La grande mue, de l’Etat-Nation à un Etat transnational

La mondialisation ou globalisation des marchés est accompagnée d’une mue de la société.

PAR LILIANE HELD-KHAWAM

Le Larousse décrit la mue entre autre comme «la  dépouille de l’animal qui a mué». Observons une cigale. On voit bien qu’à la fin de sa mue, l’insecte émerge et abandonne une carapace ressemblante mais vidée de toute substance.

C’est exactement ce qui se passe à l’heure actuelle au niveau de l’organisation de la société au plan mondial. La société était organisée jusqu’à récemment autour mais surtout au sein d’Etats-nations. Ainsi les classes travailleuses avaient développé tout un système de relations avec les tenants du capitalisme à travers des structures publiques ou privées qu’elles soient législatives, syndicales, politiques ou sociales.

Ces classes subordonnées aux gouvernants se voient actuellement mises de côté tant au plan politique que professionnel à tous les niveaux de décisions, qu’ils soient étatiques, régionaux, ou locaux. Elles ne comprennent plus ce qui se passe et continuent d’observer cette enveloppe qu’était l’Etat-nation qui semble à son tour inerte telle l’enveloppe de notre cigale.

Que s’est-il passé?

Une nouvelle organisation globalisée essentiellement privée a émergé de la carapace des Etats-Nations reléguant ceux-ci aux historiens. Elle est issue de trois facteurs qui se sont succédé mais qui, s’ils sont mis bout à bout nous donnent une vision intéressante de la nouvelle organisation du monde.

Le premier facteur est la globalisation du marché commercial. L’espace économique européen l’a appelée la libre circulation des biens et des marchandises. Elle fait partie des quatre libertés chères à l’Union européenne et constituantes de la mondialisation.

Le deuxième facteur est la globalisation des marchés financiers. Appelé aussi libre-circulation des capitaux, ce facteur consiste à donner libre cours à tous les investissements financiers transfrontaliers sans limitation aucune. Aucune entrave. Aucune limitation en quantité, en qualité ou en vitesse. Nous avons vu ainsi émerger des produits financiers spéculatifs qui se sont affranchis avec le temps des marchandises qu’ils étaient supposés valoriser.

Récemment, la Deutsche Bank s’est illustrée par son extraordinaire exposition au risque. Elle est impliquée à travers ses produits dérivés pour un montant qui s’élève à 54 trillions de $, soit 54’000’000’000’000 de $. A titre comparatif, le PIB de l’Allemagne s’élève à 3,64 trillions, soit 18 fois moins qu’une de ses banques. Ces chiffres qui nous semblent aberrants n’existent que parce que des gouvernements démocratiquement élus ont transféré le pouvoir régalien de «battre monnaie» à des institutions privées.

Le troisième facteur essentiel à cette restructuration du monde est la globalisation de la production. Celle-ci a été rendue possible grâce à la libre-circulation des personnes. Cette appellation en a piégé plus d’un. En effet, elle laissait entendre qu’elle concernait la libre-circulation des individus dans un monde ouvert. En réalité cette catégorie de liberté visait essentiellement les personnes morales que sont les entreprises mais aussi leurs collaborateurs. Grâce à elle, il est devenu possible d’éclater le processus de production à travers le monde pour tirer profit de chaque opportunité qui permettrait de réduire les coûts et de maximiser les revenus et autres marges.

Grâce à la libre-circulation des personnes/collaborateurs, les limitations inhérentes aux compétences locales ont été surmontées. La libre-circulation des individus fut dans un premier temps une mobilité des compétences des pays industrialisés vers ceux en développement avant de devenir une mobilité des individus à bas coûts venant des pays pauvres remettant en question pouvoir d’achat et protections sociales.

Par conséquent, la globalisation est l’intégration des trois facteurs. A l’issue de ces réformes sont apparues des firmes transnationales bien plus puissantes que les Etats-nations. Elles le sont à tel point que les PIB nationaux sont devenus des indicateurs moins relevants que les flux financiers transnationaux qu’elles génèrent à travers leurs investissements.

La CNUCED elle-même suit ces mouvements ou flux financiers à la loupe car ils démontrent à quel point les pays en développement sont récipiendaires ou pas des investissements des transnationales. En  2013 , 54% des flux d’investissements se sont orientés vers les pays en développement. L’Asie représentait la première région bénéficiaire. Quant aux pays, les Etats-Unis furent le premier pays en recevant 188 milliards de dollars devant la Chine C’est pourquoi les pays dits riches sont passablement délaissés par les transnationales qui s’en désinvestissent. Seuls des pays comme le Luxembourg qui abrite la fiscalité clémente s’en sortent plutôt très bien. Même la Suisse connaît une défection sévère des investisseurs.

Les investissements qui y entrent chutent, alors que les firmes transnationales suisses investissent l’équivalent de 9,2% du PIB à l’étranger… Il a été dit que la Suisse est le pays d’Europe qui a investi le plus hors de ses frontières durant cette année. Globalement la Suisse a été le sixième pays émetteur d’investissements directs. Nous pouvons supposer que les achats presque exclusivement hors de Suisse de la BNS, fruits de sa planche à billet, y sont pour beaucoup….

Derrière toutes ces décisions qui pénalisent fortement les Etats-Nations se trouvent des hommes et des femmes qui ont pris l’option de la globalisation. Ne pas les observer et continuer de regarder les représentants de l’Etat revient à regarder la carapace abandonnée de la mue sociale. La nouvelle organisation est déjà née. Elle a des représentants que l’on appelle depuis les années 90 «Transnational Capitalist Class» (TCC) ou la classe du capitalisme transnational… Elle est la nouvelle bourgeoisie qui représente le capitalisme transnational et les institutions financières privées et pilote le système financier global. Ces entités ne se sentent pas liées à un territoire ou une nationalité.

En 2000, W. Robinson et J. Harris écrivaient que dès les années 70 cette classe de dirigeants se serait politisée dans le but d’institutionnaliser la globalisation du capitalisme à travers l’émergence d’un Etat transnational et d’un programme politique appelé «la troisième voie». Robinson et Harris relevaient qu’en 2000, des divisions subsistaient sur la manière de diriger et de mettre en place une règlementation dans l’économie globale. On peut supposer que cette «élite» a fait du chemin en 15 ans…

De la même manière qu’une élite globalisée a vu le jour et s’est constituée, on peut supposer que devrait voir le jour la globalisation des masses inféodées. La massification de l’immigration n’a rien de philanthropique dans ce contexte et pourrait participer à uniformiser culture, niveau de vie, conditions de travail, etc, entre le Nord, le Sud, l’Est et l’Ouest de la planète. La précarisation de l’employabilité de cette classe sociale est d’ores et déjà amplifiée par la place toujours plus grande que prennent les robots.

La société a visiblement muté sans les peuples. Alors que faire? Continuer d’attendre des élus ce qu’ils ne pourront pas donner car on peut imaginer qu’ils n’ont – presque – plus de pouvoir politique? Ou chercher à localiser où a été transféré le nouveau pouvoir? Qui le détient? Et quel rôle les nouveaux gouvernants pensent faire tenir aux peuples? C’est seulement avec une vision renouvelée que nous pouvons mieux appréhender les enjeux existentiels et l’avenir de notre société métamorphosée. Ce n’est pas gagné d’avance mais ce n’est pas perdu non plus…

Lire l’article complet sur le blog de Liliane Held-Khawam.

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