Les enjeux qui se jouent loin des projecteurs risquent d’être encore plus déterminants pour l’avenir des citoyens que ne l’aurait été un conflit armé.
PAR LILIANE HELD-KHAWAM
La question stratégique – quasiment inconnue du grand public – est de savoir qui détiendra à l’avenir le pouvoir de la création de la monnaie et les rênes de la politique monétaire. Les pouvoirs conférés par la création et la politique monétaires sont tellement étendus qu’ils entrent dans le cadre du pouvoir régalien ou seigneurial. Dans un Etat démocratique, c’est-à-dire où le peuple est le souverain, la Constitution prévoit que l’acte de battre monnaie revient exclusivement aux représentants de l’Etat avec des objectifs clairs d’intérêt public. Qu’une personne – ou un groupe de personnes – privée non représentant de l’Etat s’approprie ces pouvoirs et il est de facto le nouveau suzerain. Le peuple serait alors automatiquement condamné à l’asservissement.
Un Etat démocratique délègue à sa banque centrale le pouvoir exclusif de battre monnaie. Pourtant la majorité du peuple – y compris une bonne partie des intellectuels – ne sait pas que par une politique passive et silencieuse cette mission d’Etat a été corrompue. Les gouvernants actuels ont laissé des groupes privés battre monnaie. Bien sûr que celle-ci est scripturale et non matérielle. Mais sa valeur est rigoureusement la même avec une couverture publique en cas de besoin de sauvetage. Cette monnaie est évidemment illégale dans la mesure où elle n’est officiellement encadrée par aucune loi connue et que constitutionnellement, la banque centrale est supposée être la dépositaire exclusive de la création monétaire. Le conseil fédéral suisse reconnait le droit à tout citoyen de la refuser. Mais dans les faits, le ver est d’ores et déjà dans la pomme… Plus troublant encore, cette monnaie «privée» se crée sans apports d’actifs de la part de la banque. Elle repose sur les dettes constituées par le client privé ou public. Cela signifie que la seule matérialité de cette monnaie provient du travail ou du patrimoine du citoyen avec un droit très réel de l’exproprier en cas d’impayés des intérêts… La banque – surtout ses propriétaires – s’enrichit donc par apports extérieurs sans en réalité offrir la moindre contrepartie publique ou privée. C’est le principe même de la suzeraineté. Là aussi les «législateurs» gardent un silence pesant…
Aujourd’hui, la masse monétaire privée créée par des banques commerciales dépasse les 90% de la masse monétaire globale. En réalité, elle devrait être bien supérieure car les banques commerciales détiennent des sommes formidables «hors bilan». Si on devait s’intéresser à ces masses monétaires peu connues et peu répertoriées, on devrait bien sûr s’intéresser à la finance de l’ombre qui englobe de formidables volumes financiers de toute sorte de trafics criminels.
Comment dès lors mesurer et contrôler les volumes hors bilan? Le récent scandale de HSBC nous donne à penser que c’est probablement mission impossible.(…)
De l’autre côté, une banque centrale a pour l’instant gardé la souveraineté sur la monnaie centrale. Celle-ci est constituée de deux comptes portés au passif de son bilan. Premièrement le numéraire: billets et pièces en circulation. Les volumes financiers entrant dans cette catégorie sont ridicules en comparaison avec les bilans des banques commerciales. Deuxièmement les comptes courants des banques auprès de la banque centrale. Ce sont des avoirs à vue que les banques commerciales détiennent auprès de la banque centrale. Ces dépôts correspondent à une part obligatoire (réserves obligatoires), une liée aux activités interbancaires et une qui découle de l’assouplissement quantitatif.
Vu du côté de la banque commerciale, les numéraires et les réserves obligatoires de la monnaie centrale sont appelés «fuites». Ce sont autant de contraintes dont elles voudront tôt ou tard se débarrasser. Pourquoi? Le numéraire présente un désagrément très peu appréciée du banquier privé qui peut même le considérer comme étant un facteur de coût. En effet, la banque est obligée de détenir à tout moment du numéraire pour répondre à la demande de retraits de ses clients. Les sommes immobilisées en numéraires correspondent à la part de marché de la banque. Une banque peut se retrouver donc avec 13 ou 15% de ses dépôts «figés» en cash. On peut aisément comprendre que la banque qui a le droit de créer de la monnaie se sente restreinte par ce qu’elle considère comme une contrainte imposée par la banque centrale. De plus, le fait qu’elle soit physique limite les possibilités de spéculation et les effets de levier potentiels. L’argent physique contrairement à la monnaie scripturale peut être retiré en tout temps du circuit intra et interbancaire. A l’heure où la confiance des clients est au plus bas envers leurs banques, les fonds propres des banques flirtent avec le zéro et où la monnaie scripturale omet la création nécessaire pour payer des frais et des intérêts, le numéraire nargue l’omnipotence des banquiers. Last but not least, l’argent physique empêche le banquier de «retracer» les faits, gestes, déplacements… de ses clients. Or, à l’heure du big data, la banque d’hier est devenue LA principale banque d’informations à la valeur inestimable. Par conséquent, toutes les transactions générées en cash et donc hors du viseur du banquier sont dérangeantes voire inacceptables.
Moins le peuple a confiance dans son système bancaire et plus il demande du cash. Il est dès lors bien évident qu’aucun représentant d’autorité politique ne se hasarderait aujourd’hui à promouvoir officiellement la suppression du numéraire. Toutefois, on constate dans les faits un forcing politique pour limiter l’emploi du cash. En Suisse, la banque nationale affirme que le numéraire est utile et qu’il a un avenir. Mais cette même banque n’arrive pas à mettre sur le marché les nouveaux billets prévus et promis depuis longtemps. En 2005, la Banque nationale suisse lance un concours en vue de la création d’une nouvelle série de billets de banque. En décembre 2008, le président de la banque nationale promet: «L’émission de la nouvelle série de billets de banque débutera à l’automne 2010 par le billet de 50 francs.» Mais rien ne se passe… L’actuel vice-président invoque des problèmes de sécurité pour justifier ce retard. En décembre 2013, il disait ceci: «La première coupure de la nouvelle série, qui est celle de 50 francs, pourra être émise au plus tôt en 2015. La date exacte d’émission sera communiquée dès que la production de cette coupure sera achevée»… Autant dire que nul ne sait quand ces nouvelles coupures arriveront…
C’est aussi pour des raisons de sécurité (terrorisme !) que le gouvernement français a annoncé entre autres une restriction supplémentaire sur les retraits qui ne peuvent plus dépasser les 1000 euros pour un résident et les 10’000 pour un non résident… Mise à part la sécurisation des billets, le banquier central suisse va jusqu’à reprocher aux gens de mettre en danger sa politique monétaire en cas de retraits massifs. C’est tout de même sa politique monétaire qui a mis en place un système particulièrement inique qui ponctionne de manière régulière sous les traits de taux négatifs les retraites et autres épargnes pour financer ses gigantesques actifs à taux négatifs eux aussi… En revanche, il paie volontiers les prêts avec l’argent des retraites aux marchés financiers AAA ou à la BCE…
Au vu de ce qui précède et compte tenu du pouvoir politique des financiers à Bruxelles et Francfort, on peut parier sur le fait que le peuple suisse risque d’attendre un moment encore ses nouveaux billets. La question qui se pose à l’heure actuelle est la suivante: les autorités monétaires oseront-elles supprimer totalement les «fuites bancaires» par une restriction – voire suppression – encore plus drastique du numéraire? Les banques centrales nationales auront-elles alors encore une raison d’être? Selon les réponses à ces deux questions, les banques commerciales auraient alors réussi la privatisation non plus de la monnaie mais de l’Etat lui-même et de la chose politique…
Le blog de Liliane Held-Khawam
Merci de ces explications très complètes ! J’en déduis que ce sont ces dettes en « monnaie scripturale » qui saignent les Etats et affament les populations. Quand et comment pourrons-nous enrayer cette machine infernale ?
@Christiane Betschen, la politique monétaire est à la base du bien commun et donc de la démocratie. La situation actuelle montre la place conquise par les intérêts privés vs l’intérêt public. Cela découle en bonne partie de la réforme de la Constitution de 99. Elle a introduit les lobbies (bancaires en tête) comme une sorte de co-gestionnaires du pays. A mon sens, la racine du problème se loge à ce niveau.