter. Il trouve le colonel en train d’écrire à un ami de Lucerne, lui demande de le rencontrer ailleurs que son bureau ouvert à tous, dans une pièce fermée à clé. Alors, sans hâte il tire de sa poche le caillou jaune. Suter le prend dans sa main, fait mine de le soupeser. Au-delà de l’aspect doré il ne peut rien affirmer sans une analyse chimique.

– Mais c’est vrai, dit-il songeur, et si c’était de l’or !

Tout ce qui va suivre est parti de ce coup de pioche dans le chenal de la scierie de Coloma. Au bout de l’outil du charpentier Marshall, il y avait plus d’or que de gravier. Sa découverte va sonner le rappel d’une autre Amérique, mélange de gens de sac et de corde et de nobles ruinés. A travers le pays ils sont des milliers, des dizaines de milliers, à imaginer que la fortune est au bout de leur battoir d’orpailleur. Cette bouillante loterie attire des foules impatientes qui ne redoutent pas de vivre dans une société violente où domine la loi du plus fort. Le «western» nous le dit assez bien.

Il faut peu de temps, une poignée de semaines, relèvent les chroniqueurs, pour que la nouvelle de la découverte du charpentier Marshall dans la rivière Sacramento, traverse le pays d’Ouest en Est.

Déjà les foules se ruent.

La première vague vient de New York et des ports américains de l’Atlantique. Elle est suivie par les hommes du Moyen Est, cette énorme plaine entre deux chaînes de montagnes les Alleghanies à l’Est et les Rocheuses à l’Ouest.

Tout ce monde, Ukrainiens en blouse, Polaks en touloupe et melon vert, Albanais en fustanelle, Tyroliens à collet de drap oseille, Hongrois en bottes molles, Italiens en terre cuite et paysans espagnols à la bouche ouverte (1) s’entasse dans les cales des steamers qui vont en longue cohorte jusqu’au port mexicain de Costacoalcos, dont les émigrants feront Chagres. C’est le point le plus favorable pour la traversée de l’isthme avec un peu plus de cent vingt cinq miles (2) à vol d’oiseau. Ce qu’on pourrait couvrir en une semaine sur des routes bien tracées exigera entre trois et quatre fois plus sur la piste incertaine qui traverse une succession de marécages où la mort par la fièvre jaune, se sert à pleines dents. Certains convois perdront en route les neuf-dixièmes de leur contingent. Lorsque les survivants touchent enfin la côte du Pacifique ils doivent affrètent les voiliers qui se balancent à l’ancre dans la baie de Tehonantepec pour continuer le voyage. Une belle semaine de navigation et ils arrivent enfin devant San Francisco, engagent la longue marche sur le wharf, cette forme de quai qui se prolonge en mer pour recevoir les navires avant que leur quille ne touche le fond. Tous ces efforts pour entrer dans une ville surgie de la boue dont on pave les rues avec des sacs de farine et où un oignon coûte 200 dollars.

San Francisco, porte de l’Eldorado!

Cette folie allumée par la pioche du charpentier Marshall est partie pour durer des années. Elle ne demandera qu’à renaître au Klondike, au Nouveau-Mexique, n’importe où dès que résonnera ce mot terrible, merveilleux, fort comme un ouragan: l’or.

En quelques mois la belle province de Californie avec ses champs travaillés et ses vergers fleuris va présenter le visage d’une terre ravagée par un cyclone. Exploitant agricole prospère, avant d’être ruiné par l’invasion de sauterelles humaines la marabunta (3) des orpailleurs, le colonel Suter résume d’une phrase cet accident de l’histoire:

– Si une très petite partie des efforts que les chercheurs d’or mettent à remuer la terre était employée à l’ouvrir à la semence, la Californie serait le grenier du monde et ses moissons oscilleraient sous le vent.

A ce point précis l’histoire se confond avec le récit. Avant la fin de l’année la Californie va rejoindre les Etats-Unis. Selon le règlement elle aura rédigé une constitution où il est clairement stipulé qu’elle n’est pas un Etat esclavagiste.

A l’exception des esclaves de l’or!

(1) Cette nomenclature a été établie par Paul Morand à une période postérieure. Elle a pour cadre Ellis Island, le portillon du port de New York.
(2) Cette mesure de distance anglo-saxonne représente 1609 mètres. La distance décrite représente environ deux cents  kilomètres. 
(3) Ce mot espagnol désigne une invasion massive d’insectes nuisibles.

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