Quand le rachat de Syngenta passe après une enquête de France 2 sur les produits chimiques

Mardi 2 février dernier, dans le cadre de l’émission «Cash investigation» produite par France 2 TV, une enquête, intitulée «Produits chimiques: Nos enfants en danger» a été diffusée sur les effets importants des pesticides sur la santé des humains, et en particulier sur les bébés et les enfants. Emission fouillée et très impressionnante, toujours consultable sur Internet.

PAR BERNARD WALTER

Les plus grandes sociétés de l’agrochimie mondiale ont été mises sur la sellette. Nommément Syngenta, Dow, Bayer et Monsanto.

Un curieux hasard a voulu que le lendemain, mercredi 3 février, le grand titre des informations dans les médias suisses était le rachat de Syngenta, entreprise suisse donc, basée à Bâle, par un groupe chinois.

En deux volets concentrés, nous avons eu sous les yeux l’agrochimie présentée sous une triple perspective: la réalité du terrain, le discours des industriels-promoteurs accompagné du discours politicien, et enfin la traduction de cette réalité par les médias à forte audience, dont la caractéristique majeure est de faire la part des choses dans un esprit de totale servitude.

Contraste saisissant. Qui renvoie finalement à un scénario qui se passe pour tout enjeu important dans le monde.

C’est peu de dire que la réalité telle que la révèle l’enquête des journalistes de France 2 est inquiétante. En plus d’un important travail de terrain, cette enquête reprend les résultats de recherches effectuées depuis un certain nombre d’années sur les effets concrets des pesticides sur l’organisme humain. Ce sont évidemment les enfants qui sont le plus exposés, étant donné qu’ils sont dans leur processus de croissance.

Les auteurs de l’enquête ont par exemple fait procéder à des analyses de cheveux d’enfants d’une école située au milieu de vignobles en Gironde. Les résultats sont «stupéfiants» par la dose de pesticides trouvés, disent-ils.

Parmi les dégâts que causent les divers pesticides épandus massivement sur les cultures, les enquêteurs citent: cancers, tumeurs cérébrales, malformations, puberté précoce et autisme.

Ce n’est certainement pas sans raison que l’atrazine, produit par Syngenta, est interdit par l’Union européenne depuis 2003, et par la Suisse depuis 2012 seulement. Mais on continue de l’utiliser dans de nombreux pays. Ce produit est un «perturbateur hormonal inquiétant» dit une étude commandée par la Commission européenne. Les femmes exposées à l’atrazine accouchent très souvent d’enfants ayant une circonférence crânienne jusqu’à 40mm plus petite que la moyenne, ce qui peut entraîner des retards mentaux!

Un autre exemple cité est le lien établi entre le pesticide chlopyrifos de Dow et l’augmentation énorme de cas d’autisme toutes ces dernières années.

Que dit-on du côté des industriels qui gagnent des milliards à ce business? Ils se disent bienfaiteurs de l’humanité: grâce à eux, on produit beaucoup plus et mieux, on apporte ainsi des solutions décisives au problème de l’alimentation dans le monde et on élimine les famines. N’appellent-ils pas ces pesticides des «produits de protection de la plante»? La firme Bayer dit son programme: «La science pour une vie meilleure».

Et que répondent-ils aux enquêtes faites sur ces produits? Mike Mack, ancien président de Syngenta, n’y va pas par quatre chemins: «Les études françaises, c’est de la science poubelle», dit-il aux journalistes de l’émission.

Ou alors ce sont des déclarations d’intention ou des généralités. Bayer déclare: «Nous prenons notre travail très au sérieux». «Ce que nous faisons, c’est de «la science pour une vie meilleure».

Il est tout de même significatif que les grands directeurs de toutes ces firmes se sont refusés à toute interview sur ces questions qu’ils devraient être les premiers à connaître. Les journalistes de France 2 ont dû à chaque fois forcer les portes pour obtenir quelques bribes de déclarations.

Ils n’ont pu discuter librement qu’avec un seul membre proéminent de la branche, Jean-Charles Bocquet, sympathique lobbyiste des industriels du pesticide, qui se regroupent à Bruxelles en une «Association européenne de protection des plantes». Mais les journalistes n’ont pas cédé à ses appels au charme, et M. Bocquet n’a pu que rester sur une défensive constante: «Nous respectons les lois en vigueur dans les différents pays. Nous respectons les normes de sécurité». «Nous sommes dans des démarches de progrès». «Les dirigeants sont de plus en plus responsables». «Ces produits sont bien plus sûrs qu’auparavant. Ils sont constamment revus et réévalués». «Il est impossible de mettre en évidence une corrélation entre une maladie donnée et des produits». «Un produit correctement utilisé ne provoque de risque ni pour l’agriculteur, ni pour le consommateur, ni pour l’environnement». Et ainsi de suite.

Et donc le jour suivant l’émission de France 2 est venue la nouvelle du rachat de Syngenta par le groupe chinois  ChemChina. Au 19h30 de la rts, le fidèle Rochebin annonce la nouvelle: «Un de nos fleurons passe en mains chinoises pour la somme vertigineuse de 43,8 milliards» (des $ US en l’occurrence.) PAS UN MOT DONC sur la nature des activités de la firme. Le terme de fleuron est repris d’ailleurs par la plupart des journaux francophones, et sans guillemets! Syngenta, c’est donc une entreprise qui fait briller glorieusement l’image de la Suisse dans le monde!

Ensuite, nous avons droit à la réaction du grand chef de Syngenta, qui pour la circonstance ne se cache pas, mais au contraire arbore un grand sourire. «Je suis enthousiaste. Le conseil d’administration a choisi une option qui peut satisfaire tout le monde. Les valeurs restent les mêmes, dans une même stratégie d’indépendance.»

Puis vient le tour du président de la Confédération, M. Schneider-Ammann: «C’est un bon deal. Les Chinois vont investir pour faire grandir Syngenta et la renforcer.»

Quant au syndicat Unia, il «reste confiant». Mais il a ses exigences. Il faut que le nouveau propriétaire donne des garanties pour que le site de Monthey reste opérationnel et garde sa ligne stratégique.

Et enfin, c’est l’analyste de la rubrique économique de la rts qui y va de son commentaire: «C’est un bon deal oui. Mais ça mérite confirmation.»

J’imagine le questionnement d’une jeune personne bien intentionnée: Que croire, qui croire, comment croire?

Pour ma part, ma religion est faite, si je puis dire: idéologie du profit et réalité sur le terrain ne font pas bon ménage. Mais quand même, ce qui fait peur dans tout cela, c’est la dose de mensonge et d’inconscience de la part des financiers, industriels et politiciens au pouvoir, ainsi que des spécialistes, «experts» et journalistes qui se mettent à leur service! Ce qui fait encore plus peur bien sûr, c’est que cette inconscience débouche sur des dégâts monstrueux sur ce qui vit sur Terre: plantes, animaux, êtres humains.

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8 commmentaires à “Quand le rachat de Syngenta passe après une enquête de France 2 sur les produits chimiques”

  1. Motarjemi 16 février 2016 at 07:23 #

    Très bien dit. De plus, pourquoi la Suisse a attendu 9 ans pour prendre des mesures contre l atrazine?

  2. Christian Campiche 16 février 2016 at 10:25 #

    Ils peuvent au moins enquêter à France 2. Cela ne semble plus le cas à Canal+…
    http://www.telerama.fr/medias/a-canal-il-n-y-aura-plus-d-enquetes-sur-les-banques-ni-sur-plein-d-autres-sujets,138321.php#xtor=EPR-126-newsletter_tra-20160216

  3. Michèle Herzog 16 février 2016 at 13:52 #

    Merci pour cet article. En effet, la situation est très préoccupante. On voit bien que les politiciens n’ont aucuns pouvoirs ou ne veulent pas avoir de pouvoir contre ces industriels. Quand la société fait un petit pas en avant (COP21 par exemple), elle fait simultanément deux grands pas en arrière. Je ne pense pas que les Chinois vont se préoccuper des dégâts résultant de l’emploi des produits Syngenta, magnifique « fleuron » de l’industrie suisse. Ce sont aussi les abeilles qui vont être contentes …
    Le seul espoir: que les vignerons et les agriculteurs comprennent que ces produits détruisent la nature, le sol, et leur santé. C’est tout-de-même très étrange que ces personnes qui aiment la nature (et en dépendent), ne soient pas beaucoup plus cohérentes. En 2015, l’hélicoptère chargé de pesticides passait systématiquement tous les mercredis matins de mai à début août autour de Grandvaux (Lavaux), sans tenir compte de la météo (été très sec …). Les traitements du vignoble sont programmés à l’avance sans se soucier de savoir s’il a plu, ce qui favorise les maladies, ou pas …

  4. Heizmann 17 février 2016 at 08:37 #

    Si l’esprit critique mérite toute notre estime , est-ce un hasard si parmi toutes ces entreprises félonnes il n’y en a pas de françaises?

  5. Le Lémanique 17 février 2016 at 13:22 #

    L’enquête menée par Cash investigation est excellente. C’est du très bon journalisme d’enquête, chapeau! Peut-être que lors du débat, il aurait été intéressant d’entendre tous les acteurs de la filière agroagricole (FNSEA et commerce de détail), mais c’est secondaire. Le journaliste qui a mené l’enquête vient de sortir un livre sur cette recherche, présenté par exemple au journal de midi de la RTS, il y a peu. En France, les villageois des zones d’épandage concernées se mobilisent avec succès.
    Je pense que nous sommes peut-être aux limites du système. La sécurité alimentaire et environnementale se mélange mal avec l’obligation de rendement et de profit, mais surtout avec le maintien voire la création d’emplois. La Suisse, Bâle et le Valais, en premier lieu, sont concernés avec Sygentha. On peut vérifier cette affirmation avec d’autres industries, comme celle du tabac ou l’énergie nucléaire, par exemple.

    Il faut avoir le courage d’affronter cette réalité. La remise en cause de ces filères industrielles nous oblige à revoir complètement nos modèles et nos existences. Sommes-nous prêts à celà? Je n’en suis pas certain.

  6. Bernard Walter 17 février 2016 at 14:42 #

    @ Le Lémanique
    Merci de votre excellent commentaire. Il ne fait que me conforter un peu plus dans ce qui est mon sentiment majeur depuis quelque temps, à savoir qu’en effet le système dominant touche à des limites. C’est un point de rupture, où nécessairement s’opère un saut qualitatif. (Le moment par exemple où l’eau devient « autre chose » , de la glace donc, sous l’effet d’une accumulation de froid.)
    Voir à ce propos ce que j’ai publié à la Méduse il y a peu: « 2015 Année charnière ». Et je compte faire un deuxième envoi sur cette lancée, tellement ce tournant me paraît se dessiner fortement, et tellement il est important que nous nous en rendions compte. Ce qui ouvre pour chacun des possibilités de devenir acteur de ce qui est en train de se tramer.

  7. Christian Campiche 17 février 2016 at 15:13 #

    Pierre-Henri Heizmann: Pertinente observation!

  8. christiane betschen 18 février 2016 at 17:23 #

    L’enquête des journalistes de F2 cite à plusieurs reprises la Suisse en tant que pays producteur de pesticides. Elle ne dit rien par contre sur les effets des pesticides en Suisse.

    Une enquête du magazine 5/2015 de l’association PRO NATURA relève qu’en Suisse la pollution de nombre de cours d’eau est inacceptable. Une étude de l’Institut de recherche sur l’eau des EPF ( Eawag ) a mesuré de très fortes concentrations de pesticides dans 5 rivières de taille moyenne. Dans les petits cours d’eau, elles sont encore plus élevées.
    Christian Stamm, co-auteur de l’étude, observe que la pression politique est faible en Suisse. L’Union Européenne applique des valeurs limites distinctes pour chaque pesticide selon son degré de toxicité alors qu’en Suisse, une valeur-limite unique est applicable à l’ensemble des produits. Sans parler des fongicides et des insecticides où les contrôles sont encore moins stricts.

    Des informations supplémentaires peuvent être trouvées sur http://www.pronatura.ch/pesticides.

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