« 1452
Il est né un de mes petits-fils, fils de Piero, le 15 avril 1452, un samedi à trois heures de la nuit.
PAR ABEL ARIAS
On le prénomme Léonardo. Il a reçu l’eau du baptême des mains de l’abbé Piero Barthélémy da Vinci.
Les témoins furent : les sieurs Tonino Piero di Malvoltto et Venzo Arrigho di Giovanni Tudescho ; les dames Mona Lisa de Domenicho di Brettone, Antonia di Juliano et Maria Figliuolo di Nanny di Venzo.
Signé Antonio da Vinci n°389 ».
Le visiteur du musée de la ville d’Amboise découvre dans ces termes l’Acte de baptême considéré comme officiel de Léonard de Vinci offert en 1978 par la ville toscane de Vinci pour son jumelage avec Amboise. Amboise, en Touraine, où Léonard de Vinci, l’artiste italien le plus célèbre de la Renaissance, peintre, savant, inventeur, est mort, au Clos Lucé, le 2 mai 1519.
Un siècle après sa naissance, laissons la parole à Vasari dans ses « Vies des plus excellents peintres, sculpteurs et architectes », ou « Vies des artistes » :
On voit l’influence céleste faire pleuvoir les dons les plus précieux sur certains hommes(…), on la voit réunir sans mesure en un même être la beauté, la grâce, le talent et porter chacune de ces qualités à une telle perfection…. ».
Nous y reviendrons, Giorgio Vasari (1511-1574) n’a pu côtoyer Léonard de Vinci qu’il admire et associe au sommet et à la perfection de la Renaissance avec Fra Bartolomeo, Raphaël et Michel-Ange. Mais il écrit très justement que « sa réputation grandit tellement que, répandue partout de son vivant, elle s’étendit encore davantage après sa mort ».
On ne saurait peut être mieux résumer ce qu’est devenu Léonard de Vinci, après sa mort, aujourd’hui surtout , une légende, un mythe, une « rock star »(toutes les expositions récentes qui lui ont été consacrées ont battu des records de fréquentation). Est-il utile de rappeler le succès planétaire et sans précédent du Da Vinci Code de Dan Brown ?
Non, le monde entier connaît la Joconde, la Cène, les croquis des « inventions »de Léonard, donc l’artiste, le Génie, l’homme de science, l’homme universel.
Mais l’homme, si ce n’est l’enfant Vinci pour reprendre le titre d’un roman de Gonzague Saint Bris (dont la famille possède et entretient le Clos Lucé), qui est-ce ? Qui est-ce vraiment ? Peu d’historiens finalement se sont intéressés à Léonard de Vinci. Napoléon, Cocteau, Freud, oui, des historiens d’art comme Arasse, Pedretti, Clark oui, des écrivains comme Bramly ou Chauveau, mais au final peu d’historiens « classiques », et ce malgré le regain d’intérêt académique pour le genre biographique (citons pêle-mêle les biographies remarquées et remarquables de Saint-Louis, de Clémenceau etc…).
Revenons justement à Vasari. Le dithyrambe contient vite des nuances. « Si variable », « si changeant », « peu assidu au travail », il « commença beaucoup de choses , (mais) n’en finit aucune », Vasari prêtant même au pape Léon X le fameux « Hélas ! cet homme ne fera rien, puisqu’il pense à la fin de son ouvrage avant de l’avoir commencé ! » pour confirmer ses propos.
Léon X, de son nom Jean de Médicis, deuxième fils de Laurent de Médicis dit le Magnifique (1449-1492), l’archétype du prince de la Renaissance, du Mécène, celui qui fit de Florence une capitale des arts et des lettres, de l’humanisme universellement reconnue. Comme un symbole, un certain Jack Lang est l’auteur d’un « Laurent le Magnifique »…
C’est le frère de Léon X, Julien, qui fait venir à Rome, en 1513, Léonard de Vinci. C’est à cette période qu’il écrit dans ses Carnets une de ses phrases les plus célèbres ; « Les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit » ( Codex Atlanticus, Bibliothèque ambrosienne de Milan). Les spécialistes l’interprètent de deux façons : Léonard aurait été malheureux à Rome, ou la phrase fait référence à ses médecins, alors qu’il souffrait de maladie.
C’est pourtant cette phrase qui est à l’origine de nos théories. Nous l’avons prise comme postulat, comme point de départ, et donc prise « au pied de la lettre ». Comme tout postulat, c’est pour le confirmer ou l’infirmer que nos recherches ont porté sur l’homme, sa vie, son époque, ses œuvres, ses Carnets, témoignage rare et exceptionnel, sans oublier évidemment de replacer Léonard dans son époque.
Léonard de Vinci est-il un Médici ?
Restituons d’abord le contexte historique. Si Léonard est un Médici, non reconnu évidemment, il est le fils de Pierre de Médicis, ou Pierre le Goutteux (1416-1469), fils lui-même du « père de la patrie » Cosme de Médicis (1389- 1464) qui assoit définitivement le pouvoir de sa famille dans une Florence longtemps hostile. Léonard, né entre 1452, trouverait donc sa place entre Laurent, né en 1449, et Julien, né en 1453 mais assassiné en 1478 lors de la conjuration des Pazzi à laquelle Laurent échappe par miracle. Conjuration qui échoue et voit la pendaison des comploteurs, pendaison dont le seul dessin la représentant est l’œuvre d’un certain… Léonard de Vinci, 26 ans alors. Il quitte Florence brutalement 4 ans plus tard, en 1482, en pleine réalisation de l’Adoration, pour Milan, l’année même de la mort de la femme de Pierre de Médicis, Lucrezia Tornabuoni.
De Freud à Bramly en passant par Wikipédia, les versions diffèrent peu sur la naissance et l’enfance de Léonard. Reprenons le «père de la psychanalyse » : « (il) naquit en 1452 dans la petite ville de Vinci ( en réalité Anchiano), entre Florence et Empoli » ; c’était un enfant naturel, ce qui à cette époque n’était certes pas considéré comme une grave souillure sociale ; son père était Ser Piero da Vinci, notaire et rejeton d’une famille de notaires et de cultivateurs(…), sa mère, une certaine Catarina, vraisemblablement une jeune paysanne, qui fut plus tard l’épouse d’un autre habitant de Vinci. » Le livre de Freud date de 1910, celui de Vecce, paru en France en 2008 et très documenté, contient les mêmes affirmations.
Léonard grandit à Vinci, près de la nature, près de ses grands-parents jusqu’à la mort d’Antonio da Vinci entre 1457 et 1465, 1457 correspondant à la date de sa déclaration au cadastre, document précisant les « bouches à nourrir » (sic). Ser Piero, notaire à Florence, doit ensuite prendre en charge sa famille, et donc Léonard. L’installation à Florence verra la très célèbre intégration à l’atelier (bottega) de Verrochio qui aurait abandonné le pinceau devant le génie de son élève(Vasari)…
Léonard apprend, réalise ses premières œuvres, reçoit ses premières commandes, est dénoncé comme homosexuel, ce qui le traumatise, mais quitte brusquement Florence alors qu’il travaille sur l’Adoration (aujourd’hui aux Offices). Il part pour Milan, dirigée par Ludovic le More, y reste 18 ans, a commencé ses Carnets, achevé la Cène mais pas le fameux cheval de bronze. La période suivante n’est pas la plus facile de la vie de Léonard, entre Venise, Florence et Rome. Il termine sa vie en France, à Amboise, au Manoir du Clos Lucé, sous la protection et l’amitié du jeune roi de France François Premier. Léonard lègue alors ce qui lui reste à son disciple Francisco Melzi, l’éparpillement se fera après.
Ce bref résumé ne se veut pas exhaustif, il vise simplement à rappeler au lecteur les éléments académiques de la vie de Léonard de Vinci.
Il convient maintenant de revenir à notre question-postulat, elle- même volontairement «oxymoresque» : Léonard de Vinci est-il un Médici ?
Leonardo da Vinci ?
Reprenons Carlo Vecce, spécialiste mondialement reconnu de Léonard de Vinci. « La naissance de l’enfant ne pouvait passer inaperçue : Léonard était le premier enfant de Ser Piero da Vinci, jeune notaire de Florence revenu de Florence depuis peu, et, de surcroît, c’était un enfant légitime. » La phrase paraît d’emblée contradictoire, la suite tout autant : « Quoi qu’il en soit , Antonio da Vinci, le père de Ser Piero, l’accueillit aussitôt dans la famille. Il salua la venue au monde de l’enfant par (…) la rédaction d’un « souvenir » dans un livre transmis de père en fils, comme s’il s’agissait de la preuve matérielle d’une vraie continuité de sang ». Le lecteur attentif aura relevé les contradictions, poursuivons avec le baptême. Léonard est baptisé à Santa Croce, à Vinci , « en présence de nombreux témoins, bien que l’enfant fût né en dehors du mariage ». Mais , et on en vient à l’essentiel, « ni la mère ni le père de Léonard ne participèrent au baptême »…Ce fait est très étonnant, le baptême compte de nombreux participants et témoins, certains aisés et reconnus( le prêtre vient d’une famille de notaires, le second témoin se nomme …Monna Lisa, veuve d’un riche propriétaire terrien) mais les parents ne viennent pas, au moins la mère, alors que ni l’un ni l’autre ne sont encore mariés ?La contradiction réside donc ici dans le fait que le baptême n’est pas « bâclé », par personne, si ce n’est par les parents légitimes. Une seule personne semble fière, heureuse, tout organiser, le grand père !
Poursuivons notre étude de la vie de Léonard en gardant notre postulat. En bref, revenons aux Vinci et aux éléments « étonnants » les concernant. Vecce toujours : «Aussi loin que l’on puisse remonter, (la famille de Vinci) paraît liée à l’exercice du notariat et à une implication directe dans la vie publuqe florentine ». Serge Bramly, dans son ouvrage aussi remarquable que celui de Carlo Vecce, n’écrit pas autre chose. Tous les Vinci sont donc notaires voire chanceliers de la République florentine depuis le début du XIV ème siècle (du temps de Dante) jusqu’à Piero da Vinci qui meurt en 1504, tous sauf…Antonio ! La coïncidence ne manque pas d’étonner, Antonio, et c’en est d’ailleurs peut-être la raison, se situant dans les années difficiles de mise en place du pouvoir médicéen.
Les coïncidences ne s’arrêtent cependant pas ici. Et on peut d’ailleurs affirmer que Léonard est certes un enfant hors mariage mais pas illégitime. Ce fait ne pouvait dans tous les cas manquer de l’affecter sa vie durant. En effet, Léonard est né de parents qui n’étaient pas mariés, il n’est donc pas illégitime au sens propre. Son prénom lui-même ne manque pas d’étonner. Un des biographes de Léonard affirme ainsi que son prénom viendrait indirectement du mari qu’a épousé Caterina, indirect car la famille de son époux possédait des terres attenantes à celles d’un Antonio di Leonardo…Cela manque une fois encore de cohérence, Antonio est très fier de la naissance de son petit-fils, le baptême en témoigne, mais le prénom ne correspond à aucune tradition familiale ? Est-il utile ici de rappeler le côté patriarcal des sociétés méditerranéennes ?
Léonard, déjà plus ou moins rejeté par son « vrai »père, Piero da Vinci, a dû en ressentir une grande souffrance toute son existence. Le fait est certes difficilement quantifiable, mais on peut affirmer sans se tromper que l’artiste est d’une sensibilité exceptionnelle. Ce Ser Piero, justement, a eu toute sa vie des rapports très froids avec Léonard. Cela peut éventuellement se comprendre au départ, mais comment expliquer que Ser Piero, à sa mort, en 1504, ne mette pas explicitement Léonard dans son testament ? Cet enfant né hors mariage n’était-il pas déjà connu dans toute l’Europe ? Plusieurs de ses chefs d’œuvre font déjà l’admiration de tous, entretenant sa légende et son mystère…
Ses œuvres
Nous n’évoquerons pas toutes les œuvres de Léonard, seulement les plus surprenantes ou révélatrices…Freud affirme plusieurs fois que Léonard semble avoir deux mères dans ses tableaux (Vierge et Sainte Anne), Léda a un aspect gémellaire troublant mais certains tableaux méritent une attention plus grande…
La ville de Florence en Toscane compte une quantité invraisemblable de chefs-d’œuvre, beaucoup d’entre eux conservés aux Offices, musée qui compte deux des Vinci les plus importants, œuvres contenant même des erreurs de jeunesse pour les spécialistes, l’Annonciation, et l’Adoration des Mages. Thèmes très fréquents du Moyen Age, sorte de passage obligé pour les artistes de l’époque. Mais Léonard, si rebelle aux conventions, ne pouvait seulement copier ses prédécesseurs…
L’Annonciation compte plusieurs détails très troublants, trois précisément (le féru de numérologie associerait ce chiffre au nombre de fils de Piero da Medici si on y ajoute Léonard…) : l’ange de gauche tient un lys (symbole des Médicis , Piero ayant obtenu de Louis XI le droit de passer de deux à trois lys sur le blason familial). Deuxième élément, le petit meuble devant Marie, ou lutrin, est très fortement inspiré du tombeau de…Pierre de Médicis. Enfin, plus étonnant encore, Marie semble avoir trois jambes ! Le spécialiste voit dans ce détail une maladresse du jeune Léonard, la simple observation prouvera le côté totalement volontaire de la représentation…
Deuxième tableau, l’Adoration, celui que Léonard aurait laissé inachevé, en 1482, pour partir brutalement à Milan. Là encore revenons aux biographes « académiques » de Léonard. L’un affirme que Joseph n’est pas clairement identifiable, d’autres que le père est noyé à la périphérie (voire inexistant
dans la Vierge aux Rochers !). Léonard se serait représenté comme le jeune homme derrière l’arbre, dans tous les cas son tableau nous est apparu comme le négatif (au sens photographique) de l’œuvre la plus marquante de Gozzoli, le Cortège des Mages, ensemble de fresques magnifiques, réalisé en 1459, et glorifiant la richesse, la puissance et le prestige des Médicis, Cosme, Pierre, Laurent et Julien.
Terminons par les deux œuvres les plus célèbres de Léonard, la Cène, et la Joconde…
Le poignard de la Cène, qui a inspiré à Dan Brown une des scènes clés de son livre, est dans les mains de…Pierre, pas de Judas.
La Joconde, enfin. Vasari est le premier à affirmer définitivement l’origine de ce tableau, portrait de Lisa del Giocondo. Mais Vasari n’est pas contemporain de Léonard ! Un témoignage très méconnu apparaît ici, un peu plus proche des évènements qui nous concernent. Intitulé l’Anonyme Gaddiano, ce document précise ainsi que la « Joconde » est une commande de Julien de Médicis. Un humaniste de l’époque écrit même que Julien de Médicis traite Léonard de Vinci « comme un frère » !
Le lecteur cynique, ou méfiant, abreuvé de révélations si nombreuses sur Léonard ces dernières années, rétorquera peut être que nous ne compilons que des coïncidences, ou interprétons des éléments, nombreux certes, mais encore insuffisants. Une autre contradiction serait de poser une simple question : pourquoi Léonard n’a-t-il jamais été reconnu ? Jalousie ? Il s’avère que Laurent le Magnifique n’a jamais commandé d’œuvre réellement importante à Léonard. Serge Bramly s’en interroge d’ailleurs : «Serait-il survenu entre eux un de ces démêlés infimes mais lourds de conséquences que l’Histoire enregistre rarement ? ».
Concluons notre présentation sommaire par les propos de Léonard dans ses Carnets, document intime par excellence…
Commencés vers 1480, achevés à sa mort, ces quarante années environ de notes sont plus encore que ses œuvres un témoignage inestimable sur la vie de Léonard de Vinci.
Sur son lieu de naissance : Léonard écrit une fois le nom de son village natal, Anchiano… pour le barrer….
Sur son « père », Piero da Vinci : Léonard évoque deux fois sa mort (troublé ?) , mais de manière froide, lapidaire. La première note ne précise pas que Ser Piero est son père, ce qui peut se comprendre, mais la deuxième le précise, avec hésitation et un espace important entre « mon père » et « Ser Piero ».
Sur sa « mère » : Encore plus troublant, Léonard l’aurait recueillie à la fin de sa vie, mais aucun spécialiste n’est définitif sur le sujet, Léonard lui-même ne relatant dans ses Carnets que les frais payés pour son enterrement !
Les Carnets comptent également un petit paragraphe évoquant « Piero di Cosimo », un peu plus loin « aller chez les Pazzi »…
La phrase suivante est également troublante : « Si la liberté t’est chère , ne révèle pas que mon visage est la prison de l’amour ».
Concluons par notre phrase-titre : « Les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit »…Aucune des explications fournies par les biographes de Vinci ne nous a convaincu, Léonard ne pouvait être aussi définitif pour une simple maladie, une simple naissance, ou une simple amertume. Le débat est lancé, il nous semble que la mémoire d’un des plus grands artistes de l’Histoire le mérite…
Abel Arias est historien et enseignant. Il est l’auteur du livre “La vérité vaincra : les Médicis m’ont créé, les Médicis m’ont détruit” paru en 2012 chez Hugues de Chivré. Abel Arias: “J’ai écrit un roman, basé sur des recherches approfondies, et sérieuses, qui affirme que Léonard de Vinci est peut être le frère de Laurent le Magnifique et un fils rejeté par les Médici. Plusieurs éléments (contexte, vie, dates, oeuvres…) me permettent de l’affirmer.” L’article que nous publions est paru dans “Histoire et Batailles” n°9 de 2014.
Je vous remercie pour votre magnifique article sur le grand Leonardo. J’ai une question pour le spécialiste que vous êtes : lors d’une visite au Clos Lucé, il y a des nombreuses années, j’ai entendu un guide affirmer : si François Ier avait invité Leonard de Vinci à Amboise, c’était moins le peintre qui l’intéressait que le concepteur de machines de guerre. C’était quelques années avant la bataille de Marignan (1515).
Merci beaucoup pour votre commentaire sur mon article.
Je vais tenter de vous répondre. Léonard ne s’installe au Clos-Lucé qu’après la bataille de Marignan. François Premier l’invite en France en tant que “Premier peintre, architecte et mécanicien”. Je vais citer l’historien Marc H.Smith, pour lui “ses obligations( il reçoit une pension très importante de 1000 écus par an), n’ont guère à voir avec la peinture. Le roi lui demande plutôt, outre le plaisir de la conversation, des consultations pour des ouvrages d’architecture et des programmes pour des fêtes.” Pour résumer, le guide a donc raison en partie, mais il existe paradoxalement peu de témoignages sur Léonard…