Vous n’avez jamais entendu parler de American Sniper? Vous vivez sur Mars? Vous avez passé les dernières semaines au sommet de l’Everest?
PAR MARC SCHINDLER
American Sniper, c’est le dernier film du cinéaste américain Clint Easwood, 84 ans. Il raconte l’histoire vraie d’un tireur d’élite, Chris Kyle, qui a abattu 165 personnes en Irak, c’est le biopic de base d’un soldat américain patriotique devenu une légende. De retour d’Irak, il a été abattu par un autre soldat traumatisé par la guerre. Je viens de visionner ce film de guerre. On n’en sort pas indemne. Bien sûr, les horreurs de la guerre, on en a déjà vu au cinéma, avec Apocalypse Now, Platoon ou Il faut sauver le soldat Ryan. Les snipers font partie de la mythologie de la guerre, depuis Sergent York, un sniper de la première guerre mondiale. Ces machines à tuer sans état d’âme ont toujours fasciné les cinéastes et les voyeurs que nous sommes! Ne me dites pas que vous n’avez pas été fasciné quand vous avez vu la femme et le gosse irakiens dans le viseur du sniper! Vous ne me ferez pas croire que vous n’aviez pas le souffle court et le coeur qui battait la chamade quand le doigt du sniper a pressé la détente!
Aux Etats-Unis, le film a été vu par des millions de spectateurs et il a déjà rapporté plus de 300 millions de dollars. Il est le favori du public pour les Oscars. Il est aussi au centre d’une violente polémique. Pour ses adversaires, American Sniper est une apologie insupportable de la violence. Telerama: «On ressort de ce film belliciste avec l’impression très désagréable d’avoir vu et entendu quelqu’un nous dire que Chris Kyle est un p… de héros au service d’un p… de grand pays. Cela s’appelle un film de propagande patriotique.» La gauche américaine pacifiste rappelle que Eastwood a un long passé de violence. Ses films comme Impitoyable ou Grand Torino, ses rôles de l’inspecteur Harry ou dans le western Le bon, la brute et le truand, témoignent de sa fascination pour les armes et la violence. Il a soutenu les candidats républicains les plus réactionnaires et il est un membre très actif de la National Rifle Association (NRA), un lobby des armes très puissant aux États-Unis. Le célèbre réalisateur Michael Moore, dont le documentaire «Bowling for Columbine» dénonçait le lobby des armes, a enflammé le débat: «Mon oncle a été tué par un sniper pendant la Seconde Guerre mondiale. On nous a appris que les snipers étaient des lâches». Bon, l’affaire est entendue!
Objection, Votre Honneur! American Sniper a des défenseurs dans les medias américains. Comme The New Yorker, la revue qui se revendique «une tribune prééminente du journalisme ‘sérieux’ et de la fiction»: «Le film de Clint Eastwood est un film accablant pro-guerre et anti-guerre. Une sombre célébration du bonheur d’un guerrier et une lamentation triste sur l’aliénation et la misère du guerrier. Eastwood admire et même révère le guerrier, même s’il déteste la guerre – pas par principe, pas parce elle est fondamentalement mauvaise, mais parce qu’elle détruit fondamentalement les guerriers, les guerriers américains… American Sniper n’est pas seulement une tragédie. C’est une tragédie américaine, une vision tragique du destin de l’Amérique. Loin de la pompe patriotique, c’est une vision du passé qui va au-delà de l’image figée que l’Amérique a d’elle même vers le tourbillon de la guerre.»
Clint Eastwood est aussi une légende d’Hollywood. Il a remporté quatre Oscars pour ses films. Il fait partie de ces cinéastes américains traumatisés par les guerres de l’Amérique. Devant le succès de son film et la tempête de critiques, le vieux réalisateur explique au « Monde »: « Je crois que Chris Kyle est devenu obsédé. Il voulait protéger ses camarades, mais qui sait? Il se peut aussi qu’il aimait tuer tout simplement. Il pratiquait la chasse, la tuerie légalisée. Le jeu le plus intéressant au monde serait de chasser non pas l’animal mais un autre humain… C’est le genre de questions que j’aime laisser ouvertes.»
Bien sûr, on peut condamner le cynisme et l’ambiguïté de Eastwood, au nom d’un anti-américanisme très français. On peut penser que ses films sont un reflet de cette passion morbide des Américains pour les armes. Mais on peut aussi regretter que presqu’aucun cinéaste français n’ait osé s’attaquer aux guerres que la France a menées en Libye, au Mali, en Syrie, ni aux bavures des commandos et des services spéciaux. Il est plus facile et moins risqué de faire la morale au vieux réac américain que de se salir les mains en montrant les guerres de la France.
On pourrait le préciser: cette fascination, c’est celle de la mort des autres. Gloire aux tueurs en série, surtout si ceux-ci sont blancs (ou prolos américains blanchis pour la circonstance) et si les victimes sont des Arabes, par exemple.
Maintenant, quand la donne est inversée, alors il y a branle-bas de combat mondial pour faire une chasse idéologique à tout ce qui bouge d’arabe et d’islamique.
Etant entendu que les crimes israélo-occidentaux perpétrés en Palestine ou en Irak ou à Guantanamo peuvent se poursuivre en toute impunité.
Alors non merci, ce monsieur Eastwood ne me fascine pas.